Aux confins de l’Europe, au nord de la Roumanie, la Bucovine vit au rythme des prières s’élevant des monastères perdus au sein des collines et des églises recouvertes de fresques belles à couper le souffle.

Le monastère de Sihastria est enchâssé dans un écrin de forêts. Seul un étroit chemin de pierres permet d’y accéder. Le décor appartient ici véritablement au Moyen Age. Le Père Niphone nous attend devant le porche. Son regard est doux, tout à l’image des collines de son pays. Pétri par celui-ci, Niphone semble n’avoir aucun âge. Deux cents moines et frères orthodoxes vivent dans ce monastère affichant « complet », comme tous les autres d’ailleurs, tant ce pays connaît un regain de vocations. A l’intérieur, comme à l’extérieur, il règne une intense ferveur et une activité fébrile : des moines lisent; d’autres prient; des chevaux sont soignés; les cochons reçoivent leur pitance; une jeune nonne prend de l’eau au puits… L’atmosphère rappelle « Le Nom de la rose » d’Umberto Eco.

Dans ce monastère du bout de l’Europe, les visiteurs sont peu nombreux et les touristes inexistants, faute d’infrastructure et de promotion. « C’est ici, nous dit Niphone, que Ceaucescu, lors de la mort de sa mère, était venu secrètement prier. Ce qui n’a pas empêché la communauté monastique de subir de nombreuses pressions. Le haut clergé de l’église roumaine, explique-t-il encore avec une certaine amertume, avait été subjugué par l’Etat au nom de  » compromis utiles ». De nombreux prêtres de paroisses étaient devenus des informateurs de la Sécurité d’Etat. » Les moines, eux, qui restaient isolés de la vie publique, résistaient mieux. Et certains monastères étaient ainsi devenus l’unique lieu de préservation de la culture traditionnelle roumaine.

A Sihastria, comme dans les autres monastères, la vie de chacun est réglée suivant un horaire immuable. Le moine se réveille à 5 heures pour la prière. A 6 heures, il déjeune d’un morceau de pain et d’un oignon avant de se rendre à son travail qu’il choisit selon sa spécialité. Depuis que le monastère a vu ses terres restituées, plus de 200 hectares sont maintenant cultivés et le travail ne manque pas. Les frères rentrent le foin, engrangent le maïs et veillent à l’entretien général. La nourriture est abondante et les pauvres reçoivent l’aumône. « Mais nous, nous ne mangeons pas de viande, tient à préciser Niphone. En demeurant végétariens, nous nous sentons plus proches de l’union avec Dieu. » Le repas est cependant arrosé d’un solide vin rouge. « Le vin n’altère pas le chemin spirituel,explique notre hôte. En Moldavie, le vin est si bon qu’il élimine les nitrates du corps. »

Une fois repu, Niphone sera notre guide. Mémoire vivante de son pays, l’homme est intarissable. « L’histoire sommeille ici dans les monastères » affirme-t-il. Des siècles durant, la Moldavie fut en effet une terre d’enjeux où s’affrontèrent Hongrois, Polonais, Tatares de la Horde d’Or, Russes et Turcs. Finalement, après des luttes dramatiques menées par Etienne le Grand, aujourd’hui encore vénéré dans toute la Moldavie, le pays fut obligé de reconnaître au XVe siècle la suzeraineté turque. Lors de brefs instants de répit, une vie culturelle et artistique séduisante va tout de même éclore, profondément originale, puisant son inspiration dans l’art et la culture des pays voisins comme la Serbie, la Pologne, la Russie et, aussi, Byzance bien sûr. Pour preuve, les fresques extérieures des églises, l’un des joyaux de l’art moldave. Véritable « Bible illustrée » du Moyen Age, unique en son genre, elles dessinent sur les murs extérieurs des églises des scènes historiques et religieuses se révélant un véritable programme éducatif. Au menu: récits, légendes, coutumes et grands événements historiques tel le siège de Constantinople. Rien n’a été oublié.

Peintures en péril

A l’origine, les édifices tant laïques que religieux, étaient construits essentiellement en bois, plus précisément en poutres disposées et assemblées horizontalement. Au XVIe siècle, l’âge d’or de la Moldavie, apparaît l’architecture de pierre et de brique. Avec une première église en maçonnerie: la basilique Saint-Nicolas de Radauti. La nouvelle église est érigée autour de l’ancienne qui tout en assumant toujours sa fonction, sert d’échafaudage intérieur. Quand la nouvelle basilique atteint une certaine hauteur, l’ancienne est démontée poutre par poutre pour être évacuée par la porte.

