Pour la première fois depuis qu’il a pris les commandes artistiques de Dior Homme, Kris Van Assche sort de sa réserve. En exclusivité pour Weekend, il feuillette l’album de ces derniers mois, revient sur son entrée en matière réussie, évoque sa marque, son travail, sa vie. Rencontre au sommet à Paris.

Kris Van Assche nous a donné rendez-vous au café Le Rival, à un jet de cravate des Champs-Elysées. Plutôt cocasse comme choix quand on repense au tohu-bohu qui a entouré sa nomination comme directeur artistique de Dior Homme. C’était en avril dernier. Suite à une querelle intestine portant sur le lancement de sa propre ligne femme, le très charismatique Hedi Slimane claquait la porte de la prestigieuse maison de couture.

Sans plus attendre, Dior publiait un communiqué pour annoncer le nom de son successeur, qui n’était autre que l’ancien assistant de Slimane chez Yves Saint Laurent puis chez… Dior, parti entre-temps créer – avec succès – sa propre marque : Kris Van Assche. L’élève succédait au maître dans un climat tendu.

La fièvre devait ensuite un peu retomber. Hedi Slimane, désormais sans  » écurie « , se retranchant derrière l’objectif de son appareil photo, Kris Van Assche se murant de son côté dans un silence studieux. Ce chassé-croisé au parfum de tragédie grecque n’en continuait pas moins d’alimenter les conversations. Logique. Hedi Slimane a tout simplement révolutionné la mode homme. Les costumes étriqués, c’est lui. Les silhouettes dandy rock, c’est lui aussi. Mais surtout, tout le monde se demandait comment le jeune Flamand de 31 ans à peine allait se débrouiller pour faire oublier cette icône ?

La réponse est tombée en juillet dernier sous la forme d’une présentation au romantique suave. A coups de chemises blanches à plastron surpiquées et de pantalons flottants à taille haute, le styliste belge a montré qu’il avait la carrure des plus grands. S’il a pris soin de ne pas singer le style Slimane, il en a conservé le souffle créatif, la poésie radicale, tissant ainsi en filigrane un lien naturel avec le passé. Un beau coup. Un de plus dans une carrière à l’ascension fulgurante.

On le retrouve donc au Rival au c£ur de l’été. C’est la première fois qu’il sort du bois. Chemise blanche, jeans, bracelets, cheveux courts et barbe naissante, la nouvelle coqueluche de la mode masculine affiche une élégance décontractée derrière laquelle se cache un tempérament pudique. Indifférent au brouhaha parisien, Kris Van Assche mène une vie tranquille. Presque ordinaire. Avec ce petit zeste de rigueur mêlé de sensibilité à fleur de tissu qui fait le sel des créateurs du plat pays. Alors, dites-nous, monsieur Van Assche…

Weekend Le Vif/L’Express : Vous avez été très discret depuis votre arrivée chez Dior. Pourquoi ?

Kris Van Assche : J’ai été très occupé… Et puis, quand tout le monde vous tombe dessus en vous demandant ce que vous allez faire, je pense qu’il vaut mieux se cacher et travailler dans le calme. Je préfère laisser parler mes collections. Après tout, il s’agit – quand même – d’abord de vêtements…

Le cap de la première collection est passé. Comment vous sentez-vous ?

Je suis très content parce que ça c’est plutôt bien passé. Je m’attendais à me faire fusiller par le milieu de la mode mais les réactions ont été plutôt positives, y compris des clients. J’ai déjà la tête dans les prochaines collections.

Vous dites souvent que vous cherchez à rendre les gens plus beaux. Pour cacher leur laideur ?

Pas du tout. La mode fait juste partie de ces choses qui ne sont pas indispensables mais qui rendent la vie plus belle. Comme s’acheter des fleurs, aller chez le coiffeur ou manger dans un bon restaurant.

Vous faites souvent référence au passé. Comment expliquez-vous cette nostalgie ?

Je crois que c’est une forme d’humilité. Je trouverais grotesque de ne pas me nourrir de tout ce qui a été fait de joli dans le passé. Je regarde, je prends ce qui me parle et j’essaie d’en faire quelque chose de moderne. La mode masculine est un exercice d’équilibre. Il ne faut pas y aller trop brusquement. C’est vrai que je suis nostalgique de cette époque où les hommes faisaient l’effort de s’habiller. Quand on enfilait un costume trois-pièces, ça voulait dire quelque chose, ça donnait un certain statut et une certaine allure.

A part le passé, quelles sont vos sources d’inspiration ?

