Leur addiction s’est révélée à la faveur d’un frère ou d’un cousin à la recherche d’un partenaire vidéo- ludique, un long dimanche d’après-midi pluvieux. Gameuses, fraggeuses ou développeuses, toutes ont un point commun : elles colonisent depuis peu la sphère jusqu’ici très machiste des jeux vidéo. S’appropriant des parties solo ou multijoueur, sur des titres hardcore ou casual gaming.

La présence des femmes dans les jeux vidéo gravitait jusque dans le milieu des années 1990 autour d’une imagerie principalement destinée à satisfaire un public masculin. Fin des eighties, les héros mâles vidéoludiques partent sauver leurs copines ou princesses des griffes de terribles individus, chefs de gangs ou monstres. Parmi les exemples les plus populaires de l’époque, la série des Double Dragon et des Mario reprend ainsi ce triangle amoureux. Maître de conférences à l’IUT de Dijon, Pierre Bruno parle même, dans son ouvrage Les Jeux vidéo (Syros, 1993), d’une mise en scène de conflits £dipiens : le bad guy apparaissant comme une image du père castrateur qui cherche, par le rapt de la belle, à interdire au héros toute vie sexuelle.

Belle plante schizophrène

Tirée par les cheveux, cette analyse démontre toutefois le profond enracinement des archétypes à tendance machiste des jeux vidéo de l’époque. Pourtant derrière les feux des projecteurs, de nombreuses héroïnes guerroient avec force et vigueur contre des monstres, dans des titres plus confidentiels aux accents souvent médiévaux et/ou fantastiques tels que Valis. Des personnages féminins qui souffrent d’une schizophrénie chronique. Leurs formes souvent plantureuses, à tout le moins sexy visent clairement à satisfaire un public masculin. Mais à l’opposé, leur rôle de guerrière balèze prompt à corriger d’un coup de botte le plus infréquentable des morts-vivants offre une image active de la femme dans le jeu vidéo. Peu visibles par le passé, ces héroïnes oubliées se feront finalement doubler en 1996. Lara Croft deviendra en effet à la faveur de Tomb Raider une icône vidéoludique du xxe siècle. A la fois objet sexuel et femme émancipée, son caractère bipolaire lui vaudra autant l’adulation que la haine des féministes.

En éditant simultanément Kameo : Elements of Power et Perfect Dark Zero lors de la sortie de sa Xbox 360, il y a plus de deux ans, Microsoft se fendait pourtant d’un doublé féminin vidéoludique singulier et historique. Pour la première fois, la sortie d’une nouvelle console de jeu de salon s’accompagnait, en effet, de deux titres proposant au joueur d’incarner des femmes au look  » normal  » (exit le 85D de Lara !) doublées d’une intelligence infaillible et d’un caractère bien trempé. Les héroïnes d’aventures digitales seraient-elles en train de briser le syndrome Lara Croft ? Assurément oui. Des personnages de jeux d’aventure et de jeux de rôle tels que Ashley ( Another Code : Mémoires Doubles), Linda ( Five Magical Amulets) ou Silmeria ( Valkyrie Profile 2 : Silmeria), relèvent le niveau de la galaxie jeux vidéo. Jade, la journaliste photographe de l’excellent Beyond Good and Evil ou encore Cate Archer, femme fatale et agent secret dans No One Lives Forever confirment la tendance, le succès public en plus.

Conséquence (ou déclencheur ?) de ce phénomène, le nombre de joueuses ne cesse d’augmenter. Avec en toile de fond le développement du phénomène récent du Casual Gaming. En opposition au Hardcore Gaming, cette tendance vidéoludique ouvre les jeux vidéo au grand public et par conséquent aux non-initiées sur consoles. Avec des titres peu violents, où la communication et/ou la création sont de mise. Le trio Eye Toy, Singstar et Buzz ! sur la Play-Station 2 de Sony et le duo Nintendogs et Animal Crossing chez Nintendo amorcent la pompe il y a deux ans. Veerle van der Jeugt, responsable presse chez Nintendo Belgique confirme ainsi avoir  » vu un grand nombre de filles plonger dans les jeux vidéo via ces deux titres « . Nicole Kidman leur montre d’ailleurs l’exemple en prêtant son image pour la publicité télé de Brain Training sur Nintendo DS.

