Depuis presque vingt ans, Carine Gilson fait dans la dentelle. Et dans la soie. Sa  » lingerie couture  » pèse quelques grammes de beauté. Auxquels il faut ajouter le poids de l’artisanat, de l’exception et d’une sensuelle fragilité. Dans son atelier lumineux, on coud, religieusement.

La vraie beauté n’a pas besoin de décorum. Mais de lumière, d’exigence, d’artisanat et de soie sur-tout, de dentelles, beaucoup. Dans une rue anodine d’Anderlecht, derrière une porte de garage, l’atelier de Carine Gilson, créatrice de  » lingerie couture « , fait mentir la mocheté du quartier. Il a suffi de pousser la porte pour être baignée de lumière. Grimper les escaliers de métal, avec arrêt au premier palier pour regarder quatre photos d’avant, quand l’endroit était encore une papeterie du siècle passé, fouler le sol en béton lissé, ne rien entendre d’autre que le bruit saccadé d’une machine à coudre qui surpique une dentelle arachnéenne, on le découvrira plus tard, à l’étage inférieur.

Dans l’entrée, des armoires presque invisibles contiennent toutes ses archives, des patrons sur des cintres, des boîtes en carton répertoriées, l’ordre a du bon.  » Je garde tout, on ne sait jamais.  » Carine Gilson aime l’espace et la perfection.  » Et que tout soit structuré, je suis maniaqueà  » Plutôt des qualités, dit-elle, on ne lui donnera pas tort. Dans un coin, du matériel photo, c’est celui de Stéphane Borremans, son mari, photographe et tout entier à son service. L’image de Carine Gilson, et bien d’autre chose encore, c’est lui. Encadrées, trois Une qui font sa fierté : Nicole Kidman pour Vanity Fair, Claudia Schiffer pour Vogue Italie shootée par Mario Testino et Gwyneth Paltrow, pour GQ. Inutile de préciser qu’elles portent toutes de la lingerie Carine Gilson.

L’atelier

D’un geste vif, elle repousse les bouts de tissus si fins qui forment maintenant un petit tas sur son grand bureau, elle s’excuse de tant de désordre, on ne l’avait pas remarqué. Elle est dans cet espace-temps étrange, un entre-deux collections. Il lui faut  » faire le vide « , avoir une  » petite crise de rangement « ,  » passer à autre chose « . Tenter de terminer le look book du printemps-été 2010 et sortir ses soies, ses dentelles de sa chambre aux trésors, sa mémoire, sa richesse, teinte en coquelicot, en bordeaux, des dégradés si chauds, qui claquent. Elle dit que c’est encore un peu confidentiel, qu’elle avait envie de cette ambiance-là, un hiver, le prochain, qui se joue du carmin.

Vous ne la verrez pas penser en vase clos, non,  » il faut que je sois dans l’atelier, entourée des filles, de mes machines, c’est mon univers « . Elle est de ce pays-là. Quand vient le temps d' » être dans les collections « , elle y entre comme d’autres, en transe ou au monastère. Elle cherche, s’empare des matières, travaille sur buste. Là, sur l’appui de fenêtre, deux miniatures, grandeur poupée, presque pareilles à celle que Madeleine Vionnet, couturière vénérée, utilisait, qui lui servent à faire  » des petits bouts d’essai, surtout quand je ne sais pas ce que je veux « . De ces tentatives-là qui n’ont pas abouti, reste un joli c£ur de soie sur la poitrine, épinglé, dans un vert d’eau qui laisse rêveur.

La dentelle

Elle ne dessine rien ici, préfère emporter ses petits cahiers noirs partout avec elle. Sur la couverture, des oiseaux de paradis en relief, à l’image de l’univers de ses deux boutiques, à Paris et à Londres. Au bas de chacune des pages, son nom, et cette précision accolée, qui ne tient qu’à elle,  » lingerie couture « . Elle en a cinquante, tous pareils, qui la suivent et lui servent, a posteriori, à mettre ses idées  » au clair « , à  » structurer  » sa collection. Mais d’abord, toucher la matière et inventer des couleurs. Comme pour cette collection printemps-été 2010 qui se dévoile, là, sur deux portants, dans toute sa splendeur. Une nouvelle dentelle  » très fleurie « , que Carine Gilson a rebaptisée Gabrielle, y voir un hommage à Mademoiselle. Une autre dentelle, qu’elle a appelée Venise, redécoupée à cru, puis incrustée. Un satin plume, plus léger qu’un panache. Elle caresse du bout des doigts sa réinterprétation couture d’une liseuse d’antan, une merveille de transparence et de raffinement, qui n’a rien à voir avec des froufrous classiques,  » tout est effiloché puis bouillonné à la main « . Car chez Carine Gilson, tout est fait artisanalement. Manuellement. Amoureusement. Pas de robotisation, ni de chaîne, juste des femmes à l’étage en dessous qui piquent, surpiquent, cousent, coupent, lissent, ébarbent et un seul homme, Mathieu, préposé à la découpe, pièce par pièce, dans un angle de l’atelier. Un mur vert anis, une table de travail XXL, une mousseline noire. Il la déchire, d’un geste sûr. La soie vit, avait prévenu Carine Gilson. On l’a même entendu soupirer.

Les beaux-arts

Si elle a tant besoin de l’atelier, Carine Gilson, c’est parce qu’elle a grandi dans cette atmosphère. Une mère couturière qui recevait ses clientes à domicile et lui cousait toutes ses toilettes –  » J’ai passé ma vie sur la table à faire des essayages « . Et à filer un coup de main pour faufiler. Forcément, très vite, dans de vieux draps de lit, Carine se coupera des robes, se projettera dans un monde empli de mode et de lingerie. A 13 ans, précoce et si mature déjà, elle s’offre sa première pièce, un porte-jarretelles ; la dentelle sera son monde à elle. Parce qu’elle est  » mystérieuse, sensuelle, raffinée « , nul besoin d’autres explications.