Avant tout la réalité, ce que je vois dans la rue. Quand je dessine un vêtement, je pense toujours à quelqu’un, un ami, une copine, qui pourrait le porter. Cette projection est très importante car je ne fais pas des vêtements pour les podiums. Je peux rester dans un café toute la journée et juste regarder les gens. Une personne aura sa cravate de travers, une autre des plis dans sa manche et toutes ces petites choses vont m’inspirer. C’est la poésie du quotidien.

Adoptez-vous le même pragmatisme chez Dior ?

Non, c’est autre chose. La maison Dior doit faire rêver. Elle gravite dans l’univers du luxe et de la couture parisienne.

Votre manière de travailler est-elle très différente chez Dior et chez vous ?

L’environnement de travail change du tout au tout. Quand je suis chez moi, j’ai trois assistants. Quand je viens chez Dior, j’en ai trente… La façon de travailler est tellement différente que le résultat l’est aussi. Dans mon atelier, je suis très créatif car les moyens sont limités. Il faut réfléchir à tout car on ne peut pas se permettre de lancer mille choses. Chez Dior, ça se passe autrement. Quand je dis à l’atelier que j’ai une idée de pantalon, on me répond qu’il y a sept façons de le travailler. Je vais en choisir trois, qu’on va développer, et qui serviront peut-être au final pour une veste. La créativité est là, dans la richesse de la recherche.

Est-ce cette richesse artisanale qui vous a attiré chez Dior ?

Oui. Je savais qu’en arrivant chez Dior, j’allais travailler dans l’atelier avec au moins dix artisans qui ont chacun entre 20 et 30 ans d’expérience. Pour moi, c’est précieux. J’en tire un bénéfice énorme. Je ne sais pas combien de temps je vais rester là mais je ne serai plus le même après. A côté de ces gens, je suis comme un enfant dans un magasin de jouets. D’autant que cette richesse est en train de disparaître. Il n’y a personne de moins de 40 ans dans l’atelier…

Cet hiver, vous jouez une carte plus sportive pour votre marque. Plutôt étonnant pour le chantre du costume…

J’étais très conscient que ce n’était pas vraiment mon truc au départ. Comme je l’ai dit, j’aime avant tout le costume. Mais je me suis dit que c’était déjà ma 5e collection et qu’il était temps que je me frotte une fois au sportswear. Tout le monde en porte aujourd’hui. Or, comme j’ai les pieds dans la réalité, j’avais envie d’essayer de faire du sportswear élégant. C’était une sorte de défi pour moi. L’expérience s’est révélée très positive, j’ai bien aimé mélanger le côté graphique des coupes sportives et les codes du costume. On ne voyait plus à la fin si c’était un pantalon de ski ou de smoking.

Avez-vous déjà un thème pour les collections Dior et Kris Van Assche que vous présenterez en janvier prochain ?

Ce sera plus une réflexion sur ce que je suis moi et ce que je pense être Dior. Car je ne peux pas nier que le dédoublement que m’impose mes deux casquettes ne me travaille pas. C’est presque devenu un thème en soi de savoir ce qui me différencie de Dior…

En octobre, vous présentez pour la première fois une collection 100 % femme. Comment définiriez-vous la femme Van Assche ?

Elle prend son indépendance. Jusqu’ici, je mélangeais les femmes et les hommes. Mais je trouvais que ça ne fonctionnait plus vraiment. Elle garde son côté masculin mais le côté féminin est plus développé qu’avant.

Comment gérez-vous votre nouvelle notoriété ?

Je la ressens seulement quand je sors. Heureusement, je ne sors pas beaucoup… Mais quand je suis à l’extérieur, je connais beaucoup plus de gens qu’avant et je sens bien que je suis un peu observé. C’est Madonna qui disait qu’on affirme souvent que le succès vous change, mais on oublie de dire que ça change surtout les gens qui sont autour de vous. C’est vraiment ça. Je travaille deux fois plus mais ma vie n’a pas vraiment changé. J’ai les mêmes amis, je fréquente les mêmes restaurants, j’ai le même appartement…

Vous sentez-vous toujours belge ?

Oui. Le fait d’avoir fait mes études à Anvers m’a fortement marqué. J’avais sous les yeux des exemples comme Ann Demeulemeester, Dries Van Noten ou Martin Margiela qui ont su construire des maisons magnifiques tout en préservant leur intégrité et leur crédibilité. Ils ont une vision de la mode sans le tralala que l’on retrouve souvent dans les grands groupes. Je crois que je n’aurais pas, ancré en moi, cette humilité si j’avais fait mes études à Paris. C’est ce qui m’a d’ailleurs permis de lancer ma marque avec peu de moyens.

Et vos collections, dégagent-elles toujours un parfum de belgitude selon vous ?

