Ces derniers mois, on l’a plus entendu parler de régime que de haute couture. Pour Weekend Le Vif/L’Express, Karl Lagerfeld revient sur sa véritable passion : la création de vêtements. Rencontre avec un électron libre de la mode, à l’humour délicieusement féroce.

K arl Lagerfeld est unique. Couturier insatiable (il crée pour Chanel, Fendi et sa propre ligne Lagerfeld Gallery), photographe renommé (il shoote ses propres pubs et multiplie les collaborations avec les magazines branchés), éditeur confidentiel (il publie des ouvrages artistiques avec le groupe allemand Steidl) et galeriste-libraire (il gère l’espace 7L à Paris), il semble cultiver l’éclectisme artistique comme un véritable art de vivre. Ce souci de l’éclatement des genres l’a d’ailleurs récemment amené à coucher sur papier sa spectaculaire perte de poids dans un livre un zeste racoleur baptisé  » Le Meilleur des régimes  » (éditions Robert Lafont). Dans cet ouvrage hautement diététique, Karl Lagerfeld raconte comment il a perdu 42 kilos en 13 mois à peine avec l’aide du Dr Jean-Claude Houdret.

Dynamisé par une nouvelle silhouette tranchante qui n’accepte plus que les jeans XXS, le maître de Chanel poursuit aujourd’hui sa quête de bien-être et d’esthétisme vestimentaire. L’homme est rayonnant et ferait presque oublier le glas de ses 65 ans. Pour Weekend Le Vif/L’Express, il a accepté de disséquer, une heure durant, sa philosophie de la mode. Cultivé, drôle et raffiné, Karl Lagerfeld n’hésite pas pour autant à cracher volontiers dans la grande soupe modeuse pour mieux se faire remarquer. Interview sans langue de bois !

Weekend Le Vif/L’Express : Vous êtes créateur de mode, photographe, éditeur, galeriste et, depuis peu, nouveau gourou de la minceur…

Karl Lagerfeld : Je n’aime pas beaucoup le terme gourou parce que ça fait tout de suite  » Temple solaire « , secte et tout ça ! J’ai fait ce régime simplement parce que je trouve plus amusant d’être mince dans le monde de la mode. Je le prends comme un jeu. Et puis, vous savez, ce n’était pas si difficile. Je suis tout de même un ancien prix de vertu ! Je n’ai jamais bu d’alcool et je n’ai jamais pris de drogue…

C’est plutôt rare dans le milieu de la mode…

Justement ! Je ne tiens pas à être comme les autres. Je n’ai aucun sens du conformisme.

Ce régime spectaculaire a-t-il rejailli d’une manière ou d’une autre sur votre véritable travail de couturier ?

Indirectement, oui. Tout ce que je fais est toujours exploité dans mon travail de manière plus ou moins inconsciente. Donc, même si je ne l’analyse pas, je pense que tout est lié. Et comme je me sens mieux maintenant…

 » Une de ses meilleures collections depuis longtemps « … estimait, justement, le journal  » Libération  » en commentant votre collection Chanel de l’été 2003.

Je suis plutôt ravi parce qu’ils sont d’habitude malveillants à mon égard. Mais vous savez, je ne suis jamais satisfait. C’est ce qui me permet de continuer la lutte comme le dit Arlette Laguiller ( rires) ! Je ne suis jamais content…

Seriez-vous un insatisfait chronique ?

Oui. Enfin, cela ne se voit pas trop. Moi, je déteste les gens qui sont satisfaits de ce qu’ils font et qui pensent qu’il ne faut plus faire aucun effort. Moi, c’est le contraire. A la seconde où je finis une collection, je me dis que je devrais faire mieux la prochaine fois. Je me remets tellement en question que je finis par en rire moi-même, tellement je trouve ça ridicule. Mais, en même temps, je suis d’une disponibilité totale. Je n’ai aucun préjugé, aucune idée arrêtée. Je trouve tout intéressant à observer parce qu’on en tire toujours quelque chose. C’est un opportunisme intellectuel total et je pense que, dans ce métier de la mode, la disponibilité intellectuelle û si on peut utiliser le terme intellectuel dans ce milieu û est une chose primordiale et indispensable.

Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser le terme intellectuel dans le monde de la mode ?

Parce qu’il y a beaucoup de gens de la mode qui voudraient être pris pour des intellectuels ou pour des artistes ! La mode, c’est un art appliqué et ce n’est déjà pas si mal. Parce qu’une mode qui ne s’applique pas n’est pas de la mode.

Vous ne devez donc pas être très réceptif à la mode conceptuelle…

Dieu sait que j’aime l’art conceptuel, mais la différence entre la mode et l’art, c’est que la mode a un but utilitaire. L’art pour l’art n’a pas de but utilitaire. Il ne faut quand même jamais oublier la finalité du vêtement : il doit habiller un corps qui a un tronc, deux bras et deux jambes. Ce corps doit bouger et vivre dans le vêtement. Pour moi, cette vision de la créativité où les filles doivent se tordre pour entrer dans un vêtement n’a rien à voir avec la réalité. Ce n’est pas le but de la mode, mais c’est souvent une obsession des créateurs, entre guillemets, qui pensent qu’il est plus important d’être artiste. On a malheureusement mis ça dans la tête de pauvres jeunes gens qui ont souvent loupé leur carrière avec cette stupidité.

La mode n’est donc ni un art majeur, ni un art mineur…

Il n’y a pas d’art majeur ou d’art mineur. Il ne faut pas oublier que les plus grands artistes de l’histoire de l’Humanité ont toujours fait de l’art appliqué. Par exemple, les peintres qui décoraient les chapelles ne faisaient rien d’autre que de décorer des chapelles ! La notion d’art est venue après et, depuis, il n’y a plus de frontières. Qu’est-ce qui est de l’art aujourd’hui ? C’est très difficile à dire. Vous prenez une photo de famille ratée en vacances. Vous la tirez en trois mètres sur deux et ça devient de l’art si vous la mettez dans une galerie renommée. En revanche, si vous l’exposez chez votre concierge, ce n’est plus de l’art…

Mais lorsque vous faites des photos, n’avez-vous jamais le sentiment de faire de l’art ?

Ecoutez, je préfère que d’autres le suggèrent ou le disent. Moi, je ne suis pas critique d’art, donc je n’ai pas à émettre une opinion là-dessus. Je n’ai pas à donner des labels de qualité sur mon travail. J’essaie de faire au mieux ce que je peux faire. Mais ce n’est jamais en me regardant le nombril et en me disant :  » Tu fais de l’art !  » Vous savez, même Picasso disait qu’il ne faisait pas de l’art. Il disait simplement qu’il peignait.

L’année prochaine, vous allez fêter vos 20 ans à la tête de Chanel…

Eh bien, justement, je ne les fête pas ! C’est déjà une bonne chose en moins ( rires) ! J’ai horreur des anniversaires. Et puis 20 ans, c’est 20 ans de trop !

Je suppose que vous n’aimez pas non plus les bilans…

Je ne suis pas médecin, je ne fais donc pas de bilan ! Et puis, c’est un métier où il ne faut pas regarder derrière soi. Bien sûr, on peut prendre des éléments du passé pour élargir une évolution visuelle de l’avenir, mais on ne doit pas se vautrer dans son propre passé. C’est très mauvais ! Ou alors on finit dans un truc à la Saint Laurent qui, pour moi, s’est retiré beaucoup trop jeune. Bon, il n’était peut-être physiquement plus capable de continuer, mais en ne montrant que des vieilles robes dans son dernier défilé, c’était la retraite aux lambeaux !

Ce n’est pas très sympa, ça !

Ce n’est pas sympa mais d’abord, ce n’est pas de moi. C’est un bon mot de quelqu’un de très connu dont je tairai le nom. Non, mais c’est vrai, après tout ! Ses robes avaient l’air fatiguées !

Mais quand Yves Saint Laurent a annoncé qu’il arrêtait le métier, vous avez été ému tout de même !

