Il n’y a que lui pour créer des meubles élégants, légers, durables même, tout en rêvant à voix haute de jardins suspendus futuristes et d’un hôtel volant à bord duquel on ferait le tour de la Terre. Rencontre avec un designer visionnaire.

Il se dit timide au point de n’être pas du genre à pousser les portes des éditeurs pour aller vendre ses idées. C’est vrai qu’on le voit mal jouer des coudes, donner de la voix, taper du poing. Il n’a pas besoin de cela pour convaincre. L’humanité ne s’abrite pas, chez Jean-Marie Massaud, derrière une fausse contenance. La poignée de main franche, le sourire, – une  » banane  » réjouie qui fait pétiller ses yeux noisette -, vous mettent d’emblée en confiance. L’homme a les idées claires, le discours construit, sans être pédant. Il sait aussi ce qu’il vaut. Les plus grands – B&B, Cassina, Poltrona Frau, Serralunga, en têteà – le plébiscitent. Parce qu’il crée du beau qui séduit, sans mettre trop à mal pour autant les ressources de notre petite planète, on écoute en haut lieu ses envies de changement aussi radicales soient-elles. Ce vendredi de janvier dernier d’ailleurs, la nature tenait à lui donner raison, à sa manière. Des rafales de vent violent faisaient trembler la tente abritant l’exposition consacrée à ce visionnaire passionné, élu créateur de l’année 2009 par les organisateurs du salon Maison & Objet, à Paris.  » Vous voyez, sourit-il, un brin inquiet en voyant tanguer les structures, ça ne peut plus durer. La consommation telle qu’on la conçoit aujourd’hui est une drogue dure. Il est temps de refuser la croissance quantitative au profit d’une croissance qualitative. Refuser la dictature de la mode, du logo, du nom qui fait vendre.  » S’en suit alors une heure d’échange sans langue de bois. Best of.

Weekend Le Vif/L’Express : On sent que l’hypermédiatisation du design et de ses acteurs vous agace. Pourtant, vous êtes aussi un  » designer star « à

Jean-Marie Massaud : Il faudrait d’abord s’entendre sur la définition que l’on donne du design : pour beaucoup de gens, c’est juste une activité cosmétique. Ce n’est pas mon sentiment bien sûr, mais le briefing que vous recevez de la plupart des directions de marketing, c’est en gros, de maquiller des produits pour les rendre plus attractifs. Il faut de l’image, pour faire de la réclame, être visible et faire vendre. Je milite pour une autre idée du progrès, pour un système qui ne soit plus basé sur l’idée de  » l’avoir  » comme seule promesse de bonheur. Grâce aux urgences écologiques, grâce à l’électro-choc de la crise, j’ai bon espoir que l’on puisse réaliser les mutations nécessaires. Mais cela ne se passera pas sans douleurà

Comment comptez-vous vous y prendre pour bousculer le système ?

En proposant de nouveaux scénarios de vie. Le design contient, par essence, l’idée de projet, de progrès. En créant du mobilier, je suis dans une forme de design médiatique. Je suis un  » spécialiste du beau  » – mettez bien ça entre guillemets – et en ce sens, je rassure ceux qui sont dans l’économie de l’image, parce que je propose des choses séduisantes. C’est le prix à payer pour être connu, pour avoir du poids, de la crédibilité, pour être un leader d’opinion et avoir prise sur les leviers qui permettent, ensuite, d’agir, de proposer du contenu. En réfléchissant, par exemple, à des objets qui apportent plus de légèreté dans notre quotidien, qui ont un impact minimum sur l’environnement, qui soient plus intelligents, qui privilégient l’être plutôt que l’avoir et l’expérience de vie.

Un nouveau canapé, pensez-vous vraiment que cela peut changer notre vie ?

C’est vrai qu’on n’invente pas tous les jours du nouveau mobilierà Les habitudes culturelles changent lentement, mais il faut réussir à observer les gens autour de soi et à traduire les nouveaux comportements qui découlent de ces changements. Regardez le canapé : aujourd’hui on s’assied plus près du sol, les assises sont plus profondes parce que nous avons les jambes plus longues et nous refusons d’être guindés lorsque nous recevons nos amis. On peut aussi réfléchir sur la légèreté : mettre le sofa au régime, en amincissant les coussins sans perdre le moelleux du cuir. Résultat ? Il pèse deux fois moins qu’avant. C’est con, c’est prosaïque, ça sent l’argument à deux balles, mais ça change tout en termes de volume des stocks, de coût de transport, d’usage optimal des matières premières.

Vous dites que vous êtes curieux de tout. Vous arrive-t-il parfois de refuser des projets ?

Si je dis que tout m’intéresse, ce n’est pas de l’opportunisme. C’est que je crois vraiment qu’il n’y a pas de mauvais sujet d’étude, a priori. Maintenant, au risque de passer pour un baba cool, bien sûr, je ne travaillerai jamais dans le secteur de l’armement. Des marques de cigarettes et d’alcool me sollicitent régulièrement, et là aussi, c’est non. Je refuse d’être complice de ces drogues – pourtant j’ai moi-même été fumeur. La consommation en soi est déjà une drogue dure. Si en plus, ce que vous proposez à la vente n’est ni bien pensé ni intelligent, c’est totalement vain.

