En dix ans, le créateur français a su imposer sa patte sur les catwalks féminins. Cette saison, il tente enfin l’aventure de l’homme. Rencontre avec un dandy sensuel et rebelle à la fois.

En guise d’invitation, une simple feuille de papier blanc, pliée en trois. Et quelques lignes noircies d’une écriture filiforme. Sur la dernière, il signe et envoie toute son affection, avec cette élégance troublante des hommes qui savent encore manier les codes du passé. L’attention est touchante. Mais le geste a son prix.  » J’y ai passé deux nuits blanches « , lâche-t-il, lové dans une de ces écharpes couleur d’automne qu’il ne quitte jamais. La petite musique de sa voix douce, presque ensorcelante, a les accents métissés de ceux qui parlent plusieurs langues depuis l’enfance.  » Les lettres étaient toutes différentes, ajoute-t-il. En tout cas pour les personnes que je connais bien, qui me suivent et qui m’encouragent depuis des années.  » Dans son monde rêvé, Haider Ackermann se serait même posté à l’entrée, en lieu et place des habituels cerbères en costumes sombres qui vous trient sur le volet, prêt à accueillir ceux et celles qui lui faisaient le plaisir d’assister à la présentation de sa première  » vraie  » collection Homme, lancée trois ans après le one shot du salon Pitti Uomo, à Florence, qui lui avait alors offert une carte blanche.  » Dans la mode, tout prend de telles proportions aujourd’hui, regrette-t-il. J’aimerais pouvoir rester dans l’intime, comme cela se faisait avant. Ne convier que 300 personnes à mes défilés Femme. Ça me ferait du bien. Mais on me contredit. Pour l’Homme heureusement, comme je ne présente que dix-sept silhouettes, cela n’aurait aucun sens de faire un défilé. Ce serait même prétentieux.  » Le comble de la vulgarité pour ce créateur discret qui préfère aux spotlights de la célébrité l’anonymat des rues de Jodhpur au détour desquelles il aime à se perdre pour mieux se retrouver.

Né à Santa Fe de Bogotá en Colombie, adopté à 9 mois par un couple de Français, il passe son enfance à nomadiser en Afrique dans les pas d’un père cartographe qui entraîne sa famille au Tchad, en Ethiopie et en Algérie. De ces errances de gosse libre, il a gardé des souvenirs diffus de lumières et de couleurs vives que le ciel gris des Pays-Bas de son adolescence n’éteindra jamais. Des images de femmes longilignes aussi, drapées dans des mètres de tissus et pour toujours mystérieuses.  » Là-bas, un tour de main suffit pour s’habiller, glisse l’ami de l’actrice Tilda Swinton qui est aussi la meilleure ambassadrice de ses créations. Quand j’y pense, peut-être que nous nous compliquons inutilement la vie, ici, avec tous nos patrons.  » Passé par les bancs de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers – un cursus qu’il n’achève pas faute d’avoir fait preuve d’assez d’assiduité -, c’est sur le tas qu’il apprend le métier, chez John Galliano d’abord, Wim Neels et Bernhard Willhelm ensuite. Encouragé par Raf Simons, le Belge qui dirige aujourd’hui la création de Dior, il se lance sous son nom propre en 2003 et s’associe deux ans plus tard avec Anne Chapelle, CEO de bvba 32 qui finance déjà le travail d’Ann Demeulemeester. Le succès ne le lâchera plus. Adoubé par Karl Lagerfled qui parle de lui comme de son seul successeur possible chez Chanel, pressenti pour prendre la direction artistique de Maison Martin Margiela puis de Dior en pleine  » affaire Galliano « , le créateur, qui partage sa vie entre Anvers et Paris, choisit de poursuivre à son rythme la construction de sa maison, en proposant depuis cette saison sa vision de l’Homme, dandy à fleur de peau qui lui ressemble tellement. Explications.

Comment avez-vous abordé cette première collection masculine ?

De manière beaucoup plus sereine que lorsque je travaille la Femme. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas d’embellir un homme mais de définir une attitude, une gestuelle, un style. Les deux facettes de mon univers sont finalement assez complémentaires. Ce n’est pas un hasard si j’ai fait porter certaines de mes silhouettes par des filles lors de la présentation de la collection automne-hiver 2014. C’est ma manière à moi de démontrer que toute femme peut s’approprier le vestiaire masculin. Il n’y a rien de plus séduisant à mes yeux qu’une femme qui vole la chemise de son amant après avoir passé le nuit avec lui.

Finalement, comme lors de votre carte blanche présentée au Pitti Uomo en 2010, à Florence, il s’agit de cerner les contours de l’homme qui se cache derrière la femme Ackermann ?

En effet, en me promenant dans les palazzos florentins déserts, je me suis imaginé une femme seule déambulant dans ces salons. Je me suis demandé à quoi pouvait ressembler l’homme qu’elle attendait. La suivait-il dans tous ses voyages, dans toutes ses folies ? Les premières silhouettes masculines sont nées presque par hasard en fait.

