Après Karl Lagerfeld ou Lanvin, Donatella Versace dessine la huitième collection  » créateur  » pour H&M. Une opération qui souligne un peu plus encore la porosité des frontières entre luxe et fast-fashion. Quand la mode popu se la joue pointu, et vice versa : retour sur un phénomène gagnant de ce début de siècle.

« Le jour J : on met son réveil à 02 h 42. Si si, ce n’est pas une blague (pour plus de facilité : on le personnalise avec un message du type : aaaaaalllez debout ! ! ! Versace est à toi ! ! !).  » Source : so-ladies.com, un des innombrables blogs de mode girly qui pullulent sur la Toile. Si tout se déroule donc comme prévu, ce jeudi 17 novembre, les fashionistas seront là, dès l’aube pour les plus hystériques, à faire le pied de grue devant les 300 magasins H&M des plus grandes villes de la planète. L’enjeu : à 8 heures tapantes, la mini-collection dessinée par Donatella Versace pour le géant suédois sera enfin mise en vente. Après cinq mois de communication au compte-gouttes sur le contenu de ce vestiaire revisitant l’ADN de la marque à la méduse, le désir est à son comble. Mardi 8 novembre, à New York, Donatella organisait un vrai défilé, glamour et sexy en diable comme elle en donne à Milan pour sa propre marque (nous y étions parmi les VIP, retrouvez le compte-rendu en images sur www.levif.weekend.be). Un show qui achevait en tout cas de cautionner l’envie des consommatrices chauffées à bloc. Les plus zélées ont déjà repéré sur le Net laquelle des quarante pièces vendues entre 20 et 350 euros (soit environ dix fois moins cher que l’original) il leur faudra ab-so-lu-ment ! Un legging à imprimés tropicaux (29 euros) ? Une jupe plissée à rebords glitter (59,95 euros) ? Une chose est certaine : la robe droite en cuir clouté (249 euros) portée en avant- première par Anna Della Russo, rédactrice en chef de Vogue Japon, durant la Fashion Week parisienne, est déjà un hit assuré, argument d’autorité oblige. Et selon le principe organisé de la pénurie, il n’y en aura forcément pas pour tout le monde.

CONFUSION DES GENRES

Cette stratégie de la rareté empruntée au monde du luxe a fait ses preuves depuis le partenariat en 2004 entre H&M et Karl Lagerfeld, première pointure du luxe qui accepta – avant Stella McCartney, Sonia Rykiel ou encore Lanvin – de prêter sa légitimité  » couture  » à l’enseigne scandinave.  » Sa collection pour H&M est le signe d’une nouvelle époque, affirme Serge Carreira, maître de conférences sur la mode et le luxe à SciencesPo, Paris. Certes, des créateurs avaient déjà collaboré avec des catalogues de vente par correspondance (lire encadré en page 28) ou avaient signé des collections pour d’autres marques. Mais cette capsule dessinée par le Kaiser Karl pour une des plus puissantes enseignes internationales de grande diffusion va révéler un changement profond du secteur et des consommateurs. A propos de cette alliance originale, Lagerfeld affirmait « avec cette collection, H&M fait du snobisme à l’envers et donne à l’accessible ses lettres de noblesse ».  » Après coup, l’homme au catogan se montra déçu par cette union soldée par des scènes de crêpages de chignon en magasin –  » Tout cela m’amusait parce que c’était populaire, confiait-il à Libération le 18 novembre 2004, quelques jours après ces mini-émeutes en talons hauts, mais c’est devenu un événement tellement exclusif qu’il a pris un sens inverse. Quand je veux de l’exclusif, je travaille pour Chanel ! « 

