Marijke De Cock, l’artiste brodeuse de Dries Van Noten: « Je pense avec mes mains »

© Niccola Van den Heuvel
Anne-Françoise Moyson

Depuis vingt ans, Marijke De Cock crée les broderies et les bijoux pour les collections de Dries Van Noten. Désormais, son savoir-faire s’exprime aussi dans des bas-reliefs perlés et monochromes. Exposée à Anvers, elle chemine avec sérénité dans ce nouveau parcours d’artiste.

On s’est assis d’emblée dans sa cuisine, à la grande table en bois patinée, parce que c’est ici qu’elle travaille. Ou là, à même le sol, sur le parquet du salon, à quatre mains, avec son homme, l’architecte Rodriguez Debal. Et parfois aussi presque en voisine, chez Ben Storms dans son Haptic House, au bord du Rivierenhof, de ses 135 hectares de verdure, de ses étangs calmes, de sa roseraie, de ses arbres précieux. Dans la maison familiale, circa 1930, les vitraux des portes sont d’origine. Ils jettent leur éclat coloré sur les bureaux de ses deux petits, qui trônent dans le séjour, ils datent des années 80 et furent conçus par les parents de Marijke, architectes d’intérieur – les chiens ne font pas des chats. «Ma mère m’a toujours raconté qu’enfant, j’avais déjà ce besoin de créer avec mes mains. En réalité, je pense avec mes mains.»

«TOUT JETER ET RECOMMENCER»

Ce n’est pas la mode en soi qui l’attirait mais le processus en amont, artisanal: s’emparer de la matière, la façonner, la transformer, la magnifier, procéder par essai-erreur. Elle se voit encore, étudiante à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, teindre ses tissus dans la baignoire de son kot, dessiner sur les étoffes et broder, déjà. Elle n’a rien oublié de l’enseignement de Walter Van Beirendonck, qui lui sert encore aujourd’hui de fil conducteur. «Il m’a appris à regarder mon travail. Il nous proposait de faire un pas en arrière, d’analyser le bon et le moins bon, le carrément mauvais, de se demander ce que l’on pouvait en faire, de peut-être tout jeter à la poubelle et de recommencer.» La meilleure manière de ne pas s’enfermer, de se laisser porter par le flot créateur, sans avoir peur de la surabondance ni des choix stricts à poser ensuite. «C’est devenu très naturel pour moi. Et j’y trouve les racines de ma manière de créer.»

Marijke De Cock
– Elle naît en 1980 à Tienen et étudie au Sint Jozefs college Aarschot.
– De 1998 à 2003, elle fait un Master en Fashion design à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers.
– En 2003, elle entre chez Dries Van Noten comme embroidery designer womenswear.
– Cinq ans plus tard, elle crée ses premiers bijoux pour Dries Van Noten.
– En 2021, elle réalise sa première expo solo à Anvers, The Act of a Line – handmade artefacts.

marijkedecock.be

Son diplôme en poche, en 2003, elle entre chez Dries Van Noten, dans cette maison comme faite pour elle. Elle y est chargée des broderies, apprend le métier, voyage en Inde, travaille avec des ateliers à Calcutta où les brodeurs se transmettent leur savoir-faire de génération en génération, c’est évident, ils parlent la même langue qu’elle. Sur cette terre de grands contrastes et d’exubérance, elle expérimente aussi ses premiers bijoux. «Parmi tous les bocaux de perles qui s’entassent du sol au plafond dans l’atelier, j’ai trouvé des petits cubes en verre qui me fascinaient. J’ai commencé à les assembler pour en faire quelque chose de tridimensionnel.» C’était il y a quatorze ans, depuis, Marijke a arpenté d’autres territoires, façonnant le métal, pour mieux revenir à ses premiers amours. La preuve avec ce collier qui en jette, qu’elle a pensé pour ce printemps-été 22. Elle feuillette le lookbook de la collection de Dries, s’arrête sur les photos de ses déclinaisons en broche, en bracelet et va chercher son prototype qui décore un vase posé sur la cheminée du salon. On y reconnaît le geste de sa main, sa façon d’occuper l’espace, tout en délicatesse. Les perles de verre se marient à des bouts de scoubidous en plastique, on dirait une anémone de mer.

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Solo B.05, exposé chez St. Vincents sous le titre générique The Act of a Line. «L’œuvre de Marijke De Cock est audacieuse, légère et lumineuse.»

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Solo B.05, exposé chez St. Vincents sous le titre générique The Act of a Line. «L’œuvre de Marijke De Cock est audacieuse, légère et lumineuse.»

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Solo B.05, exposé chez St. Vincents sous le titre générique The Act of a Line. «L’œuvre de Marijke De Cock est audacieuse, légère et lumineuse.»

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Solo B.05, exposé chez St. Vincents sous le titre générique The Act of a Line. «L’œuvre de Marijke De Cock est audacieuse, légère et lumineuse.»