Mais avant, cela ne vous avait jamais tenté ?

Parfois, lorsque je repérais une étoffe qui me plaisait, une soie, un brocard, je demandais à mon équipe de me faire un pantalon pour que je le porte.

Donc, l’Homme Ackermann, il vous ressemble pas mal en fin de compte ?

C’est en tout cas ce que j’ai entendu dire après la première présentation ! Cela me paraissait tellement égocentrique comme approche que j’ai essayé de me mettre en décalage par rapport à lui lorsque j’ai imaginé la collection de l’hiver prochain. En proposant notamment des pantalons très étroits que je ne pourrais jamais porter. Mais bien sûr, il m’est proche, quoi que j’y fasse.

Comment le voyez-vous évoluer ?

J’espère qu’il va embellir, qu’il va s’affirmer, mais il restera dans le même registre. Certains créateurs se font violence chaque saison pour raconter une nouvelle histoire, d’autres sont dans la continuité. Je suis plutôt de ceux-là. J’espère en tout cas qu’il sera là un certain temps parce que je l’aime bien.

Avez-vous hâte de découvrir comment les quidams vont s’approprier vos vêtements ?

Que le résultat me plaise ou pas n’a pas beaucoup d’importance tant qu’ils les portent à leur manière. Le total look me déplaît. C’est le signe d’un manque évident de personnalité. Une présentation n’est qu’une proposition. Ce que j’ai à dire à ce moment-là. Ce n’est même pas comme cela que je m’habillerais moi.

D’ailleurs, dans votre dressing, on trouve quoi ?

De nombreuses écharpes de tous mes voyages. Des tee-shirts de mon enfance abîmés par le temps et dont je n’arrive pas à me séparer. Ma mère pense parfois que j’ai l’air d’un clochard. Un jour, dans la gare d’Anvers, un type m’a jeté des pièces et pourtant j’étais tout en cachemire ! Ça m’a beaucoup amusé. Mais finalement, il y a peu de choses dans mes armoires car je déteste le shopping, ça me rend nerveux. Heureusement, j’ai la chance de pouvoir faire un peu de repérage pendant les défilés. Il y aura donc toujours dans mon dressing quelque chose de Lanvin car Lucas (NDLR : Ossendrijver) est mon ami. Il y aura toujours du Junya Watanabe ou du Comme des Garçons. Et un peu de Saint Laurent pour la beauté du nom.

Avez-vous une idée du nombre d’écharpes que vous possédez ?

Pas précisément, mais plus de 200, ça c’est sûr. Elles sont classées par matière et par couleur mais en fait, je porte toujours les mêmes. Je sors rarement sans, même en été. C’est une forme de protection. Je peux me cacher derrière, me draper dedans. Elles sont toutes très longues.

L’homme a le vent en poupe en ce moment. Comment expliquez-vous cet intérêt soudain qu’il aurait pour la mode ?

Nous sommes tous observés, regardés. Nous sommes donc forcés de prendre davantage soin de nous. Les femmes ont toujours connu cela mais les hommes aussi doivent désormais se prêter à ce jeu-là.

C’est le bon côté d’une mauvaise chose alors ?

Le très bon côté d’une très mauvaise chose, même ! Je ne suis pas sur les réseaux sociaux mais je vois bien les gens autour de moi qui passent leur temps à se photographier. Le regard des autres peut être très violent. La crise a aussi tendance à exacerber les individualités. Il est plus facile du coup pour un créateur de mode de proposer des vêtements plus singuliers.

Quelle figure masculine rêveriez-vous ou auriez-vous rêvé d’habiller ?

J’ai toujours été fasciné par Helmut Berger, l’acteur culte de Visconti. C’est le dandy par excellence. Incompréhensible. Inaccessible. C’est un homme d’une décadence absolue qui a, excusez-moi l’expression, baisé les plus belles femmes au monde et les plus beaux hommes aussi. Il était séduisant, toujours un peu écorché, mais d’une beauté irrésistible. Il y avait quelque chose de très sauvage dans le fait qu’il semblait toujours en partance, toujours prêt à s’échapper.

Vous vous retrouvez dans cette figure du nomade romantique ?

C’est plus compliqué que cela. Je n’apprécie pas d’être nomade, j’aurais aimé me poser plus. Mais quand, depuis l’enfance, on prend l’habitude de voyager continuellement, au bout d’un moment, quand les choses se rangent, on ressent le besoin de reprendre ses valises et de repartir. C’est une force contre laquelle on ne peut pas lutter.

Faut-il être un peu rebelle pour créer ?

Il faudrait mais l’époque nous dicte le contraire. Et je ne parle pas seulement des pressions commerciales. Le plus dur, c’est la pression tout court, le fait qu’il faut être là à dates fixes, être toujours dans la séduction, se faire désirer.

