A Londres, avec Savage Beauty, le Victoria and Albert Museum rend hommage à Alexander McQueen. Une rétrospective époustouflante de l’oeuvre et de l’univers de ce créateur de mode mort suicidé en 2010. Requiem pour un génie.

Il est entré au musée, à Londres, dans ce Victoria and Albert Museum (V&A) qu’il aimait tant, il disait qu’il aurait voulu y être enfermé toute la nuit. Alexander McQueen, créateur britannique visionnaire, a toujours eu des idées fulgurantes. La rétrospective dont il est le sujet grandeur nature le prouve, puissamment. Elle fut en réalité d’abord organisée par le Costume Institute du Metropolitan Museum of Art de New York, en 2011, un succès de foule, 650 000 visiteurs, seul Toutankhamon réussit à faire mieux, il faut dire que, avec Alexander McQueen, tout est toujours hors normes. Désormais londonienne et enrichie par les prêts de collectionneurs et amis délicieusement britanniques, cette exposition baptisée Savage Beauty dresse le portrait intime d’un poète de la mode ravageur.

Lee Alexander McQueen naît le 17 mars 1969, à Lewisham, South London, père taximan, mère enseignante, famille de six enfants. Très tôt, il a 15 ans, il apprend le métier de tailleur à Savile Row. En 1989, on le retrouve à Milan aux côtés de Romeo Gigli puis retour à Londres où il s’inscrit en master, en Fashion Design à Central Saint Martins. Son vestiaire de fin d’études, en 1992, s’appelle Jack the Ripper Stalks his Victims – tout son vocabulaire est déjà là, flagrant de beauté et de perfection ancrée dans l’époque victorienne – la styliste Isabella Blow achète les dix pièces de ce premier coup de maître. Elle ne le quittera plus, jusqu’à ce que la mort les sépare – ceux qui travaillèrent avec lui l’aimaient, et inversement, Lee avait le chic pour réunir autour de lui des talents qui viendraient sublimer le sien. En 1993, il lance sa marque à son nom, du prêt-à-porter Femme, succède en 1996 à John Galliano à la direction artistique de Givenchy, y restera jusqu’en 2000. Il se consacre alors entièrement à sa maison et finit par se suicider le 11 février 2010, à 40 ans. Résumé ainsi, cela fait sec et ne dit rien de ce qu’il fut, ni de ce qu’il laisse en héritage, et quel héritage.

Car Alexander McQueen a marqué l’histoire du secteur. Par sa façon d’envisager le vêtement et le corps. Par son savoir-faire impeccable et son talent jamais pris en défaut. Par son sens singulier de la narration et de la théâtralité. Par sa manière de transgresser les limites, d’osciller entre le bien et le mal. Et par son imagination abyssale. Il disait :  » Mon travail est autobiographique, toutes mes expériences, je les digère puis je les revomis dans la société.  »

 » I’M A ROMANTIC SCHIZOPHRENIC  »

L’exposition londonienne vous plonge corps et âme dans l’esthétique fascinante d’Alexander McQueen. A l’entrée, son portrait format XXL, on le dirait tout droit sorti des ténèbres, le ton est donné :  » Je suis un schizophrène romantique.  » La muséographie et la scénographie, subtiles mais en phase avec le personnage et son oeuvre, enchaînent les surprises d’une pièce à l’autre, en un voyage étonnant fait d’expériences sensorielles qui ne s’oublient pas. Des catacombes servent de décor justifié à l’une de ses collections d’inspiration tribale, Eshu, du nom d’une déesse Yoruba (automne-hiver 00-01) dans laquelle il transcende toutes les matières, tissus, cheveux, latex et boue.

