Flâner dans la lande, arpenter le village d’Oscar Wilde, se réchauffer dans un pub au son du violon… Petits plaisirs d’automne dans l’Ouest irlandais.

(1) Traduit en français sous le titre  » L’Irlande dans un verre « , dans la collection  » Etonnants Voyageurs  » (Hoëbeke).

Soudain, au détour du chemin, tout est là : les murets de pierre sinueux encadrant des pâtures d’un vert parfait, les petits moutons blancs à tête noire, le lac sombre aux reflets de Guinness, le rose intense des fuchsias dans la lande sauvage et, au loin, l’océan. A croire qu’un aquarelliste zélé est subrepticement venu placer chaque élément pour créer cet instant de grâce. Quelques centaines de mètres plus loin, un virage. Brutal changement de lumière, une montagne ocre surgit et, de nouveau, le sentiment du paysage parfait. Vous êtes sur une route déserte oubliée des guides touristiques, entre Clonbur et Leenane, au c£ur du Connemara, cette terre bénie de l’extrême ouest de l’Irlande. Comme disent les vieux habitués des pubs de Galway :  » Next stop, New York !  »

Pourtant, le Connemara n’existe pas. Ni véritable entité géographique ni division administrative, cette contrée, qui s’étend sur les comtés de Galway et de Mayo, est un rêve de tourbe, de vent et d’eau, une lande à peine interrompue par la silhouette crénelée d’un château Tudor ou d’une abbaye en ruine. De fait, le plus difficile, pour le visiteur, sera d’oublier les envolées martiales de Michel Sardou sur  » Les Lacs du Connemara  » pour s’imprégner de l’ambiance subtile et poétique des lieux. La mi-saison s’y prête tout particulièrement.

Plaisir n° 1, donc : se perdre sur les petites routes

On n’a d’ailleurs guère le choix, tant les panneaux sont rares, contradictoires et bien souvent hermétiques pour qui ne lit pas le gaélique. A vrai dire, peu importe, cas tous ces petits rubans de bitume serpentent entre ponts de pierre, collines empanachées de nuages, pâturages et  » bogs  » (tourbières) enchanteurs.

Au cas fort improbable où il croiserait une voiture, le conducteur devrait se plier aux coutumes barbares de la circulation irlandaise : ralentir, se rabattre sur le côté et saluer en souriant d’un geste de l’index, voire baisser sa vitre et entamer une longue conversation (au Connemara, le Klaxon demeure un accessoire parfaitement théorique). Puis repartir sur la célèbre Sky Road, une langue de terre verte entre ciel et mer, près de Clifden, après un petit détour par la Kylemore Abbey, un couvent de bénédictines néogothique romantiquement dressé en bordure d’un lac.

Plaisir n° 2 : passer une nuit à l’Ashford Castle

Vous avez toujours rêvé de dormir dans le château de Robin des bois ? Alors l’ancienne résidence de la famille Guinness, transformée en hôtel cinq étoiles, où fut notamment tourné  » Un taxi mauve  » d’Yves Boisset (1977), vous ravira. Vestige du xiiie siècle protégé par un pont-levis, hérissé de tours et de tourelles, plongeant sur l’immense Lough Corrib (lac Corrib), qui isole presque le Connemara du reste de l’Irlande, les lieux hésitent entre le très sélect club british et le repaire de gentlemen-farmers. Il fait bon y savourer un thé sous les lambris du bar, où trônent des somptueux saumons naturalisés, avant de se perdre dans le dédale de couloirs couverts de bibliothèques débordant de vieux livres. L’espace d’une nuit, vous vous sentirez le  » landlord  » (seigneur) du château.