Avoir du style, c’est quoi pour vous ?

Le beau langage, c’est ça le style ! Une personne qui parle bien est tellement agréable à écouter. Et moi, j’adore écouter les gens. J’ai des amis qui ont un vocabulaire d’une richesse absolue et je trouve cela merveilleux. J’aimerais avoir ce talent-là. La langue vous transporte, elle vous fait voyager.

Vous avez un côté inclassable, finalement. C’est ce qui vous rend si singulier ?

(Il rit.) Mon parcours en dit déjà long sur ce que je suis : mes parents sont Français, je suis Colombien, je suis de partout et c’est donc compliqué de me mettre dans une petite case. Je porte en moi toutes les influences que j’ai subies et qui se retrouvent dans mes collections. Sans que je sache vraiment expliquer pourquoi.

Vous êtes récemment retourné en Colombie, ce que vous aviez longtemps refusé. Ce voyage vous a-t-il transformé ?

Ce n’est jamais facile d’affronter son passé. Un jour, je me suis senti prêt, parce que j’étais bien entouré, parce que mon travail m’avait permis de me poser quelque part. Il fallait aussi que je le fasse sans trop tarder pour pouvoir emmener mes parents. Je leur devais bien cela. C’était important pour moi de les inviter là-bas. J’en rêvais depuis très longtemps. Si je devais faire ce voyage, il fallait que mes parents, mon frère, mes ex-partenaires le fassent avec moi. Nous sommes partis tous ensemble. Finalement, mon passé reste et restera toujours un mystère pour moi, même si, aujourd’hui, quand je rencontre d’autres Colombiens, je me comprends un peu mieux. Mes parents aussi me comprennent mieux.

Etes-vous un grand rêveur ?

Oui ! Je passe des nuits blanches à rêver éveillé. Plusieurs fois par semaine.

Et vous rêvez de quoi, si ce n’est pas indiscret ?

(Il rit.) Non, pas du tout, il m’arrive de rêver d’une autre vie que je pourrais mener. Quand je suis en errance dans les rues la nuit, je me suis déjà fait dans ma tête les plus beaux défilés qui soient. Rêver, c’est ce qui me fait avancer, la réalité se charge de me ramener sur terre. C’est aussi une forme de nomadisme finalement.

Travailler un jour pour une autre maison que la vôtre, en rêvez-vous aussi durant vos promenades nocturnes ?

Bien sûr ! Je connais assez bien mon répertoire à moi. Mais avec les codes de certaines maisons, je pourrais faire en sorte que ma Femme soit beaucoup plus élégante et plus sophistiquée que celle que je dessine là. Et ça me dirait bien. Maintenant, quand je vois comment les chaises tournent, je suis un peu moins tenté. Ça enlève une part de magie.

Si vous pouviez changer quelque chose à votre parcours, le feriez-vous ?

J’aurais aimé avoir davantage confiance en moi. Ce manque de confiance, c’est mon pire ennemi. En tant que gamin adopté, j’ai dû apprendre à vivre avec la peur de l’abandon et du rejet. Tout l’amour que mes parents peuvent me donner, et Dieu sait s’ils m’en donnent, ne peut rien y changer. Cette angoisse est ancrée en toi.

Le monde de la mode est-il cruel envers ceux qui la font ?

Pas plus que celui de la danse ou du cinéma, quand j’entends ce que mes amis qui y travaillent me racontent parfois. Les gens nous imaginent aux prises avec des rivalités terribles. Ce n’est pas du tout ce que je vis. Grâce à mon métier, j’ai fait des rencontres délicieuses.

Après les compliments de Karl Lagerfeld à votre égard, vous n’avez vraiment entendu que des réactions bienveillantes ?

Je crois, oui. Du moins c’est ce qu’on m’a dit. J’ai la chance d’être entouré d’amis que j’ai depuis la nuit des temps et qui me protègent de tout cela. Karl, pardon, Monsieur Lagerfeld me soutenait depuis des années déjà, mais en coulisses. Il m’envoyait des orchidées une minute avant le début du défilé, c’était sa manière à lui de me rappeler :  » Haider, tiens-toi droit !  » Je n’ai jamais parlé avec lui de cette déclaration qui a pris des proportions insensées. Je crois que c’était juste sa façon à lui de dire :  » Faites attention à ce gamin-là, regardez-le.  » C’est tout.

Est-ce que cela vous a forcé à vous remettre en question, que vous le vouliez ou non ?

Oui, tout à coup, les gens vous prennent au sérieux. Quand on a tendance à manquer de confiance en soi, on arrive à mieux surmonter ses angoisses parce que d’autres – et pas n’importe qui – vous disent finalement qu’ils croient en vous.

PAR ISABELLE WILLOT

 » Le total look me déplaît. C’est le signe d’un manque évident de personnalité.  »

 » Il n’y a rien de plus séduisant à mes yeux qu’une femme qui vole la chemise de son amant.  »

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