Voilà dix ans que le plus parisien des créateurs américains officie en tant que directeur artistique de Vuitton. Son style : concilier sans faux-semblants le luxe et une culture issue de la rue. Pour Weekend, il évoque les étapes d’un parcours taillé sur mesure.

Bas de jogging rose retroussé sur des mollets bronzés, sweat en coton noir, silhouette filiforme et cheveux ultracourts qui mettent en valeur d’énormes diams à la P. Diddy aux oreilles : c’est le Marc Jacobs  » new style  » qui nous reçoit dans son lumineux studio de la rue du Pont-Neuf, à Paris. De son ancienne panoplie il a gardé ses éternelles tennis Stan Smith blanches, comme un totem de cette  » cool attitude  » qui lui colle à la peau. Que ce soit pour Vuitton ou pour sa propre marque, il a su maintenir le cap en conciliant sans faux-semblants le luxe et une culture issue de la rue. Ce New-Yorkais pur jus désormais installé à Paris a créé sa marque en 1986 avec son associé de toujours, Robert Duffy, et voilà maintenant dix ans que Bernard Arnault l’a nommé à la tête du style Vuitton. En quelques collections, il a su  » revamper  » la griffe embourgeoisée et le succès ne s’est pas démenti depuis, avec une collection d’accessoires à croissance vertigineuse, du prêt-à-porter, des montres et de la joaillerie distribués dans près de 400 boutiques à travers le monde. Rencontre.

Weekend Le Vif/L’Express : Après dix ans passés chez Vuitton, comment vous sentez-vous ?

Marc Jacobs : Je suis vraiment heureux ici, c’est un peu ma maison ! Au début, c’était stressant de travailler pour une marque établie comme Vuitton. C’est encore le cas aujourd’hui, mais pour des raisons différentes, parce que c’est devenu énorme. Tout grandit d’une façon positive et les gens ont intégré que Vuitton ne fabriquait plus seulement des bagages ! En dix ans, je n’ai pas changé ma manière de travailler : j’aime mettre la main à la pâte, couper les tissus… L’idée du designer dans sa tour d’ivoire est ridicule, c’est un travail collectif qui rend la chose possible et évite l’ennui.

Qu’est-ce qui a le plus changé dans la mode ces dix dernières années ?

La mode est devenue un divertissement aussi important que le sport. Tout est démultiplié par rapport à la décennie précédente et le système d’information s’est accéléré. En pleine période minimaliste, on attribuait une valeur quasi religieuse à la mode, mais, aujourd’hui, c’est juste une célébration joyeuse. On peut être minimaliste, excessif, grunge… Peu importe son look, du moment qu’on en ait un ! Et même quand on rejette la mode, ça devient une posture en soi. Que l’on s’habille chez Zara ou chez Vuitton, tout le monde est concerné, alors qu’avant le luxe et la rue étaient déconnectés.

Comment s’est construite la collection de l’automne-hiver ?

Elaborer une collection prend environ six mois, et il y a beaucoup de changements en cours de route, dus aux rencontres, à la musique que vous écoutez, à une exposition qui vous a marqué, etc. Pour moi, être contemporain, c’est réagir à ces stimulus et être capable d’être flexible tout au long du processus. Pour la dernière, on avait en tête les tableaux de Vermeer et Scarlett Johansson dans La Jeune Fille à la perle. D’où ces nuances de peintures néerlandaises, les bérets et les proportions un peu  » oversized « , comme des vêtements de peintre. Mais je n’aime pas trop parler des inspirations et imposer des références marquées. Ce ne sont pas des sculptures, je veux les voir vivre dans la rue !

Vuitton est sans doute le meilleur exemple de globalisation de la mode. Pensez-vous qu’à ce niveau elle puisse encore exprimer les différences culturelles ?

Quand on schématise, on peut dire à quoi ressemble une femme à Paris, à Londres, à New York ou à Tokyo. L’environnement de la ville, l’architecture, le paysage conditionnent, même inconsciemment, la façon dont les gens se protègent avec leurs vêtements. Mais c’est plus de la psychologie qu’un propos de mode… En tout cas, pour Vuitton et pour ma marque, basée à New York, j’exprime des attitudes différentes et les équipes sont bien séparées. La femme Vuitton cherche à affirmer un statut en s’habillant, elle veut que les gens sachent ce qu’elle porte. Avec Marc Jacobs, il y a un côté un peu plus intérieur.

Pour votre marque, vous avez créé une collection grunge qui a fait sensation en 1993. Est-il encore possible de choquer avec la mode ?

Quand j’ai créé cette collection, mon intention n’était pas du tout de choquer. Je retranscrivais juste un univers qui me touchait : la musique, la photo et un nouveau type de mannequins incarné par Stella Tennant ou Kate Moss. Elles avaient un vrai style, une façon incroyable de mélanger les vêtements et j’étais sensible à ça. J’aimais cette idée d’imperfection et de beauté, d’innocence et de bruit, les photographies de Juergen Teller. Quand on regarde vingt ans en arrière, les vrais changements s’inscrivent plus dans la durée que dans les chocs de l’instant.