A dix minutes à pied à travers le parc, le charmant village de Cong, où vécurent au moins deux poètes û Oscar Wilde et The Edge, guitariste de U2 û célèbre depuis un demi-siècle le souvenir de  » L’Homme tranquille  » (1952), le mélo de John Ford tourné dans les environs. Pas un pub qui n’ait, accrochée au mur, sa photo de John Wayne en  » quiet man « , casquette irlandaise et yeux de velours. Une visite du misérable cottage en terre battue et au toit de chaume où le cow-boy de Hollywood eut le coup de foudre pour Maureen O’Hara est même proposée au visiteur. Mais, après deux Guinness au pub Ryan, tous les gens de la région vous chuchoteront qu’il s’agit d’une honteuse copie et que l’authentique cottage s’effondre misérablement à 10 kilomètres de là…

Plaisir n° 3 : arpenter le  » bog  »

On ne résiste pas au charme mélancolique de la lande irlandaise. Sous peine de s’enfoncer inexorablement dans le  » bog  » des vallées, on préférera les hauteurs û tout est relatif, le Benbaun, point culminant du Connemara, affichant fièrement 730 mètres… Le promeneur s’équipera d’un blouson contre la pluie, surtout si le soleil brille (de mémoire d’Irlandais, on n’a pas connu de journée sans averse au Connemara depuis, disons, trois siècles…). Ce pays, où l’on a coutume de dire que l’on vit les quatre saisons en une journée, offre des jeux de lumière inouïs : dans les Partry Mountains ou sur la péninsule de Renvyle, l’ocre de la lande et le rose verdoyant de la bruyère viennent mourir sur le bleu-gris des montagnes. Des bêlements de moutons semblent sortir tout droit des nuages. Au loin, dans la plaine, les longues tranchées noires d’où l’on extrait la tourbe à la pelle, avant de la laisser sécher en petites pyramides de briquettes.

Justement, plaisir n° 4 : se blottir près d’un feu de tourbe dans un pub

Ou comment achever voluptueusement une journée irlandaise. Ici, dès 18 heures, tout se passe derrière les vitres opaques des pubs :  » darts  » (fléchettes), billard, Guinness, et surtout, musique. En fin de semaine, pas de soirée sans accordéon, ni violon, ni traditionnel  » It’s a Long Way to Tipperary  » repris en ch£ur. Et, dans la petite cheminée de fonte, il y a toujours, à partir d’octobre, un peu de tourbe qui rougeoie. Son parfum âpre et sauvage imprégnera tous vos souvenirs irlandais.  » Il n’y a pas de forêt dans ce pays, donc il faut bien brûler quelque chose « , résume, fataliste, le patron du Field, à Leenane, dont le pub ouvre sur le somptueux fjord de Killary Harbour…

Mais, alors que vous vous laissez engourdir par les volutes hypnotiques de la tourbe, un détail incongru frappe soudain vos narines : pas la moindre fumée de cigarette en suspension au-dessus du bar ! Depuis le 1er janvier dernier, une loi bannit son usage dans tous les lieux publics d’Irlande. Une petite révolution au pays des pubs. Et, chose assez stupéfiante pour un Belge, cette loi est strictement respectée. Y compris au Field, créant une nouvelle sociabilité sur le seuil de l’établissement, où l’on n’a jamais vu autant de fumeurs se draguer joyeusement face à l’océan.

D’où, plaisir n° 5 : être abordé(e) par un(e) bel(le) Irlandais(e) à la recherche de feu devant un pub

Plaisir strictement réservé aux fumeurs.

Plaisir n° 6 : fouiller dans les rayons de Kenny’s Bookshop

C’est la librairie la plus célèbre d’Irlande. Fondée en 1940 par Maureen et Desmond Kenny sur High Street, l’artère commerçante de Galway, elle abrite des dizaines de milliers de livres sur trois étages labyrinthiques où l’on a pu croiser l’écrivain Edna O’Brien ou le poète Seamus Heaney, prix Nobel de littérature en 1995. Desmond Junior, qui a repris la librairie, a même été nommé fournisseur officiel de la bibliothèque du Congrès, à Washington, pour l’Irlande. Mais on y trouve toujours des livres de poche d’occasion à 2 euros.

Si vous y passez, procurez-vous  » McCarthy’s Bar « , hilarant récit de voyage à travers l’Ouest irlandais signé Pete McCarthy et vendu à 1 million d’exemplaires à travers le monde en 2000 (1). Toutes les clés du Connemara y sont livrées avec un humour dévastateur. Par-delà les récits de soirées arrosées dans les pubs, McCarthy pointe le principal charme des habitants de l’Ouest irlandais : le talent inné de donner à tout visiteur, en un sourire, le sentiment qu’il a toujours vécu ici. Peut-on imaginer plus grand bonheur en voyage ?

Jérôme Dupuis

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