Oui. Et en même temps, c’est un mélange de ce que j’ai appris à Anvers et ici à Paris où j’ai passé quand même six ans dans des grandes maisons. Mes vêtements font la synthèse de ces deux univers. Je travaille avec des brodeurs parisiens mais il y a quelque chose de très belge dans la présentation, le côté pudique.

Comment s’est déroulée la négociation avec Dior ?

J’ai tenu à garder ma société, ce qui n’allait pas de soi pour Dior. Mais ce n’était pas négociable. Sinon, tout s’est bien passé. J’ai toutefois hésité avant d’accepter mais ça n’avait rien à voir avec Dior. Je me demandais comment j’allais pouvoir poursuivre ma marque avec une petite équipe à côté de cette grosse structure. Et je craignais aussi de perdre les pédales. L’idée d’apprendre plein de choses l’a finalement emporté.

Avez-vous reçu des consignes pour réaliser des collections plus accessibles, plus commerciales ?

Non. On n’a pas besoin de m’expliquer que quand on est dans une grande maison, avec une grande équipe, il faut que ça marche. Je ne suis pas là pour faire des choses invendables. Ce serait exactement pareil chez Chanel ou chez Gucci. A la limite, cette contrainte pèse plus dans les petites structures. Avec ma marque, si je fais une mauvaise saison, je ne suis pas sûr de pouvoir en faire une autre. Ce genre de problème ne se pose pas dans une grande maison, en tout cas pas immédiatement.

Que pensez-vous de la féminisation de l’homme ?

Oh, quelle angoisse ! Ce n’est pas parce que l’homme s’est libéré qu’il s’est féminisé. Pour moi, l’homme ne s’est pas féminisé du tout. Au bout de 2000 ans, il a juste réalisé qu’en dévoilant sa personnalité, en étant plus créatif, il ne perdait pas forcément sa virilité. Il y a dix ans, quand un homme s’habillait mode, ça voulait dire qu’il était féminin. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Heureusement. J’ai horreur quand on dit que ma mode est androgyne. C’est le contraire. Même si je n’ai pas d’affinités pour le personnage, un mec comme David Beckham mérite une statue. Il a su garder sa virilité tout en étant très branché mode. J’ai de la chance de travailler à une époque où les mentalités ont changé, entre autres sous l’impulsion des stylistes. Il y a dix ans, je pensais d’ailleurs que j’allais faire de la mode femme pour cette raison.

Comment vous sentez-vous à Paris ?

Aujourd’hui, je me sens bien. Mais ça m’a pris quelques années. Tout a été compliqué. Je parlais très peu le français quand je suis arrivé, je ne gagnais rien et Paris est très cher. Pour se loger, c’est l’enfer, pour se faire des amis, pareil. J’ai eu une période chambre de bonne, cafards, etc.

Avez-vous peur de vieillir ?

Non. Je n’ai juste pas envie de finir vieux et moche. Cela dit, je me sens mieux qu’il y a quinze ans. Plus je fais des rencontres enrichissantes, plus je me sens bien. Mais je suis un esthète. Donc le physique est important pour moi. Je fais d’ailleurs du sport plusieurs fois par semaine.

Vous avez eu le coup de foudre pour l’Amérique du Sud…

J’y suis allé pour la première fois il y a six ans. J’étais au fond du gouffre, épuisé par tout le travail pour les collections. Un ami m’a acheté un billet pour Buenos Aires. Je suis parti seul vingt jours. C’était génial. Les gens sont beaux et fiers. Il y a une vraie attitude, une vraie allure. J’étais touché par la beauté du quotidien. Je fais souvent référence à cet univers dans mes collections. Ils ont su préserver cette élégance qu’on a un peu perdue ici.

Quel objet emmèneriez-vous dans votre tombe ?

Mon bracelet, souvenir de mon premier voyage à Buenos Aires. J’ai besoin de matérialiser les moments forts de mon existence.

Quid de vos goûts musicaux ?

Je suis un MTV boy. J’aime la musique d’aujourd’hui, les Timbaland, Justin Timberlake, Madonna, etc. Je suis très sensible au bruit d’aujourd’hui, qui est aussi une forme de réalité. La musique actuelle est proche de la mode car elle est dans l’aujourd’hui et le demain. J’aime la musique qui n’est pas trop élitiste et qui arrive à toucher un large public. On me reproche souvent que je suis trop commercial. Mais c’est plus difficile de faire quelque chose de créatif et de vendable que de faire du créatif tout court. C’est la même chose pour la musique.

Le sujet qui fâche ? Hedi Slimane ?

Non, j’ai tourné la page. Un divorce, ça se passe rarement bien. Mais je ne suis pas rancunier. C’est plutôt quand on m’attaque sur le côté commercial de mon travail que je me fâche. Je trouve ça tellement bête.

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Propos recueillis par Laurent Raphaël

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