Plus loin, un cabinet de curiosités noir et étagé sur une double hauteur aspire le visiteur. Y sont rangés, dans des niches, des coiffes, des bijoux, des chaussures imaginées avec d’autres concepteurs, car l’homme aimait les réflexions collectives, ceux qui ont collaboré avec lui vous le diront. Il y a là aussi des poupées qui tournent et des écrans où passent en boucle les images de ses shows qui n’ont pas pris une ride, ses vêtements non plus d’ailleurs. Il faut voir et revoir le défilé de l’automne-hiver 06-07, baptisé Widows of Culloden et faisant allusion à ses racines écossaises, au soulèvement des Jacobites et à la fameuse bataille de Culloden en 1745 qui fit des dégâts et pas mal de veuves éplorées, d’où le titre. La mélancolie y est ravageuse. Revivre en direct le final de cet événement file des frissons, et bien plus encore : Kate Moss éthérée comme un fantôme danse délicatement dans les airs, on pourrait croire que c’est un hologramme mais il s’agit en réalité d’un vieux procédé datant du XIXe siècle, avec miroirs et projecteurs, c’est beau à pleurer.

La beauté justement, Alexander McQueen ne cessait de la questionner. En trente-six collections, plus celles réalisées pour la maison Givenchy, il a réussi à retranscrire dans ses vêtements, ses accessoires, ses silhouettes et ses défilés estomaquants tout ce qui l’obsédait. Sans occulter cette part d’ombre qui le dévorait – s’il aimait les fleurs, c’est aussi parce qu’elles meurent puis qu’elles pourrissent.  » Qui sait ce qu’il aurait réalisé ensuite ? « , s’interroge la curatrice Claire Wilcox, responsable au V&A Museum des collections du XXe siècle et contemporaines. A l’instar du modiste Philip Treacy, du joaillier Shaun Leane, de la photographe Ann Ray aka Anne Deniau qui oeuvrèrent à ses côtés, en sachant qu’avec Alexander McQueen la vie et la mort valsaient enlacées. Témoignages.

Claire Wilcox : CURATRICE

 » En 1998, j’ai instauré des lives au musée dans les galeries du Victoria and Albert Museum, cela s’appelait Fashion in Motion. Le premier designer à y participer fut Philip Treacy, qui m’a introduite auprès d’Alexander McQueen. La fois suivante, il y prenait part, avec sa collection N°13 pour le printemps-été 1999. Elle était palpitante, il bouleversait la perception conventionnelle de la beauté et rendait hommage au mouvement Arts and Crafts. La championne des Jeux paralympiques Aimee Mullins était de la partie avec des prothèses en bois gravées inspirées par le sculpteur baroque Grinling Gibbons. Le final était spectaculaire, la danseuse Shalom Harlow tournant doucement sur elle-même tandis que des robots peignaient sa robe blanche à coups de spray jaune et noir (photo).

Quant à Plato’s Atlantis, (printemps-été 2010), le dernier opus entièrement réalisé par McQueen, personne n’avait rien vu de pareil auparavant, c’était une narration futuriste qui explorait la dévolution de l’humanité, les êtres humains devenant des créatures amphibies. C’était tellement nouveau, tellement innovant, ses prints digitaux étaient surprenants, ils fusionnaient sa passion pour la nature et la technologie. C’était aussi le premier défilé à être diffusé en live, sur le site de SHOWstudio. Plato’s Atlantis a largement été considéré comme la plus grande oeuvre de McQueen, mais qui sait ce qu’il aurait fait ensuite ? « 

Philip Treacy : MODISTE

 » Quand vous travaillez avec des gens bien, ils n’interfèrent pas, ils vous font confiance. C’était le cas d’Alexander. Pour la collection Widows of Culloden (automne-hiver 06-07, photo), quand il a fallu décorer le chapeau baptisé Bird’s Nest Headdress avec des oeufs embellis de gemmes Swarovski, j’ai choisi des ailes de canard, il semblait évident de les utiliser dans leur forme la plus pure tant elles étaient belles naturellement. Cela prend parfois vingt ans pour parvenir à user de matières si simplement.