Le Casual Gaming, reproducteur d’archétypes

L’ultrapopulaire série de jeux d’équitation des Alexandra Ledermann, le Cooking Mama sur la portable DS – pour mitonner des petits plats -, l’incontournable Sims, les dizaines de simulateurs d’animaux domestiques dérivés de Nintendogs… ces titres casual s’adressent plus spécifiquement aux filles et aux femmes.  » Le problème de l’industrie du jeu vidéo est qu’elle essaie de faire de l’argent, note Eléonore Seron, docteur en psychologie sociale de l’UCL. Ce qui implique que ce type de jeux vidéo qui s’adresse directement aux filles et aux jeunes femmes les cantonne à une certaine catégorie de jeu, à l’accès aisé, qui ne demande pas de compétence particulière.  »

Si ce constat se voit heureusement démenti par le phénomène des fraggeuses (lire encadré ci-dessus), Eléonore Seron ne veut pas entendre parler de ces consoles et accessoires de jeux vidéo aux couleurs rose bonbon, de ces adaptations vidéoludiques de Barbie, de Wii Fitness, programme d’entraînement fitness attendu sur la Wii de Nintendo.  » Ils cantonnent les filles dans des rôles sociaux stéréotypés de cuisine, de minceur, etc. Le problème est que le Casual Gaming ne donne pas l’occasion aux filles de s’essayer à d’autres types de jeu vidéo plus pointus. Il y a tellement de jeux entre les deux extrêmes hard- core et casual. Les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs tels que Morrowind, par exemple. Le problème principal est de savoir s’il y a des thèmes qui intéressent plus les femmes que les hommes, car les jeux vidéo peuvent aussi être une porte d’entrée à l’informatique pour les femmes.  »

 » We Can Do It !  » version jeux vidéo

Et de fait, le nombre de femmes développeuses de jeux vidéo ne cesse de croître. Si la Canadienne Jade Raymond (lire son interview page 45) défrayait récemment la chronique avec son Assassin’s Creed chez Ubisoft, d’autres l’ont précédée. On retiendra ainsi pour les années 1980 Roberta Williams, mère des jeux d’aventure graphiques ou encore l’Américaine Sheri Graner Ray qui a été récompensée, il y a deux ans, par l’IGDA (International Game Developers Association) du Community Contribution Award.

S’employant à rendre le secteur (tant du point de vue des joueurs que de celui des développeurs) plus ouvert aux filles et aux femmes depuis dix ans, cette ex-Senior designer au parcours édifiant (Sony Online Entertainment, Electronic Arts et Origin Systems) a par ailleurs fondé Sirenia Consulting, une société prodiguant des conseils aux studios de développement désireux de s’adresser aux femmes. Les conférences destinées aux professionnelles du secteur emboîtent aussi le pas. On a ainsi pu voir apparaître des workshops aux intitulés explicites tels que Girls in Game Design ou encore Games, Girls & Graphics lors de la dernière New Zeeland Game Developers Conference ou encore de nouveaux événements annuels, comme la Women in Games où l’on discute des meilleurs moyens d’élargir l’audience des jeux vidéo. Inimaginable, il y a à peine dix ans.