SOLO, ASSEMBLAGE, COLLAGE

En décembre et janvier derniers, Marijke De Cock exposait pour la première fois à Anvers, chez St. Vincents, où elle a accroché ses Solo, Assemblage et Collage. Ce galop d’essai, elle l’a appelé The Act of a Line – handmade artefacts, un titre qui contient son propos, sans le référencer surtout. C’est le résultat heureux d’un cheminement qui pourrait avoir trouvé son origine dans un burn-out qui l’épuisa. Tout commence en 2019, au bord de la piscine communale, alors qu’elle attend patiemment que sa fillette apprenne à nager. Presque intuitivement, elle ouvre un petit carnet qui ne la quitte jamais. Au crayon et au feutre noir, elle se met à gribouiller. Ou plutôt à tracer spontanément des lignes légères, parfois hésitantes, irrégulières, imparfaites. Sur du papier brun, elles déroulent en 2D le fil de ses pensées très libres. Comme une méditation, en somme, Marijke acquiesce. Mises bout à bout, l’une à côté de l’autre, elles pourraient constituer le paysage intime de son esprit vagabond. On peut aussi les faire siennes, c’est une invitation, car le non-figuratif permet de donner à voir ses propres rêveries, ses propres démons, apprivoisés ou non.

Comme souvent, quand on a un trésor sous les yeux, on a le regard brouillé. Pareil pour Marijke De Cock. Que faire de ces petits dessins qui ne dépassent guère les 10 centimètres? «Cela a été un long processus. Je sentais qu’il me manquait quelque chose, je trouvais que la broderie était un peu trop au service du vêtement. Et puis un jour, j’ai été boire un café avec Ayush, le directeur de l’atelier indien avec lequel je travaille pour Dries. Je le connais depuis longtemps et j’ai énormément de respect pour lui. Il est très attaché à protéger les savoir-faire, à partager les connaissances et à former les jeunes à la broderie et au tissage. Il m’a alors posé cette question: «Quel est ton rêve?» Je lui ai répondu que je voulais utiliser la broderie autrement, agrandir mes dessins, les perler en volume… Il m’a dit: «OK, envoie-moi tes projets et je les réalise dans mon atelier.» Voilà comment tout a commencé.»

‘ Je sentais qu’il me manquait quelque chose, je trouvais que la broderie était un peu trop au service du vêtement.’

Rien n’est alors encore très clair pour l’artiste en devenir. Quand Marijke De Cock reçoit les premières créations brodées avec minutie qui répondent parfaitement à ses instructions détaillées, «une grande incertitude» s’empare d’elle. Comment transcender ces morceaux de tissus, en lin ou en coton, qui même enrichis lui paraissent de peu d’intérêt? «Je les ai laissé traîner longtemps sur un coin de table, dans la cuisine. Et puis avec mon homme, on les a assemblés, comme un puzzle qu’on a placé sur un support en bois. C’était l’été, j’ai croisé Ben Storms, qui habite pratiquement derrière le coin. Je lui ai parlé de mon projet, il était curieux. Personne n’avait encore rien vu. Je lui ai montré mes premières pièces, il était enthousiaste. Il a pris quelques photos, les a envoyées à Henri Delbarre et Geraldine Jackman de St. Vincents. Trois jours plus tard, ils me proposaient une exposition solo. «Tu occuperas, m’ont-ils dit, tout l’espace que tu désires».» «Le potentiel était évident, précisent-ils a posteriori. Nous sommes toujours viscéraux quand nous choisissons d’inclure de nouvelles œuvres à notre sélection. Celles de Marijke sont audacieuses, légères et lumineuses. En créant des volumes hypnotiques avec un matériau traditionnellement utilisé pour ennoblir les vêtements, elle repousse les limites.» On sait avec quel succès.

Il a fallu du temps à Marijke De Cock pour s’autoriser à suspendre ses œuvres dans son salon. Elle y a accroché deux grands formats et un autre plus petit, dans ses chromies préférées, les seules qu’elle utilise. Ses perles sont iridescentes, jaunes, noires et bleu royal «parce que c’est la plus belle des couleurs et que je l’ai toujours aimée». Ses bas-reliefs qu’elle a jugés dignes de grimper ainsi aux murs côtoient le château de princesse de sa fillette de 5 ans et les bricolages de son aîné, 7 ans, qui a hérité d’elle cet amour des sequins, des cuvettes, des paillettes, du minuscule qui tient à un fil. Elle reconnaît que lui aussi pense avec les mains, serait-ce génétique? Sa seule certitude tient dans la puissance salvatrice du geste, de ses esquisses sinueuses, de ses lignes parfois irrégulières transcendées par le patient perlage, l’ancestral artisanat.

Work-in-progress.  L’artiste agrandit ses «doodles», et une fois brodés, les assemble comme des puzzles.
Work-in-progress. L’artiste agrandit ses «doodles», et une fois brodés, les assemble comme des puzzles. © SDP

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