Karl Lagerfeld : au plus que présent
Rencontrer Karl Lagerfeld, c’est oublier les questions préparées à l’avance, tant le couturier a l’art de la digression, les yeux grands ouverts sur le monde derrière ses lunettes fumées… Comme si ce touche-à-tout fonctionnait en mode accéléré, décortiquant l’époque avec une acuité insensée et une aisance qui le fait passer de la haute couture Chanel à sa nouvelle ligne de jeans K.
L’hiver 07-08 selon Chanel ? Il sera sporty-chic. C’est sur une patinoire installée au Grand Palais, au c£ur de Paris, que la collection prêt-à-porter de la griffe au double C a été présentée, le 2 mars dernier. Les mannequins, habillés de tailleurs en tweed à carreaux et chaussés de bottes assorties, le cheveu gaufré et électrisé, agrémenté d’un serre-tête bijou, ont évolué sur la glace en toute élégance. Karl Lagerfeld, aux rênes créatives de la grande maison de mode, s’est une nouvelle fois surpassé. Colliers-plastrons vernis, gros bracelets violets et bleus, bottes montantes zippées façon motardes… Il force sur l’accessoire mais aussi sur la couleur avec des robes tantôt bleu turquoise, tantôt violettes. Le cuir est mis en vedette, et se décline même en total look sur un tailleur. Le clou ? Une combinaison de patineuse aux imprimés graphiques d’inspiration seventies, mariée à des patins dorés, portés à l’épaule. Toujours en avance d’une tendance, Karl Lagerfeld a aussi intégré des manches matelassées au blouson et osé le jaune canari pour les tenues du soir.
Son proverbe favori ? » Pas de crédit sur le passé. » Ce qui intéresse Karl Lagerfeld, c’est l’instant. Mitaines en cuir argent, flèche empierrée sur une cravate grise comme son costume ajusté, le créateur star nous a reçu dans son bureau parisien pour une interview exclusive.
Weekend Le Vif/L’Express : En janvier dernier, vous avez aussi présenté la collection été 2007 de la haute couture Chanel. Ces collections vous semblent-elles encore en phase avec la vie ?
Karl Lagerfeld : La philosophie de base de Chanel est d’habiller la femme du moment. Ce que j’aime dans la couture, c’est que ce soit diaboliquement fait. On ne le voit pas forcément, mais un £il très exercé le décèle tout de suite. C’est un vestiaire pour des femmes très privilégiées, qui doit avoir une modernité et un grand raffinement pour justifier son prix exorbitant. La cliente d’aujourd’hui porte des jeans, mais avec une veste qui a des galons, des broderies, des boutons incroyables. Ce sont ces détails, inabordables pour le prêt-à-porter, qui sont l’essence de la haute couture.
Vous êtes aux rênes créatives de Chanel depuis 1983. Comment définissez-vous les codes de la maison ?
Coco Chanel a toujours incarné l’image de la femme moderne, dans son attitude et son élégance. Surtout, elle a su imaginer des éléments qui sont devenus des symboles » Chanel « , comme cette veste, qui est un vêtement quasi universel. Elle ne l’a dessinée que dans les années 1950, en s’inspirant de la tenue des porteurs tyroliens dans un hôtel en Autriche. Elle en a fait quelque chose d’identifiable à la seconde. C’est aussi bête que ça. En revanche, on retrouve assez peu, dans son travail, les boutons si particuliers, les camélias ou les n£uds. C’est moi qui les ai largement utilisés pour nourrir l’histoire. Elle est célèbre aussi pour la petite robe noire, pourtant on l’appelait la » reine du beige « … Tout cela est une accumulation de malentendus dont j’ai tiré parti pour créer des codes d’identification instantanés. Mon rôle est de puiser dans les racines une certaine idée de la modernité.
Les créateurs proposent à intervalles réguliers une relecture de l’histoire de la mode. Que pensez-vous de ce goût pour le passé ?
L’image qu’il reste du passé, c’est souvent celle, idéalisée, du cinéma et des magazines de l’époque. On se fait des illusions, on croit que tout le monde vivait comme dans les gravures de mode. Certains anciens combattants de ce métier disent : » L’élégance n’est plus ce qu’elle était. » Mais il ne faut pas se cramponner à un passé qui n’existe plus et juger le présent avec les critères d’une autre époque. On vit dans une période qui a tous les défauts de la terre, mais les précédentes en avaient autant. Quand j’allais à l’école dans les années 1950, la rue était monstrueuse, les teints étaient ternes, les femmes cachaient leurs cheveux gras sous leurs chapeaux… On a oublié tout ça ! Et regardez les années 1980, assez brutales, pour ne pas dire vulgaires. Les vilaines jupes et les talons affreux, on trouvait ça génial. Les époques ont le mauvais goût qu’elles méritent.
Cette année, la mode regarde les années 1960, qui regardaient les années 2000… C’est encore l’idée d’une idée. Paul Poiret s’inspirait des robes Empire, Jeanne Lanvin des robes xviiie. Goethe a très bien formulé ça : » Faire un meilleur avenir avec les éléments du passé « . Le futur, je ne sais pas ce que c’est. Ce qui m’intéresse, c’est l’instant.
Et, dans l’instant, quelle est votre définition de la mode ?
J’ai une vision de ce que je fais, mais j’ai toujours peur de mettre des étiquettes. Dans ce métier, on doit la boucler et travailler ! Faire intuitivement. Je ne suis pas une personne de marketing, je suis un type qui dessine ce qu’il voit et qui espère que ça tombera juste. Je ne veux pas me poser trop de questions parce que j’ai trop de facilités avec les réponses… Je déteste le discours pseudo-intellectuel sur la mode. La mode, c’est ce que la rue porte.
