De là-haut, Alix Grès, reine du drapé et des plissés célestes, a sûrement le sourire. La résurrection de sa griffe s’effectue en puissance et qualité, par l’un de ses fervents admirateurs : le zen mais zélé Koji Tatsuno.

Carnet d’adresses en page 179.

L e style et l’image de la célèbre Alix Grès (1903-1993), qui marqua d’une empreinte magistrale, au xxe siècle, la mode en général et la haute couture en particulier, méritaient une résurrection à la mesure de son talent. C’est au créateur Koji Tatsuno que les responsables de la maison Grès ont confié cette mission pas cousue de fil blanc. La collection de l’hiver 03-04 rend hommage à l’impératrice du drapé ( NDLR : à l’instar de la réinterprétation d’un texte magnifique et ancien, le fond demeure mais la forme évolue) tout en y injectant une modernité empreinte de douceur et de mobilité. En transposant l’héritage de Grès dans le millénaire nouveau via, notamment, des techniques perso comme le tissu travaillé en trompe-l’£il, Koji Tatsuno a su éviter le piège du  » copié-collé  » et des archives de mode mal dépoussiérées.

Dans un joyeux patchwork de matières et de tons, le Japonais, qui vit en Europe depuis vingt ans, jongle bien sûr avec le jersey de soie û la matière-fétiche de Madame Grès û, mais aussi avec le velours de soie, le jersey de cachemire, la peau lainée, le velours grosses côtes, la laine mêlée de soie, la viscose, le polyamide ou l’organdi. Côté couleurs, il vogue de la sobriété à la pétillance absolue, puisant tour à tour dans les ressources du noir vibrant, du blanc virginal, de l’angélique argenté mais aussi du chocolat, du rose, du mauve, du bleu, du cuivré, du rouge et de l’orangé… Tout cela au service des capes, blousons un brin eighties, tuniques à manches chauves-souris où le poids des textures s’offre un pas de deux avec la pondération des drapés, petites robes aux réminiscences Art déco ou sixties, pantalons-leggings dont la sobriété s’accommode des ballets bariolés qui ornent corsages et longues chemises asymétriques… Entre la patte de Koji et le souvenir sculptural d’Alix Grès, il y a un indéniable air de famille.  » Mon apport et le sien dans cette collection s’effectuent à parts égales « , confie le créateur.

Artiste hors du commun, Alix Grès suscitait, et c’est toujours le cas, l’admiration de ses pairs : à l’instar d’une Coco Chanel, d’une Madeleine Vionnet, d’une Elsa Schiaparelli ou, bien plus récemment, d’une Jil Sander, ce petit bout de femme au profil aquilin, la tête généralement coiffée d’un turban, possédait une sacrée étoffe. Elle connaissait, mieux que personne, la manière de sculpter les drapés à même le corps, les plissés semblant  » couler  » sur l’ossature délicate des femmes et les tissus si astucieusement disposés sur la silhouette qu’on les aurait crus animés d’une vie propre. Maîtrisant d’une façon simultanément moderne et antique l’art du plissé, elle jetait un regard aigu sur les nouveautés de son temps puis les distillait dans ses créations sans virer à l’excentricité imbécile. Alix Grès fut l’une des premières, par exemple, à développer sous le volet de la haute couture une allure sportswear chic plutôt avant-gardiste pour cette première moitié du xxe siècle. Plus tard dans sa carrière, elle a développé une passion pour les vêtements ethniques (kimonos, caftans, burnous) et leur palette de couleurs héritées des horizons lointains.

Les premières amours de Germaine Barton û le vrai nom d’Alix Grès û, se portent vers la sculpture, au grand dam de ses parents issus de la bonne bourgeoisie française. Du coup, la demoiselle se dirigera vers le modélisme : dès 1933, elle voit ses silhouettes publiées aux premières pages de  » Vogue  » et l’année suivante, elle rejoint la maison de mode  » Alix  » ( NDLR : elle en fera son nouveau prénom, empruntant le nom de Grès au pseudonyme de son mari, le peintre, Serge Czerrefkow). Sept ans plus tard, l’ambitieuse allurée ouvre sa propre maison de couture rue Saint-Honoré. Et cela marche car l’intéressée est têtue û ses parfums phares ne se nomment-ils pas Cabotine et Cabochard ? û, impertinente sans impolitesse, dotée d’une intelligence acérée et d’un verbe qui ne l’est guère moins. Pour preuve en 1943, la mutine mordue de mode présente, au nez et à la barbe de l’occupant allemand, une collection franchement cocardière baptisée  » Bleu, Blanc, Rouge « . Résultat, la maison doit immédiatement mettre la clé sous le paillasson. Pas pour longtemps, car deux ans plus tard, à la Libération, une clientèle ultra-chic s’y engouffre à nouveau, séduite par l’inventivité, l’allure mi-sophistiquée mi-décontractée de cette  » grande petite dame  » qui manie, tel un sculpteur sa glaise, le drapé flou et la coupe rigoureuse.