Malgré le coup de gueule de KL sur la manière, dans le fond, c’est bien cette confusion des genres qui explique encore aujourd’hui le succès de foule des opérations  » créateurs  » cornaquées non seulement par H&M mais aussi par les Japonais d’Uniqlo (avec Jil Sander) ou les Américains de Target (avec Missoni). Les lignes de démarcation qui séparaient autrefois le vêtement haut de gamme de la fringue low-cost ne sont plus aussi claires et nettes. À la faveur d’une espèce d’aplanissement de la hiérarchie et des valeurs, les consommateurs mélangent allègrement le griffé et le produit blanc. Leur trait d’union : une même source créative, qu’elle soit tangible, ou simplement copiée des podiums – une discipline qui fait, on le sait, le succès quotidien du géant suédois et des Espagnols d’Inditex (Zara, Massimo Dutti, Bershka).  » Cher ou pas cher, les références et les représentations se juxtaposent, poursuit Serge Carreira. Les frontières n’ont jamais été aussi floues. Il y a même, parfois, un mélange des genres, les marques de grande diffusion reprenant les codes des maisons de luxe : esthétique, mannequins vedettes, photographes prestigieux, boutiques agencées par des architectes… On donne accès à une part de rêve, la créativité est généralement au rendez-vous, même si il manque parfois l’excellence des matières. » Une sorte d’effet Canada Dry, qui explique l’apparition dans le vocabulaire des chroniqueurs de mode de ce parfait oxymoron : le  » luxe abordable « . Mark Tungate, conférencier à la Parsons Paris School of Art and Design, en sourit :  » Il n’existe pas de démocratisation du luxe à proprement parler. Ce dernier reste rare, par définition. Par contre, il existe une démocratisation du désir pour les marques de luxe. C’est différent. Si vous regardez les vidéos réalisées par Alber Elbaz pour Lanvin au moment du lancement de sa collection pour H&M, c’est très funk, très jeune, son univers a l’air pop et accessible. En réalité, il ne l’est pas du tout : les vêtements vendus à la boutique du Faubourg Saint-Honoré restent inabordables pour 99 % des gens, pour reprendre un slogan actuellement en vogue à Wall Street. Par contre, la collaboration avec H&M crée une appétence, une familiarité avec la marque. C’est un grand changement : il y a vingt ans, je sais de quoi je parle, les ados ne juraient que par le sportswear. Les marques de luxe, c’était un truc pour les riches et les adultes. Aujourd’hui, les jeunes sont vus comme de futurs clients potentiels et ils mordent à l’hameçon. Peut-être commenceront-ils par un parfum, puis une paire de chaussures avant de craquer plus tard pour une belle pièce.  » À cet égard, on se rappellera cette phrase on ne peut plus claire de Karl Lagerfeld, encore lui, au moment du petit cataclysme de 2004 :  » Vous ne pensez pas qu’il y a des gens assez cons chez Chanel pour être contre ? Celles qui vont acheter Karl Lagerfeld chez H&M auront aussi envie d’un rouge à lèvres ou d’un parfum Chanel. « 

LE MARKETING DU LUXE

Les racines de ce marketing de la fidélisation au luxe  » par le bas  » ne sont pas si profondes. Elles remontent aux années 90. Les grandes maisons, majoritairement réservées à une élite, sont rachetées par des grands groupes financiers comme LVMH et PPR, qui entreprennent à la faveur d’un marketing agressif et tout-puissant de rendre monogrammes et autres logos désirables au plus grand nombre.  » À cette époque, le luxe a connu une croissance très forte, rappelle Serge Carreira, les maisons de luxe sont entrées dans la sphère du désir, répondant aux envies de plaisir et d’hédonisme qu’elle vantaient elles-mêmes.  » Les licences explosent, les marques bis pullulent, la cadence des collections (croisière, capsule, flash, et autres) est copieusement multipliée se rapprochant, tiens, tiens, du rythme effréné des enseignes de fast-fashion, capables de renouveler tous les quinze jours leurs portants. Et ainsi – c’est leur incroyable force – de sustenter l’appétit vorace d’une cliente ravie de pouvoir changer de style à son gré et partant, de coller à moindre prix à la tendance du moment dictée par… les marques de luxe.  » Le luxe étant devenu à la mode, la mode va récupérer ses codes « , résume parfaitement Serge Carreira. Si tout le monde finit par s’y perdre, finalement, chacun s’y retrouve. Quand il marche main dans la main avec H&M, le créateur s’offre une fabuleuse opération de communication et le détaillant une respectabilité auprès de consommateurs, voire un supplément d’âme :  » Le designer permet d’incarner, de réchauffer l’image d’une usine de fringues qui resterait froide et impersonnelle sans lui « , pointe Mark Tungate.

À l’échelle belge, Bart Claes, CEO de JBC, confirme le glissement qui s’opère aujourd’hui :  » Le client est devenu de plus en plus exigeant. Il veut de l’exclusif à prix démocratique ( sic). Sans bouleverser notre image de marque familiale, en 2004 – avant que Karl Lagerfeld travaille pour H&M ! – nous avons donc décidé de faire appel à Walter Van Beirendonck pour nous démarquer de nos concurrents.  » Et ça marche. JBC affiche une croissance de 45 % depuis 2005. La chaine collabore toujours avec le barbu des Six d’Anvers qui dessine chaque saison une nouvelle garde-robe kids baptisée Zulupapuwa, mais aussi depuis bientôt deux ans avec Christophe Coppens, le chapelier le plus avant-gardiste de Bruxelles, que des stars comme Lady Gaga ou Roisin Murphy s’arrachent. Du reste, l’enseigne flamande soigne son côté glamour en embauchant des mannequins de la trempe de… Naomi Campbell (c’était en 2009) ou, comme ambassadrice cette année, Hannelore Knuts et Élise Crombez. JBC, branché ? C’est Mademoiselle Chanel qui doit sourire aux anges, elle qui aimait à répéter qu’  » il n’y a pas de mode si elle ne descend dans la rue « .

PAR BAUDOUIN GALLER

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