Les plus anciennes peintures murales qui ornent les églises de Moldavie datent de la première moitié du XVe siècle. La fumée des cierges, la couche trop mince de crépi sur laquelle elles reposaient jusqu’au XVIe siècle les ont beaucoup fragilisées. Ainsi, le nombre d’églises qui ont conservé relativement intactes leurs peintures extérieures est réduit. Il n’empêche, les peintures murales qui, elles, ont survécu ont résisté aux intempéries d’un climat continental fort rude grâce à la maîtrise d’une technique dite de la fresque dont Michel-Ange disait qu’elle est « la manière de peindre la plus difficile et la plus audacieuse ». Les couleurs d’origine minérale étaient délayées à l’eau sur un enduit de mortier frais ou de chaux encore humide. Il s’agissait pour l’artiste de faire preuve d’habileté car en séchant, la surface peinte durcissait rapidement. Ni les intempéries, ni les rayons du soleil ne pouvaient, en revanche, alors affecter l’intensité des tons.

L’essence de la religion

Toute la peinture religieuse des pays orthodoxes durant la période féodale est imbibée directement de l’héritage de Byzance. Pas étonnant dès lors de retrouver les mêmes thèmes regroupés dans toutes les églises moldaves. Toujours appliquée sur les parois de l’abside principale, la « hiérarchie céleste » domine. Elle donne lieu à une vaste représentation. Au sommet figure habituellement un Christ tout-puissant appellé « Pantocrator »; au-dessous trône la Vierge, impératrice du ciel, tenant l’enfant Jésus dans ses bras ainsi que l’Agneau mystique. Après la sainte Trinité, viennent les apôtres, les saints, les archanges et les séraphins. « C’était une manière pour le Prince, de rappeler à ses sujets que la hiérarchie féodale était le reflet de la hiérarchie céleste », précise le père Niphone.

Second thème généralement représenté dans ces lieux saints, la généalogie de Jésus, appellé l’Arbre de Jessé. « On touche ici à l’essence même de la religion, explique Niphone. Jésus est véritablement le fils de l’Homme (l’humanité). L’ascendance de Jésus symbolise l’Homme dans son cheminement spirituel intérieur et qui est appelé à accoucher du Christ, son Fils intérieur. » En d’autres termes, il s’agit de montrer que « Dieu s’est fait Homme pour que l’Homme se fasse Dieu. »

Bien d’autres thèmes sont encore illustrés. Parmi les plus importants, celui du Jugement dernier l' »Hymne acathiste » ( NDLR: « sans être assis », car on ne le chante que debout) dédié à la Vierge. Il aurait été composé au VIIe siècle, à l’occasion du siège de Byzance par le roi de Perse Chosroês II. La légende raconte que la capitale byzantine fut sauvée grâce à l’intervention de la Sainte Vierge dont on implorait régulièrement la protection lors des incessants conflits que connut alors la région, surtout avec les Ottomans.

Le thème du Jugement dernier fait office d’avertissement pour tous ceux qui ne se conformeraient pas à l’ordre social. Jésus-Christ est représenté en Juge suprême, entouré d’une garde d’anges et encadré par la Vierge intercédant pour le pardon de l’humanité. Les apôtres, assis sur des bancs, jouent le rôle des assesseurs. Puis vient la balance devant laquelle des âmes terrorisées attendent le verdict. Plus bas, des diablotins accueillent les damnés. A gauche, sur un fond blanc symbolisant le paradis, les élus jouissent de la sérénité éternelle, assis sur les genoux des patriarches.

Outre le Jugement dernier, la scénographie picturale moldave met les fidèles en garde contre un autre danger qui guette l’âme sitôt après la mort : « les douanes célestes », perçues par vingt-quatre diables, chacun pour un péché différent. Cette légende eschatologique, très répandue dans tout l’Orient, n’est illustrée qu’en Moldavie. L’âme, escortée par son ange gardien, escalade une haute tour, vers le ciel, mais à chaque étage elle doit subir l’assaut d’un diable préposé à la « douane ». Malheureusement cette scène, peinte d’habitude sur le mur nord ou ouest des églises, n’a nulle part été conservée intacte.

Niphone est un passionné. C’est la sonnerie de la cloche de 17 heures qui le rappelle à ses obligations monastiques. La prière du soir l’attend. Elle l’occupera jusqu’à 19 heures. Après le repas, c’est promis, Niphone continuera à raconter ses fresques. Mais pas trop longtemps. On se couche tôt en Moldavie !

Texte et photos: Vincent Dudant et Véronique Lohest

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