Lorsque le  » businessman  » Bernard Tapie lui rachète son nom et sa griffe en 1984, Alix Grès glisse doucettement dans l’oubli : la mode est aux carriéristes à carrures agressives, aux yuppies bardés de bretelles, aux styles post-punk, new-wave et gothique chic… Autres temps, autres m£urs. Décédée en 1993 ( NDLR : le  » revival  » de son label coïncide avec son centenaire), Madame Grès fait l’objet, peu de temps après, d’une excellente expo-rétrospective organisée par le Metropolitan Museum of Art de New York. Dans l’intervalle, en 1988, le groupe japonais Yagi Tsusho avait racheté la compagnie dans le but de développer, selon une prudente politique des petits pas, la marque sur le marché nippon uniquement : accessoires, souliers, prêt-à-porter féminin et masculin contribuent déjà à réveiller un label que les jeunes générations avaient quasi rayé de leur mémoire. Voici un an, les actuels responsables de la Maison Grès décident de se redéployer internationalement, histoire de conférer un punch supplémentaire à la célèbre griffe parisienne. La création vestimentaire n’étant pas le premier fer de lance dudit groupe, il décide alors de confier la direction artistique de Grès à un professionnel du cru : Koji Tatsuno. Celui-ci affiche déjà un solide know-how dans l’univers de la mode.

Artiste pluriel, à l’origine, en 1983, du lancement de la marque Culture Shock à Londres, Tatsuno a, parmi bien d’autres choses, présenté ses propres collections à Paris et Milan, £uvré plusieurs saisons pour le label parisien pointu Et Vous, dessiné des costumes pour le théâtre et le cinéma ainsi que du mobilier. Sans oublier l’exposition, dans des galeries d’art situées aux quatre coins du globe, d’un travail artistique aussi riche qu’éclectique.  » Je n’avais jamais rencontré les responsables de Grès auparavant ; on nous a présenté et le courant est immédiatement passé, constate Koji Tatsuno. Il est vrai que j’ai toujours éprouvé une grande admiration pour cette griffe-là. Par le passé, il m’est arrivé d’avoir été contacté par d’autres maisons de mode parisienne désireuses, elles aussi, de réveiller leur style. Mais je n’avais pas réellement accroché car souvent, il s’agissait de bouleverser, voire de supprimer tout ce qui composait l’esprit des marques en question. En ce qui concerne cette première collection qui réanime, en quelque sorte, le label Grès, nous avons opté pour une présentation en showroom, plus confidentielle qu’un défilé plein de tralalas. Notre société n’a pas les moyens financiers d’un LVMH ou d’un Gucci Group. Alors, au lieu de partir dans des spectacles délirants, il nous fallait jouer la carte du réalisme et nous nous sommes d’abord attachés à retravailler l’image de la boutique mère sise rue Saint-Honoré, l’authentique salon d’Alix Grès en fait.  »

Cette remise à neuf, cornaquée par Koji Tatsuno, a un parti pris : celui de la simplicité, concept cher à la couturière disparue. Pierres de Paris au rez-de-chaussée, parquet Versailles à l’étage (où se trouvent les salons d’essayage), murs gainés de suède grège ou tapissés d’immenses miroirs, plafonds couronnés de corniches circulaires diffusant un halo lumineux, mobilier transparent, écrans de Plexiglas cannelé qui diffractent les lumières de la rue… L’ambiance est feutrée et légère, pointue dans ses détails et intemporelle dans la sérénité qu’elle exhale.