Vous venez de lancer une ligne de jeans baptisée » K » et vous semblez passer de plus en plus facilement d’un univers à l’autre…
Je suis ravi de faire des jeans, ainsi que des vêtements peu chers, comme avec H & M. Un jour, j’ai entendu un couturier qui disait en parlant du prêt-à-porter : » On essaie de faire des choses jolies pour ceux qui ont moins d’argent « . C’est une attitude horrible. Regardez chez Ikea, il y a des choses impeccablement dessinées et accessibles. Et c’est pareil pour le vêtement. Je passe d’un registre à un autre parce que j’ai aussi une vraie connaissance de ce métier. Les jeunes sont bien gentils, mais, souvent, ils n’ont pas de savoirs techniques. Valentino ou moi, on en a bavé pendant des années, lui chez Dessès, moi chez Balmain. On savait qu’on n’était pas là pour jouer les critiques d’art, mais pour apprendre.
La rue vous inspire-t-elle ?
Oui, on y trouve toujours des idées, mais en ce moment je ne pense pas qu’elle apporte quelque chose de nouveau. Elle est presque conventionnelle dans son anticonformisme. Les gens s’habillent aussi d’une façon qui les positionne dans les yeux des autres. Mais la mode est là pour faire croire, je ne critique pas. Et puis, j’ai la chance d’être extrêmement populaire dans la rue, surtout auprès des jeunes. D’ailleurs, je suis presque plus proche des enfants de mes amis que de mes amis ! On peut tout me raconter, je ne répète rien. Ils se disent : » Comme il n’a pas d’âge, on peut tout lui dire et il comprend tout ! »
Votre collection Croisière va défiler à Los Angeles en mai prochain. Vous passez beaucoup de temps à New York. Ces destinations vous influencent-elles en ce moment ?
Je ne suis pas intéressé par un pays en particulier, mais par les gens. Mais ces temps-ci, en France, il y a trop de campagnes électorales pour que ce soit vraiment excitant. Et puis Paris doit faire attention à ne pas s’endormir, en devenant une ville musée un peu éloignée de la vie.
Le terme de muse a-t-il un sens aujourd’hui ?
C’est un mot tellement abîmé… Le drame des muses, c’est qu’elles peuvent passer de mode. Il y a des muses saisonnières, comme les mannequins. Tout d’un coup, je cristallise sur une fille. En ce moment, celle que je préfère pour Chanel, c’est Freja. Elle a des proportions insensées. Il y a des gens avec qui on aime travailler, qui vous inspirent et vous aident, comme Anna Mouglalis, une vraie beauté classique et l’égérie de Chanel depuis cinq ans.
Vous gardez toujours un crayon à portée de main. Le dessin est essentiel pour vous ?
Oui, je dessine comme je parle ou comme j’écris, ça fait partie de ma nature. Au départ, je voulais être caricaturiste ; je suis assez doué pour ça, mais ça vous fâche avec beaucoup de monde. J’ai l’impression d’avoir toujours dessiné. Mon père me disait : » Si tu ne trouves plus de beau papier, tu n’as qu’à dessiner de l’autre côté « . Je me suis juré que, dans la vie, je ne dessinerais jamais de l’autre côté… Si vous voulez me faire plaisir, il faut m’envoyer des cahiers ou des crayons. J’adore les journaux, les livres… tout ce qui s’imprime, tout ce qui est papier.
Vous dessinez pour plusieurs maisons, vous n’arrêtez jamais. Éprouvez-vous parfois un sentiment de lassitude ?
Jamais ! Les gens qui s’ennuient sont en général très ennuyeux eux-mêmes. Avec tout ce qu’il y a à voir et à apprendre à notre époque, c’est signe de bêtise ou de prétention. Et puis, je pense que, dans la mode, on ne peut pas s’arrêter. Il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à vous écrouler.
Le travail des autres créateurs vous intéresse ?
Evidemment ! Rester cloîtré dans une tour d’ivoire comme, à l’époque, Balenciaga, qui vivait retiré et ne parlait pas à la presse, ça n’existe plus. Aujourd’hui, il faut tout regarder, tout oublier et refaire à sa façon. Si on n’a pas de curiosité universelle, on est foutu. J’ai horreur des gens blasés, c’est la pire chose au monde. Quand il y a une bonne idée dans la mode, je suis le premier à applaudir. J’ai adoré, par exemple, l’interprétation que Nicolas Ghesquière a donnée de Balenciaga l’hiver dernier. Pour les collections homme, ça dépend si je peux porter les vêtements. D’où mon goût pour le travail d’Hedi Slimane chez Dior Homme. Et je ne dis pas ça par copinage. Je le prouve en achetant massivement. Je n’ai aucune honte à dépenser beaucoup d’argent pour les vêtements, parce que j’en vis. Il faut bien que l’argent retourne à la source…
Doutez-vous parfois de votre travail ?
Ma devise dans la vie, c’est » No second option « . Si vous avez deux propositions, c’est que vous ne savez pas ce que vous voulez faire. A un moment donné, il faut avoir le courage d’en foutre à la poubelle. Mieux vaut se tromper que de n’être pas sûr.
Vous ne regardez jamais en arrière…
Il y a un proverbe juif allemand qui dit : » Pas de crédit sur le passé « . J’adore ça, c’est tout à fait ma mentalité. Tant que vous faites, vous ne devez pas vous attendrir sur votre passé. J’aime ce titre de Marguerite Duras : » Détruire, dit-elle « . Détruire pour construire.
Propos recueillis par Lydia Bacrie et Anne-Laure Quilleriet
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