N’est-il pas un peu facile de tenir un discours durable, progressiste, lorsque l’on travaille presque exclusivement pour des labels de luxe et donc des clients qui ont de gros moyens ?

Je n’ai aucune objection à travailler pour le mass market, à condition qu’il y ait un vrai projet derrière ce que l’on me demande. Si c’est juste de l’image, du Massaud pour faire vendre un truc pas cher, c’est non ! Je refuse de donner mon nom à une marque, car je ne veux en aucun cas basculer dans l’économie, la logique de la mode. Pour qu’un truc soit  » tendance « , il suffit qu’un bureau de style ait vendu l’idée, très cher d’ailleurs, à plusieurs acteurs d’un secteur, c’est tout ! C’est comme ça que tout à coup vous vous retrouvez avec du jaune partout, par exemple.

En même temps, il peut être tentant, pour certains, de vous inclure dans la vague  » retour à la nature  » qui envahit le design aujourd’huià

Le raccourci qui consiste à dire que le design écologique doit avoir l’air naturel, doit singer la nature, me hérisse ! Prenez les vases géants que j’ai créés pour Serralunga : l’idée, c’est d’y mettre des plantes qui prolifèrent en hauteur, à l’horizontale, qui peuvent donner de l’ombre sur une terrasse ou dans un lieu où l’on n’a pas le temps ni les moyens d’y faire pousser un arbre. Je n’ai pas voulu à tout prix concevoir des objets en forme de tronc stylisé. C’est bien trop réducteur.

Si on fait appel à vous, c’est aussi parce que vos produits plaisent, parce qu’ils se vendentà

Bien sûr ! Il faut pouvoir sortir un best-seller de temps à autre. Ou une icône, qui posera en couverture de tous les magazines déco et qui fait que l’on parlera alors de moi, c’est le jeu. Comme la méridienne Terminal 1 que j’ai créée pour B&B. Cette chaise longue, c’est un produit égoïste : pour l’avoir chez soi, il faut de l’espace et aussi pouvoir se l’offrir. En parallèle, je peux prendre mon temps pour développer des concepts progressistes, engagés, qui un jour peut-être seront repris et vulgarisés par de grands distributeurs.

Et ça ne vous gêne pas, qu’on vous copie ?

Non, si c’est pour la bonne cause, celle que je défends : arriver à susciter une émotion, avec un produit efficace – un canapé qui ne serait pas confortable, à quoi bon ? – qui va durer. Si Ikea s’inspire de ce que je fais pour proposer un fauteuil léger et durable, je suis ravi ! Derrière Ikea, il y a l’idée de démocratiser l’accès aux objets nés de nos envies de vivre autrement. C’est bien, c’est de l’équipement de base pour des gens qui n’ont pas toujours de gros moyens. Ce serait encore mieux si ça pouvait avoir une durée de vie de plus de six mois et si les meubles étaient davantage produits localement, sans mettre à genoux les producteurs.

Chez vous, c’est comment ?

Très éclectique. Ce n’est pas minimaliste mais il y a peu de choses car je ne suis pas un collectionneur. J’ai quelques objets que je trouve remarquables : des lampes de Castiglioni, une table de Saarinen mais sans les chaises. Presque rien de moi, à peine quelques prototypes en transit. Et puis des trucs que m’a donnés ma grand-mère qui pour moi ont une grande valeur affective, mais ne sont même pas beaux ! La déco d’une maison, c’est le reflet de ce qui a capté votre attention pendant votre vie. Je ne me vois pas, par exemple, concevoir l’intérieur de quelqu’un d’autre, je ne suis pas du tout décorateur. Les décos toutes faites, c’est sûrement très pratiques pour ceux qui ne veulent pas perdre de temps à aménager leur intérieur. Mais c’est un peu comme la chirurgie esthétique : totalement superficiel.

Vous planchez en ce moment sur un ambitieux projet de tours qui devraient voir le jour à Tel-Aviv. Comment imaginez-vous l’habitat de demain ?

Forcément plus dense et plus collectif qu’aujourd’hui. On ne peut plus se permettre des modèles de développement horizontaux avec des villas quatre façades entourées d’un petit jardin. En même temps, on a tous envie de notre carré de terre, de marquer notre territoire ; après tout, nous ne sommes que des animaux. Il faudra densifier, mais intelligemment. D’où l’idée de superposer des  » terrains  » individuels avec jardin privé à chaque étage et une piscine collective tout en haut.

Pensez-vous que l’on pourra un jour appliquer ce modèle luxueux à de l’habitat social ?

J’aimerais pouvoir démocratiser le concept. Mais voilà, la société est construite de manière pyramidale. Les gens veulent consommer comme la catégorie socio-économique  » supérieure « . Pour faire muter le système, il faut partir d’en haut. Il faut qu’un type comme DiCaprio se mette à rouler en hybride pour que nous ne rêvions plus du 4×4 du voisin. C’est pervers, mais c’est le meilleur moyen de faire bouger les choses. Les marchés élitistes restent encore des laboratoires dont il faut utiliser les moyens pour développer les idées de demain.

Propos recueillis par Isabelle Willot

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