 » Ces transformations achevées, nous avons présenté, dans ladite boutique et de manière assez privée, la toute première collection Grès animée par mes soins « , poursuit Koji Tatsuno. Ce défilé, épatant bien que sans esbroufe, a récolté les éloges émanant de la presse spécialisée, des acheteurs et des autres caciques de la mode parisienne.  » Je revendique mon interprétation personnelle de la philosophie vestimentaire de Madame Grès : bien sûr, on ne peut échapper à un raisonnement créatif aussi génial et puissant mais aujourd’hui, et depuis près d’un demi-siècle, c’est le prêt-à-porter qui prime. Alors qu’au temps de Madame Grès, la haute couture occupait le haut du pavé, avec ses centaines de gestes manuels comme les plissés travaillés à même le corps, l’emploi de jersey de soie somptueux ou de matières assimilées mais qui, finalement, révélaient un tombé assez raide. En outre, ce genre de virtuosité vestimentaire ne peut être réalisé que par la haute couture, presque à la manière des cuirasses que l’on martelait à même le torse des légionnaires romains.  »

Dans les années 1970 et au début de la décennie suivante, Alix Grès a imprimé à son style une plus grande contemporanéité, en se passionnant pour les kimonos, les caftans, les burnous qu’elle retraduisait selon ses propres règles : son approche des drapés a dès lors acquis une fluidité, une mobilité particulières.  » Après tout, rien ne cristallise mieux le mouvement qu’un drapé ou un pli sur un vêtement. Moi aussi j’aime, par exemple, mélanger l’origami ( NDLR : l’art traditionnel du papier plié au Japon) à des formes contemporaines et concoter des  » ponts vestimentaires  » entre mes origines asiatiques et ma culture occidentale.  »

Cette approche créative, qui sera la dernière de la longue carrière d’Alix Grès, a sensiblement inspiré Koji Tatsuno dont û hasard ou coïncidence ? û les premières collections éponymes démarrent lorsque le nom de Grès glisse doucement dans l’oubli.  » Depuis longtemps, le travail de Madame Grès constitue l’une de mes références fondamentales. La technique du plissé, les recherches sur les matières et le volume du vêtement, les effets architecturaux que certaines pièces peuvent dégager m’ont toujours fasciné. J’ai sans cesse, dans mes collections personnelles comme pour les autres marques avec lesquelles j’ai collaboré, voulu utiliser ces savoir-faire en les replaçant dans un contexte actuel.  » Le bon sens oriental de Koji Tatsuno, mêlé à une pétulance occidentale acquise au fil des nombreuses années passées sur le continent européen, lui confère une personnalité pleine de retenue et d’humour franc.  » Un drapé reste un drapé sur le plan technique, mais la façon dont vous avez décidé de préparer, de malaxer, de dompter le tissu puis de l’harmoniser à la silhouette n’appartient qu’à vous. Dans les années 1950, de pareilles prouesses de modélisme restaient l’apanage de la haute couture et se destinaient à une élite de femmes qui changeaient plusieurs fois de tenues sur la journée en fonction de leurs diverses obligations mondaines. Moi je veux de l’air et de la liberté dans les pièces que je crée pour la maison Grès ; je ne me vois pas ne pas tenir compte de la femme, active et polyvalente, qui va les porter. Je conçois mes vêtements pour des personnes normales, pas pour des poupées de luxe. Le passé de la griffe m’apporte des myriades de choses que j’ai grand plaisir à inclure dans mon propre processus artistique mais je dois £uvrer en fonction des besoins et des désirs des femmes du xxie siècle.  »

Cela dit, la maison Grès envisage, une fois que les collections de prêt-à-porter seront bien arrimées à leur nouveau paquebot, de développer un petit département dévolu à la haute couture.  » Je dois avouer que le geste artisanal et toute la minutie, la personnalisation et la noblesse qu’il implique, me botte assez.  » En parlant de geste artisanal, notons que la fabrication des matières, les techniques d’apprêt et la confection des vêtements ont été confiées exclusivement à des ateliers français pour leur vaste expérience et les spécificités de leur savoir-faire.  » Je trouve qu’il faut utiliser le talent des gens du pays où l’on travaille û après tout, la mode est et reste un des fers de lance du patrimoine de ce pays û, plutôt que de délocaliser à toute berzingue « , déclare Koji Tatsuno qui vit à Paris depuis huit ans. Ce constat prouve que l’on peut, en mode ou dans tout autre type d’industrie, mêler des influences extérieures à un patrimoine ancien sans mettre les divers acteurs de cette délicate alchimie dans une situation infernale. Et même réussir, à force de ténacité, à les envoyer, en quelque sorte, au septième ciel…

Marianne Hublet

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