Non, cela ne m’a rien fait du tout parce que je ne le voyais plus. On a été très amis pendant vingt ans et après, pour des raisons extérieures, on s’est moins vu. Mais bon, de toute façon, cela ne m’intéressait plus. Comme il fait la même chose depuis vingt ans… Alors, la grande leçon d’élégance, c’est un peu répétitif ! Je n’y crois pas. Vous savez, Coco Chanel, Schiaparelli et Poiret n’ont jamais fait la même chose pendant vingt ans. Ils n’ont jamais fait non plus de rétrospective de leur vivant.

Vous êtes donc à contre-courant de tous les hommages qui se font à l’honneur de Yves Saint Laurent !

Je ne veux pas me comparer aux autres parce que, à vrai dire, je m’en fous ( rires) !

Vous n’aimez donc pas vos collègues…

Ce n’est pas que je n’aime pas mes collègues. Au contraire, il y en a certains que j’adore, mais pas forcément parce qu’ils font le même métier. A vrai dire, je ne me vois jamais par rapport aux autres. C’est la chance que j’ai dans la vie. Moi, c’est tout par rapport à moi.

N’est-ce pas de l’égocentrisme ?

Appelez-ça comme vous voulez ! Mais c’est ma vision et je n’en ai pas du tout honte ! Les gens pensent que ce n’est pas politiquement correct. Mais pour moi, cela va dans le sens de la lutte contre l’autodestruction. La rétrospective Saint Laurent me fait d’ailleurs penser à une autre anecdote. L’autre jour, j’étais au musée des Arts décoratifs. Il y avait ces deux garçons que j’aime beaucoup, Viktor & Rolf, qui s’apprêtaient à faire une rétrospective de leur travail. Je leur ai dit :  » Comment ? Une rétrospective après seulement trois ou quatre années de travail ? Mais c’est horrible ! C’est triste ! C’est comme si vous étiez au bout du rouleau !  » Le pire, c’est qu’ils sont adorables. J’ai trouvé ça sinistre…

Il y a donc peu de chances que l’on voit, un jour, une exposition à votre honneur…

Une exposition qui montrerait vraiment les choses comme, par exemple, un parcours de travail, pourquoi pas ? Mais une rétrospective, jamais ! Quelle horreur ! Et puis, en plus, je n’ai même pas d’archives, alors…

Vous ne gardez donc rien ?

Non. Je jette tout, moi-même y compris ! Excepté les livres que je collectionne, je n’ai rien. De mon propre travail, je n’ai aucune trace.

N’est-ce pas dommage pour les générations futures ?

Mais les générations futures, je ne les connaîtrai pas !

Une fois de plus, c’est un peu égoïste comme raisonnement !

Mais non, ce n’est pas égoïste ! Ecoutez, Poiret et tous les anciens de la mode n’y pensaient pas non plus. C’est le hasard et les circonstances qui ont préservé les choses. Certaines personnes ont peut-être des archives qui me concernent, mais moi, je suis pour les cendres dispersées ! J’aime la mort comme le conçoivent les animaux de la jungle. Il faut que les gens disparaissent et qu’ils n’encombrent pas le monde de leurs restes ! A vrai dire, je m’en fous comme de l’an quarante. C’est sans importance…

Mais vous avez plusieurs maisons et cette fameuse collection de 250 000 livres. Ne pensez-vous jamais à cet héritage que vous laisserez un jour ?

Non. C’est un lieu commun de penser que l’on doit réfléchir de cette manière.

A ce propos, n’avez-vous jamais eu envie d’avoir un enfant ? Peu importe votre sexualité…

Ah non, surtout pas ! Si j’avais été une femme, peut-être. Mais ça n’a rien à avoir avec la sexualité. Lorsque j’étais enfant, je savais déjà que je ne voulais pas d’enfant. Je haïssais les enfants ! Et puis, je fais un métier où il faut une disponibilité totale. Alors, non, pas d’enfants ! Pas dans cette vie !

N’êtes-vous jamais fatigué de la mode ?

Absolument pas !

Vous fascine-t-elle toujours autant ?