On vous voit souvent étudier des vêtements de friperie, à la différence de bon nombre de créateurs qui cachent leurs inspirations.

Beaucoup de gens ont peur de passer pour des usurpateurs, mais je pense que chaque choix est un effort créatif. Si je regarde une veste des puces, le vêtement que je vais faire après ne sera jamais le même. Je suis très honnête sur ce point et je garde en tête cette citation de Coco Chanel :  » La créativité n’a pas de mémoire « . Elle-même s’inspirait des vestes d’homme en tweed. Au xxie siècle, cela semble d’autant plus prétentieux de prétendre avoir inventé telle ou telle chose. Ce qui compte, c’est le résultat et ce que vous avez dans les mains. Margiela refait des vêtements à l’identique avec la ligne Replica : c’est non pas une recréation nostalgique du passé, mais une façon singulière de présenter des idées.

A quel âge avez-vous décidé de faire de la mode ?

J’étais entouré de gens qui étaient très sensibles à l’art en général. Ils m’ont encouragé à faire ce que j’aimais. J’ai passé une grande partie de mon enfance avec ma grand-mère paternelle, qui était extrêmement élégante, une très belle personne avec des valeurs. J’ai eu vraiment conscience de ce que je voulais faire vers 13 ou 14 ans. Un peu plus tard, j’ai été aussi séduit par les gens que je voyais dans des endroits comme le Studio 54, à New York, la liberté avec laquelle ils s’habillaient. J’avais 16 ou 17 ans et je voulais faire partie de cet environnement créatif. C’était une époque vraiment unique mais aujourd’hui, à 44 ans, mon plaisir c’est d’aller dans des galeries, de passer du temps avec des amis…

Quelles sont les femmes qui vous inspirent ?

Ce n’est pas une démarche réfléchie, mais je suis influencé par des femmes qui ont un discours créatif, que ce soit l’artiste peintre américaine Elizabeth Peyton, Sofia Coppola, Kim Gordon du groupe de rock Sonic Youth, la réalisatrice Zoe Cassavetes ou Debbie Harry, la chanteuse de Blondie. J’aime les femmes qui affirment un style, que leur mode d’expression soit l’écriture, la peinture, le cinéma, la musique ou la mode. Je trouve ça plus inspirant que la façon dont elles s’habillent. Ce qui me touche le plus, c’est l’énergie, la présence. Je n’ai pas d’obsession physique, c’est vraiment une affaire de personnalité.

Vous avez dessiné des bagages pour le prochain film de Wes Anderson, comment s’est passée cette collaboration ?

Sofia Coppola nous a présentés il y a quelque temps et il est devenu un ami. J’aime sa fantaisie et son intelligence et il a réalisé un de mes films cultes, La Famille Tenenbaum. Pour The Darjeeling Limited, il est venu me voir avec une idée de bagages incroyables. Qui plus que Vuitton pouvait en fabriquer d’exceptionnels ? C’est un élément clé du scénario, parce que Wes est un perfectionniste qui accorde un rôle central au moindre détail. Les ateliers y ont énormément travaillé et c’est ma première collaboration de la sorte. Concernant les costumes, je n’en ai pas encore dessiné pour le cinéma, mais bien pour un ballet de Benjamin Millepied en 2006. C’était une expérience formidable, parce que j’adore la danse et la chorégraphie.

De quelle façon l’artiste japonais Takashi Murakami vous a-t-il associé à sa rétrospective qui débute en octobre prochain à Los Angeles ?

Notre première rencontre remonte à 2003. Pour sa rétrospective, il a voulu recréer une boutique-installation Vuitton. C’est passionnant, parce que le shopping et le désir qu’il procure représentent une question comportementale et sociale. Je ne sais pas si l’art imite la vie ou l’inverse, mais c’est une bonne illustration de cette problématique. J’aime cette tradition de collaborations entre l’art et la mode, comme du temps d’Elsa Schiaparelli ou de Chanel. En arrivant chez Vuitton, j’ai eu envie de réunir différentes voix créatives au service de la marque. J’ai en tête cette phrase du couturier américain Mainbocher :  » La mode n’est pas un art, mais fait partie d’un art de vivre « .

Quelle relation entretenez-vous avec l’art contemporain, érudite ou plus instinctive ?

Je réponds juste à ce que j’aime. Là encore, il n’y a pas de bons ou de mauvais choix, c’est une opinion subjective. Et j’ai souvent la chance de rencontrer les artistes que j’apprécie et de pouvoir suivre l’évolution de leur travail. J’aime aussi beaucoup le design mobilier du milieu du xxe siècle. Beaucoup de choses me stimulent, j’ai un regard éclectique, mais je ne suis pas changeant.

Votre contrat avec Vuitton dure jusqu’en 2008, pourriez-vous y passer dix ans de plus ?

Honnêtement, je préfère penser à l’instant présent. Le futur me paralyse et me rend anxieux !

Propos recueillis par Anne-Laure Quilleriet

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