LA COURSE AUX ÉLUS

À quelques semaines des fêtes de fin d’année pendant lesquelles les grands noms du parfum scellent jusqu’à 40 % de leur chiffre d’affaires, les lancements se suivent et se ressemblent. Un peu, beaucoup ou pas du tout. Pleins feux sur ces nouveaux candidats à la postérité.

L’argent, dit-on, n’a pas d’odeur. Pourtant, cet automne, le business des nouveaux féminins fleure bon le fruité gourmand si l’on en croit la pyramide olfactive des futurs candidats à la postérité. Face à l’avalanche des lancements – on parle de 200 à 250 fragrances, Homme et Femme, mises sur le marché chaque année rien que dans la distribution sélective -, sortir un longseller – autrement dit un produit qui perdure dans le temps – tient aujourd’hui de la gageure. Dans ce secteur ultracompétitif dont le chiffre d’affaires sur la Belgique et le Luxembourg tourne autour des 300 millions d’euros par an, tous les grands noms du luxe se retrouvent au coude à coude. En particulier cette année où de nombreuses maisons – Lancôme, Cacharel, Yves Saint Laurent, entre autres – proposent pour la première fois depuis longtemps des histoires olfactives originales.

Dopé par une campagne télé léchée – mettant en scène l’universelle et consensuelle Julia Roberts – et une mise en place chez les distributeurs quasi inévitable, La Vie est Belle, le dernier-né des jus Lancôme, a immédiatement squatté la tête des charts de la parfumerie, ravissant même la première place, en septembre dernier, au cumul des cinq grands marchés européens (France, Royaume-Uni, Espagne, Italie et Allemagne) en arrachant à ses concurrents 3,3 % de part de marché. Un pourcentage qui peut paraître infime et qui en dit long sur la volatilité d’un secteur particulièrement fragmenté.  » Dès que l’on parle de luxe, les choses se jouent toujours à quelques pièces par point de vente par mois, assure Werner Hirschi, directeur général L’Oréal Luxe Benelux. Lorsque votre parfum atteint 5 % de part de marché, c’est énorme. Cela signifie qu’une fragrance sur vingt vendue en parfumerie est la vôtre. Et ça c’est vraiment beaucoup si l’on regarde la panoplie de produits disponibles. Dans notre métier, on considère qu’il faut être au-delà de 0,5 % de part de marché pour exister. « 

Atteindre ce chiffre butoir lorsque les campagnes publicitaires battent leur plein est (déjà) une chose. S’y maintenir en est une autre, tant la tentation peut être grande pour un distributeur de remplacer un produit un peu lent au démarrage par la dernière déclinaison – dans le jargon des parfumeurs on appelle ça un flanker – d’un jus qui a déjà fait ses preuves.  » On ne laisse plus aux parfums le temps nécessaire pour s’installer, regrette Olivier Cresp, l’un des nez les plus influents de la parfumerie contemporaine ( lire aussi en pages 32 à 34). Or, de nouveaux goûts, il faut savoir les imposer mais avec respect. Lorsque j’ai créé Angel – lors de sa sortie, c’était un véritable ovni – on nous avait donné trois ans pour en faire un succès. Aujourd’hui, vous avez au bas mot six mois pour convaincre.  »

SÉDUISANTES NOTES DE TÊTE

Parce qu’il faut séduire vite, accrocher le chaland dès les premières gouttes vaporisées sur la mouillette, les notes de tête font souvent, à elles seules, la plus grosse partie du boulot.  » Nos futures clientes ont rarement beaucoup de temps pour choisir, reconnaît Dominique Ropion, le créateur du nouveau Catch Me… de Cacharel. Elles ne sont pas toujours très averties non plus. Si le démarrage est difficile, si c’est trop segmentant, la plupart vont s’en détourner. Plus c’est plaisant au départ, plus on remporte des suffrages. Mais cela ne suffit pas. Il faut que le reste du jus soit cohérent : que la tête soit en accord avec ce qui suit. Surtout, le parfum doit être signé : cela ne veut pas dire qu’il doit être violent ou provocateur. Il existe si on le reconnaît, sans hésitation. « 

Par peur de l’échec, la tentation (risquée) d’étalonner  » ce qui marche  » pour mieux s’en inspirer entraîne une banalisation des senteurs : incapables de vraiment sortir du lot, ces fragrances  » compils  » peinent aussi à gravir les marches tant convoitées du top 10.  » Pour qu’un jus ait la moindre chance de se démarquer, il faut une petite aspérité quelque part, insiste Véronique Gautier, directrice générale des parfums Giorgio Armani. C’est ça qui va provoquer l’addiction. On ne dure pas sans prise de risque. À force de tester et de retester, de demander aux parfumeurs :  » Sors-moi quelque chose qui ressemble à X, Y et Z « , on se retrouve avec un truc lisse qui lasse et qu’on abandonne dans un coin de sa salle de bains. « 

Si la barre fatidique des 0,5 % est heureusement franchie, la bataille du lancement est loin d’être définitivement gagnée pour autant. À l’eau de parfum succéderont rapidement l’eau de toilette, l’eau fraîche ou l’extrait.  » La faute à la génération Kleenex, bougonne Olivier Cresp. Le beau ne suffit plus, il faut des nouveautés en permanence. Mais attention : à force de bombarder le consommateur, il ne s’y retrouve plus ! Trop d’info tue l’info, c’est bien connu. Même les professionnels finissent par être perdus. « 

Locomotives du marché de la beauté, les parfums, qui représentent plus de 60 % du budget cosmétiques des Belges, doivent faire face à une véritable quadrature du cercle : alors que les lancements de nouvelles fragrances se multiplient, les mêmes noms trustent à peu de chose près les dix premières places des meilleures ventes depuis cinq ans. Pour se maintenir dans ce très convoité top 10, les J’Adore, Chanel N°5 et autres Angel rivalisent à coups de campagnes prestigieuses, de flacons collector ou d’éditions limitées, entrant elles aussi en concurrence frontale avec les apprentis best-sellers de leur propre maison qui tentent tant bien que mal de se faire une place au soleil.

