Vasco de Gama le fit découvrir à l’Europe, et il vibre encore

de son légendaire passé. Cap sur le plus petit état du pays, contrée des épices, des cocotiers et des plages tropicales.

Un voyage au Kerala bouleverse tout ce qu’on croyait savoir sur l’Inde. Surpopulation, pauvreté, sécheresse semblent absentes de ce petit Etat (40 000 km2, l’équivalent des Pays-Bas) miraculeusement préservé. Peut-être son secret se cache-t-il sous ce joli nom qui lui sert d’écrin : en malayalam, la langue locale, Kerala signifie  » pays des cocotiers « . De l’avion qui s’approche de Cochin on ne voit qu’eux, leurs palmes vertes annonciatrices de brise tropicale et de farniente, avec l’océan Indien pour ligne d’horizon. Vision paisible et luxuriante où l’£il s’arrête soudain, surpris par le clocher blanc d’une église. Quelques mètres plus loin en voici une autre, puis apparaît la coupole dorée d’une mosquée. Ici, l’Inde a-t-elle aussi oublié d’être hindouiste ?

Cochin, ville ouverte sur l’océan, accueille depuis toujours les voyageurs au long cours : aux environs de l’an mille, des juifs, fuyant l’Egypte, abordent ces rivages sereins, suivis de près par les jonques des pêcheurs chinois puis par des marchands arabes qui font de la cité une étape stratégique sur la route des épices. En 1498, Vasco de Gama ouvre la route des Indes et jette l’ancre à Cochin.  » A côté de chaque église, les missionnaires portugais construisaient une école. C’est ce passé qui explique qu’aujourd’hui, avec plus de 50 % de croyants dans certains de ses régions, le Kerala soit le premier Etat chrétien du pays, mais aussi le plus alphabétisé. Ici, les rencontres littéraires peuvent rassembler des milliers de personnes et faire des scores qu’envient les hommes politiques « , s’enorgueillit l’écrivain Mukundan, un enfant du pays. L’histoire multiculturelle du Kerala continue ensuite avec les comptoirs hollandais, puis la colonisation britannique. Les larges et élégantes avenues de Cochin se souviennent encore avec nostalgie des splendeurs coloniales : au fil de la balade s’offrent, enserrés en leurs parcs luxuriants, d’antiques palais ornés d’azulejos ou, au détour d’une allée traversière, de coquets cottages qui ne détonneraient en rien dans le Sussex ou dans le Kent. Les anciens entrepôts d’où partaient les vaisseaux chargés d’épices sont, eux aussi, toujours debout. L’un d’eux est devenu un hôtel sublime, le Brunton Boatyard. A 5 heures, on y déguste le thé sur la terrasse qui embrasse toute la baie.

Un Européen pourrait aisément arrêter sa route de l’Inde à Cochin, y trouvant un havre doux et accueillant, presque rassurant en ce pays démesuré. Mais le voyageur curieux ne pourra résister à la perspective de suivre la route de l’Est qui s’élance vers les Ghats, cette chaîne montagneuse qui ourle la côte sur plus de 300 kilomètres. Là, les cocotiers laissent peu à peu la place aux eucalyptus et à la jungle odorante. A l’ombre des tecks et des manguiers pousse la cardamome ; le poivre et la vanille grimpent le long des jaquiers, trésors farouchement surveillés.  » La gousse de vanille, qui vaut plusieurs milliers de dollars, n’intéresse pas que les gastronomes « , remarque en souriant Jose George. Ce gentleman-farmer indien vous accueille dans sa villa aux toits en pagode typiquement kéralais, posée au milieu d’un impeccable gazon où évoluent des coqs élégants. Dans le hall, chacun admire le portrait de son père, qui siégea jadis au gouvernement. Jose George junior a préféré prendre les rênes de la plantation familiale pour y cultiver l’hévéa, le café et l’ananas. Sa femme Daisy est aux fourneaux. Après avoir goûté de délicieuses crêpes acidulées au vin de palme, les appams, on reprend la route vers les sommets, direction la province d’Idukki.

Et au bout de trois heures de route, soudain, le paysage se transforme : à perte de vue, les cols frisant les 1 600 mètres d’altitude ondulent sous des champs de théiers au feuillage sombre et luisant. A quelques kilomètres de Munnar, la capitale de la province, l’air fraîchit, rendant lointain le souvenir des moiteurs de Cochin. On met une petite laine pour dîner à côté de familles indiennes aisées venues faire respirer le bon air des cimes à leur progéniture. On peut y faire du rafting et des randonnées, comme dans les Alpes. L’inde est décidément pleine de surprises.

Et c’est encore un autre pays qui s’ouvre, le lendemain matin, quand la route redescend plein sud, vers la plaine côtière. On entre dans le territoire de l’eau, qui tisse ici un vaste lacis de rivières et de canaux : ce sont les fameux backwaters. A Alleppey, on embarque sur un kettuvallam, un de ces bateaux de roseau et de nattes de riz tressées qui transportaient autrefois le riz. Rustique et ventrue comme une arche de Noé, l’embarcation suit tranquillement les canaux étroits. Commence alors une expérience inoubliable. Devant leurs minuscules maisons de tourbe et de palme, les habitants vivent sous vos yeux. Ici, c’est une femme en sari rouge qui vient chercher de l’eau, salue le bateau qui passe, puis repart portant sa cruche sur la tête. Là, une autre bat le linge sur la pierre, comme au temps des lavoirs. Plus loin, deux enfants nus sautent et rient dans l’eau. On accoste devant une église toute pimpante, peinte à la chaux bleu ciel. Elle est dédiée à saint Georges, patron du Kerala. Le pourfendeur du dragon cohabite ici avec une lointaine cousine, sainte Bernadette. Comme à Lourdes, sa statue veille, dans une fausse grotte miniature, petite bergère vêtue de noir parmi les hommes drapés dans leur lungi et les femmes aux saris chamarrés d’or.

La nuit tombe et le bateau glisse dans l’eau noire, le long des rizières qui résonnent du cri des grenouilles et des criquets. Dans l’air moite passent des odeurs de curry et de coco. A la lueur des bougies et des lampes à huile, les hameaux ont la douceur des paysages flamands de Bruegel et plongent le voyageur aux temps anciens où la vie s’écoulait partout ainsi, simple et immobile.

Suivant les canaux qui mènent à l’un des sept grands lacs, on peut rejoindre l’océan. C’est la dernière étape du voyage, l’ultime escale avant le retour à Cochin, distante seulement d’une trentaine de kilomètres. A Kovallam, une large plage déserte à l’air paradisiaque : sable blond, cocotiers et quelques jolies barques échouées composent le paysage. Ici, pas de baigneurs : la grève est aux pêcheurs, que protègent deux églises placées comme des phares. Au matin, ils viennent par centaines, arc-boutés pour tirer d’immenses filets sur le sable. Turbans blancs, peau tannée et muscles roulant sous le soleil, ce sont les fils de ces  » malabars  » auxquels, du temps des Arabes, la côte donna son nom. Le fracas des rouleaux se mêle à leurs mélopées rythmées comme des chants guerriers. L’océan Indien paraît ici farouche et menaçant, comme à l’époque des grandes conquêtes. On oublie les cocotiers, pour ne voir que les minuscules points noirs des barques ponctuant l’horizon, là où jadis approchaient les caravelles.

Nathalie Chahine

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