Alexander était toujours excité parce qu’un chapeau, c’est un peu de magie injectée dans un défilé – et pour lui, le show était une question de vie et de mort… Je faisais particulièrement attention aux coiffes que je concevais pour lui parce qu’il cultivait l’excellence. Et l’idée de le décevoir n’était absolument pas une option. Cela devait toujours être génial, et il connaissait la différence entre ce qui l’est et ce qui ne l’est pas. Notre job, c’était de le rendre heureux. « 

Shaun Leane : JOAILLIER

 » Lee faisait vraiment confiance à mon esthétique et à mon artisanat. Il n’était pas nécessaire d’avoir beaucoup de dessins, une petite esquisse suffisait. Je pense que quand vous travaillez si longtemps avec quelqu’un, vous comprenez réellement son univers. Pour le Bird’s Nest Headdress (photo), j’ai rassemblé des centaines de brindilles et des branches de mon jardin pour les mouler et puis les couler en argent. Lee aimait puiser des éléments de la nature et les recréer dans des matières précieuses. Le nid était si beau, si réel. Et les oeufs étaient en argent pavé de Swarovski, entre 1 200 et 1 500 pierres chacun. Lee voulait que ce soit de la haute joaillerie mais contemporaine et que cela ressemble à des oeufs de cane, bleu et brun moucheté. Une fois ceux-ci fixés au nid, nous avons ajouté les plumes et c’est là que Philip Treacy est intervenu. La façon dont il a positionné les ailes était parfaite : on aurait dit que le nid allait prendre son envol… Lee avait tout en tête et il savait exactement ce qu’il faisait. Nous, collaborateurs, nous n’avions parfois pas de vision globale, et quand on voyait le show entier prendre forme, on comprenait combien c’était un génie. Tout ce qu’il faisait était tellement d’avant-garde, il repoussait les limites.  »

Ann Ray – AKA ANNE DENIAU, PHOTOGRAPHE ET RÉALISATRICE DE FILM (*)

 » La collection titrée N°13 (printemps-été 1999) fut un moment irrésistible et très émouvant, une performance artistique exceptionnelle avec Shalom Harlow en robe blanche peinte par deux robots. Ce fut aussi un moment crucial : soudain, cela fut si clair, si c’était besoin, que Lee était entré dans la sphère fashion par son talent, mais qu’il existait en réalité un énorme malentendu sur son essence. Lee était un authentique poète, sombre et léger. Tout le nourrissait – l’histoire, un film, un détail -, et ses inspirations traversaient le prisme de son esprit d’une manière unique. Il mettait au point des vêtements, des installations, des moments absolument nouveaux, dans le sens où personne n’avait rien imaginé de tel avant lui. Il a sa place dans l’histoire de la mode et ce, dès ses débuts. Mais je regrette qu’aujourd’hui on regarde ses vêtements seuls et que l’on oublie l’homme et sa vision. Non que ses créations ne méritent des applaudissements sans fin mais réduire Lee Alexander McQueen à un  » fashion designer  » ne me semble pas correct. Seuls quelques privilégiés ont vu ses défilés, je recommande donc vivement à quiconque est intéressé par Lee de regarder tous ses shows, d’écouter toutes les interviews disponibles – et son rire si gai -, tout y est. Je n’aime pas quand la légende prend le pas sur l’être humain… Je me souviens d’un homme très spécial.  »

Alexander McQueen, Savage Beauty, en partenariat avec Swarovski, au Victoria and Albert Museum, Cromwell Road, à Londres SW7 2 RL. www.vam.ac.uk Jusqu’au 2 août prochain.

Le musée est partenaire du programme Eurostar 2 FOR 1, soit deux entrées pour le prix d’une, sur présentation des billets Eurostar.

(*) Ann Ray aka Anne Deniau est également l’auteure de Love Looks Not with the Eyes, album de photos tirées de sa collection de 30 000 clichés argentiques pris entre 1997 et 2010 aux côtés d’Alexander McQueen.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content