DES FRANCHISES REVITALISÉES

 » Si l’on ne veut pas reculer, il faut se renouveler, poursuit Werner Hirschi. Il y a une dizaine d’années encore, on pouvait se permettre de laisser passer cinq ans entre deux grands  » piliers « . Aujourd’hui les temps d’attente sont beaucoup plus courts, surtout si le dernier lancement n’a pas atteint ses objectifs. Il faut alors revenir rapidement avec une nouvelle proposition.  » Une peur du vide qui se traduit également par une multiplication de flankers tantôt très éphémères, tantôt tellement pertinents qu’ils finissent par supplanter leur modèle.  » Toutes les grandes maisons ont intérêt à travailler leurs franchises, ajoute Werner Hirschi. À  » rajeunir  » – dans tous les sens du terme – ces marques dans la marque en ajoutant de nouvelles références à leur gamme avec une certaine régularité. De cette manière, on reparle du jus, de son histoire, il y a un buzz de plus ou moins longue durée autour du petit dernier, mais surtout, cela aura tendance à stabiliser, si pas, booster les ventes du classique. « 

Coco Mademoiselle, petite s£ur du Coco initial, lancé en 2001 sans grand tintamarre et désormais pilier à part entière de Chanel, est l’un des plus beaux exemples de ces jus dérivés devenus stars. En arrivant cet hiver avec une version orientale et sombre de son classique, la maison Chanel conforte la stratégie qu’elle semble suivre depuis de nombreuses années : mieux vaut capitaliser sur ses racines et ses acquis – en s’offrant Brad Pitt pour la dernière campagne de N°5 par exemple – que de prendre le risque de partir d’une page complètement blanche.  » Notre rythme de travail ne nous est pas imposé par l’extérieur, souligne Jacques Polge, nez  » in house  » chez Chanel depuis 1978. Nous lancerons un nouveau parfum lorsque nous aurons trouvé ce qu’il nous faut. D’une certaine manière, j’y travaille depuis plus de vingt ans. Nous sommes sans cesse en recherche, nous menons toujours plusieurs projets en parallèle. Et les découvertes que l’on fait sur l’un peuvent tout à coup s’appliquer à l’autre. La dernière en date a donné Coco Noir.  » Emballé dans un flacon sombre, opaque et sanglé de mystère, il se veut le remake moderne de son mythique cousin qu’il réinvente autrement.

 » L’évolution naturelle d’un catalogue de parfums est un processus vivant, presque biologique, insiste Stephan Bezy, directeur général international d’Yves Saint Laurent Beauté qui s’apprête à écrire, avec Manifesto, une toute nouvelle page de l’histoire des fragrances YSL. Des jus disparaissent, d’autres naissent, les piliers restent. Les années passent, le marché évolue mais l’esprit de jeunesse et d’ouverture de la marque doit rester le même. Les parfums qui ont réussi à s’imposer ont toujours été en prise directe avec leur époque. Sans occulter le succès d’Opium – dès qu’on le met en scène dans une nouvelle campagne, il fait toujours preuve d’une réactivité incroyable – il était temps pour nous de nous interroger sur la femme Saint Laurent d’aujourd’hui. « 

DANS L’OMBRE DU CLASSIQUE

Un constat partagé aussi chez Miyake dont la toute nouvelle fragrance baptisée Pleats Please – un floral à la communication habitée par de jeunes femmes en mouvement – rompt définitivement avec les codes épurés à l’extrême des célèbres Eaux d’Issey.  » Elles sont à la fois notre point de départ, ce qui nous maintient en vie mais elles nous font de l’ombre aussi, reconnaît Rémy Gomez, président du groupe BPI (Beauté Prestige International) qui détient la licence des parfums d’Issey Miyake. En vingt-deux ans, nous avons lancé quatre féminins – ce qui n’est pas beaucoup -, et il nous en a fallu dix-neuf pour oser sortir de notre territoire d’inspiration initial – les éléments avec l’eau, le feu, l’air… – pour parler de cette marque autrement. Au final, c’est le succès rencontré par l’un de nos flankers, L’Eau d’Issey Florale – un jus rose, féminin et fleuri comme son nom l’indique – qui nous a convaincus de sauter le pas. C’est tout naturellement que nous nous sommes tournés vers la maison Pleats Please – du nom de la ligne de vêtements plissés et colorés du créateur japonais – la plus riche et la plus complémentaire aussi. Pour rajeunir sa cible, toucher des gens potentiellement différents, il faut pouvoir changer de style radicalement sans tourner le dos au passé pour autant.  » Soigner l’équilibre entre les anciens et les modernes, comme dans toutes les grandes familles, finalement.

PAR ISABELLE WILLOT

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