Aussi brillantes soient-elles, ces carrières – démontrant que le  » We Can Do It !  » en jeux vidéo comme ailleurs est possible – demeurent rares. La faute au  » complexe de l’informaticien « , selon Elena Lanzoni, chargée de mission au sein de l’ADA, association belge militant pour l’ouverture du secteur de l’emploi des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) aux femmes.  » L’image de la profession souffre d’une vision assez péjorative auprès des jeunes, déplore-t-elle. Ils pensent en général que les informaticiens sont boutonneux, n’ont pas de vie sociale, ont des horaires impossibles et sont moins demandés qu’au début des années 2000. Cet avis est encore plus tranché lorsqu’on demande aux filles leur vision de la profession, car elles se montrent plus sensibles aux relations sociales. Autre problème : les filles n’arrivent pas à se projeter dans ce métier, car il manque de modèles féminins. On se projette dans un job en fonction des exemples proches, dans l’entourage familial notamment. Alors que la bulle web explose, on assiste bizarrement donc à une désaffection générale des filières de l’informatique en hautes écoles et universités. « 

Jade Raymond, star 2007 des jeux vidéo

Assassin’s Creed est l’£uvre de l’équipe Ubisoft Montréal et a été acclamé par la presse spécialisée et le public. Prenant place en pleine période des croisades, le jeu ne met aucune héroïne femme à l’avant-plan. Au contraire, le joueur dirige Altaïr, héros plutôt beau gosse, membre d’une confrérie d’assassins perpétrant des crimes aux desseins politiques. Loin d’être un Casual Game, ce jeu d’action/aventure a été produit par Jade Raymond, sans conteste la figure féminine 2007 des jeux vidéo. A 31 ans, cette femme – dont la ligne de vie débute en Jamaïque pour se poursuivre à Montréal – peut se targuer d’avoir dirigé une équipe vidéoludique (scénaristes, graphistes, développeurs…) à majorité masculine. Le tout dans un projet qui ne s’adressait pas aux filles. Pas un clone de Tetris, de jeu d’aventure  » point & click  » ou de Casual Game donc. Weekend l’a rencontrée.

Quel a été votre parcours pour devenir productrice de jeux vidéo ?

Après avoir joué sur Atari, Apple, PC et NES, les jeux de combat pur et dur ont provoqué un déclic. J’avais 16 ans à l’époque. Je me posais la question de ce que j’allais faire. C’est finalement en jouant à Tekken 3 que j’ai décidé de me lancer dans les jeux vidéo. Après des études d’ingénieur informatique, j’ai presté des stages chez Microsoft puis IBM pour le développement de ludiciels pour enfants. Ensuite, chez Sony, j’ai créé des petits jeux vidéo pour PDA, puis rejoint Electronic Arts pour bosser sur les Sims. Après un passage comme présentatrice pour une émission télé vidéoludique, j’ai pu accomplir mon premier objectif : produire un jeu d’action complexe comme Assassin’s Creed. J’aime des films tels que Die Hard ou Usual Suspect

Quelle est la remarque la plus misogyne qu’on vous ait faite depuis que vous travaillez dans le milieu vidéoludique ?

Ça ne m’est jamais arrivé au boulot. Par contre, depuis que je suis en contact avec la presse spécialisée, certains journalistes m’ont demandé si ma présence n’était pas motivée par Ubisoft dans la seule optique marketing… Je trouve que c’est une question extrêmement sexiste, car elle n’aurait jamais été posée si j’avais été un homme. Sinon, je suis agréablement surprise par les réactions autour de moi. La seule chose qui me dérange un peu sont toutes ces questions qui tournent autour du fait que je sois une fille qui travaille dans le milieu des jeux vidéo.

Toutefois vous vous rendez compte que votre profil est assez singulier… Et que vous incarnez un modèle pour les filles qui voudraient emprunter votre voie.

(Hésitante.

) Oui dans un sens c’est vrai. Au dernier Tokyo Game Show, des filles m’ont accostée en me posant des questions sur le développement de jeux vidéo, sur la manière d’entrer dans ce milieu. Je trouvais ça vraiment positif. Dans le futur, si les gens qui entrent dans ce secteur sont issus de milieux différents, ça ne pourra que créer des jeux plus intéressants. l

Michi-Hiro Tamaï

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