Depuis toujours, en réalité, elle n’a jamais fait que ce qu’elle avait profondément désiré, mis à part ce passage à vide en humanités, en sciences-maths, où elle joue les élèves pas sérieuse du tout et fait les quatre cents coups pour convaincre ses parents de l’erreur d’orientation. Pari gagné, elle file étudier à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles puis à Anvers, section mode. On lui demande de préciser les dates, un blanc, elle prend sa calculette,  » J’ai 43 ans, on est en 2009, moins vingt ans de maison, moins quatre d’études, plus un de battement, 1984 « . Elle se souvient qu’elle y fut mise à rude épreuve : comment développer son univers artistique quand on est si jeune ? Comment s’inscrire dans un monde si riche de tendances et de mode mêlée ? Comment s’affirmer ? Avec elle, pas de problème, l’indépendance est ancrée dans son ADN.

La genèse

Elle a à peine 23 ans, débarque chez Maille France, un petit atelier bruxellois de combinaisons et de fonds de robes. Dans ses cartons à dessins, sa première collection qu’elle veut faire produire, mais les patrons, deux vieux messieurs  » très charmants  » l’éconduisent, c’est impossible, leur atelier se meurt faute de repreneur. Elle a le c£ur qui bat, vite, toutes ces dentelles, ces machines ancestrales,  » sur un seul bâti « , elle tombe en amour. Quand elle referme la porte derrière elle, elle sait qu’elle va racheter Maille France. La vieille enseigne en laiton lui fait de l’£il, la banque ne lui dit pas non. Elle apprend donc le métier, avec ténacité, ne lâche pas son idée,  » de la soie, de la dentelle, de l’exception « . Très vite, elle déniche des couturières qu’elle embarque dans l’aventure, Saana et Joanna,  » aux doigts de fée « .

En 1994, enfin prête, elle lance sa marque, de la lingerie de luxe, un univers de nuit, avec de  » belles matières « . Elle part à Paris puis à New York, montrer ses premières créations dans les salons professionnels.  » Enceinte, avec ma petite valise, ma petite collection et une certaine naïveté.  » Agent Provocateur et Barneys sont au rendez-vous. Les fées (les plus belles boutiques britanniques et américaines) se sont penchées sur le berceau de Carine Gilson. Quatre ans plus tard, elle crée un premier soutien-gorge  » seins nus « , un Demi-Lune que la planète entière copiera, elle y reste fidèle, de saison en saison, c’est sa  » marque de fabrique « . Depuis, elle s’est vraiment mise à faire de la corsetterie, mais pas n’importe comment : tout, chez elle, est monté en fourreau, sous coulisses. Seule la soie a le droit de toucher la peau, une élémentaire question de respect. Confort, douceur, beauté, la trilogie impeccable de Carine Gilson qui déteste le plastique.

Le trésor

Elle entrouvre une porte blanche, veut bien partager la vision de son  » trésor  » : ses soies françaises enroulées sur tubes de carton dessinent un arc-en-ciel gilsonien. Des inspirations, des fulgurances. Des verts céladon, des jaunes soleil, des coquelicots chauds. Des tissus peints à la main, avec Martine, après mélange de pigments et recherche de vocabulaire pour approcher au plus près ce qu’elle a imaginé.  » J’ai rêvé de telle couleur « , dit-elle à sa complice. Elles se lancent alors dans les essais.  » Des milliers d’essais, non, j’exagère, mais à un moment donné, il y a un déclic.  » Ce prototype confié aux pinceaux de l’experte servira ensuite de référence pour la teinture industrielle, qu’elle suit avec son £il exercé, impitoyable –  » Mon fournisseur me déteste, précise-t-elle lumineuse, je suis très maniaque, il faut que la couleur soit parfaite « . D’ailleurs tout, chez elle, tend à la perfection. Pareil chez Yola, qui place une dentelle Bruyère, chez Joanna qui incruste une dentelle Venise, chez Madeleine, petite paire de ciseaux magiques au bout des doigts, qui ébarbe la Gabrielle, suit le motif, l’évide parfois et chez Saana, penchée sur le montage d’un soutien-gorge, qui méticuleusement glace tout, lisse, lance sa machine pour quelques points, lisse et coud à nouveau. Il y a quelque chose de sacré dans ces gestes minutieux, on regarde donc la scène religieusement.

Aujourd’hui, Carine Gilson porte un pantalon noir, plutôt étroit, des bottes plates, un pull lâche très seconde peau Maison Martin Margiela, on ne dévoilera rien en citant la griffe de sa lingerie. Que ce portrait ne vous induise pourtant pas en erreur : elle enfile aussi des robes, pas plus tard qu’hier, la sienne, en phase test. Elle dit qu’elle veut remettre au goût du jour l’idée des combinaisons, que l’on montrerait avec joie. Soudain sautillante, elle demande si on veut la voir, bien sûr, elle hésite un bref instant, peut-être sera-elle chiffonnée ? Elle disparaît, là voilà déjà de retour, ses appartements sont au-dessus de l’atelier, empruntez les escaliers et vous y êtes. Dans ses mains, une combinaison poids plume, une soie si féminine, si sensuelle, de la dentelle, elle dit:  » je suis très contente « , la beauté rayonne toujours.

Carnet d’adresses en page 74.

par Anne-Françoise Moyson

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content