C’est quelque chose de naturel. C’est comme respirer. Cela ne s’explique pas et je ne veux surtout pas essayer de l’expliquer. J’ai fait ça toute ma vie. Mais je ne suis pas fasciné. Je suis exécutant. C’est mon mode d’expression. C’est tellement normal que je ne vois même pas quoi répondre…

A 65 ans, une retraite n’est donc pas envisageable…

Mais une retraite de quoi ? J’ai l’impression de n’avoir rien fait ! Non, je vous jure ! Cela paraît bizarre, mais pour moi, la retraite, ça sent le fonctionnaire. Et moi, je ne suis pas fonctionnaire. J’ai toujours exercé une profession libérale et je n’ai donc pas la même vision sur ce mot-là. Donc, non, je n’ai pas envie d’arrêter la mode. Je suis même ravi et enchanté d’avoir le privilège et la chance de pouvoir faire ce métier dans des circonstances si agréables et avec des gens si plaisants. Donc, je trouve que je suis archiprivilégié. Pourquoi arrêterais-je quelque chose qui me donne une satisfaction profonde et qui est, pour moi, une normalité. Et puis, regardez Coco Chanel ! Elle a repris à 71 ans et elle est morte à 86 ans. Donc, j’ai encore de la marge !

Justement, à ce propos, quel est votre avis sur cette citation de Coco Chanel :  » La mode, c’est quelque chose au bord du suicide  » ?

Eh oui, parce que la mode meurt très vite ! Je pense que c’est ça qu’elle a voulu dire. Ou sinon, c’est con ! Vous savez, elle n’a pas toujours dit que des choses indéfendables. Ce n’était pas franchement une intellectuelle ! Et puis, en faisant des robes à 86 ans, on ne peut pas vraiment parler de suicide… Mais bon, son grand mérite, c’est d’avoir su s’imposer à une époque où il était difficile, pour une femme, de faire ce qu’elle a fait. C’est miraculeux. C’est extraordinaire. A notre époque, c’est beaucoup plus facile.

Terminons avec votre régime miracle. Pourquoi avez-vous conservé, dans cette volonté de changement radical, ces deux éléments clés de votre ancien look : les lunettes noires et le catogan ?

Mes cheveux sont indomptables et le seul moyen pour les dompter, c’est le catogan ! Quant aux lunettes noires, je dois vous avouer que je me suis habitué au monde embelli par les lunettes un peu teintées. Je trouve la cruauté de la réalité un peu dure et donc je préfère la voir voilée par des couleurs bienveillantes. En plus, je me sens protégé. J’ai toujours peur que quelque chose m’arrive aux yeux. Et puis, si je mets des lentilles de contact, comme je suis myope d’un £il, ça me donne une expression un peu triste dans le regard. Ça fait chien gentil et je ne tiens pas du tout à avoir l’air gentil !

Vous préférez avoir l’air méchant !

Non. Je ne veux simplement pas avoir l’air bravasse ! Je sais que je fais un peu peur, mais je sais aussi que je ne suis pas si terrifiant que ça. Il vaut mieux avoir une image cassante et, quand les gens vous connaissent, apparaître finalement plus sympathique et accessible que le contraire. Et puis, les lunettes, c’est le mystère. C’est une distance que j’aime avoir. Parce que les gens avec qui je travaille me voient toujours sans lunettes…

Votre équipe connaît-elle le vrai Karl Lagerfeld ?

Est-ce que je le connais seulement moi-même ? Je n’en sais rien. Et puis, le vrai, ça veut dire quoi ? Le vrai, il change tout le temps. C’est comme les collections : c’est toujours la même chose et c’est toujours différent. Mais bon, je n’ai pas encore tout compris…

Vous vous cherchez toujours ?

Je ne me cherche pas vraiment. Je fais avec.

Etes-vous finalement heureux dans ce monde que certains qualifient comme étant fait de strass et de paillettes ?

Je me sens tout à fait à l’aise. Mais vous savez, en général, on qualifie des choses qu’on ne connaît pas de l’intérieur…

Ne manque-t-il donc rien à votre bonheur ?

Je ne suis pas trop exigeant. Et puis, je ne fais pas partie de ces lectrices de romans à l’eau de rose pour qui le bonheur est un dû et qui en ont une vision complètement kitsch. D’ailleurs, je ne sais même pas ce qu’est le bonheur. C’est un mot tellement galvaudé que je préfère ne pas y penser.

Propos recueillis par

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content