La philosophe belge Marie-Aude Baronian s’intéresse depuis longtemps au rapport entre mode et philosophie. Quelles questions existentielles se cachent derrière notre habillement, le choix des marques, nos actes d’achat ?

Où peuvent se rejoindre la philosophie et la mode ?

Au premier abord,  » mode  » et  » philo  » sont deux concepts paradoxaux : on a d’un côté la frivolité, l’éphémère, la consommation et de l’autre, la sphère de la sagesse, de la pensée. Pourtant, dans l’histoire de la philosophie, certains auteurs, comme Platon, Rousseau ou Nietzsche, ont déjà réfléchi à ce qu’était le vêtement, l’accessoire… Ce n’est donc pas un sujet totalement absent de leur monde. Aussi, si l’on observe la mode au-delà de son appartenance à une industrie de  » consommation pure  » – la mode jetable -, on se rend compte que les créateurs posent des questions complexes qui font partie de  » l’appareillage philosophique  » : celle du corps bien sûr, de l’identité, de l’image, de l’apparence, du Beau, mais aussi celles de la connaissance, de l’Histoire, de la temporalité. Actuellement, la mode aborde aussi des interrogations d’ordre moral et politique : le recyclage, le développement durable ou l’éthique de la production.

Connaissez-vous le travail du créateur belge Bruno Pieters, qui se bat pour une mode plus  » consciente  » et  » honnête  » ?

Oui, il illustre bien l’engagement  » moral  » dans le secteur. Je m’intéresse fortement à la mode belge, qui est justement très conceptuelle et cohérente : dès le début, en jouant sur le rapport de construction/ déconstruction du vêtement, les Six d’Anvers imaginaient non seulement des habits mais aussi une perception de ceux-ci. Par ailleurs, les créateurs belges ne se prennent pas trop au sérieux, alors qu’ils considèrent leurs clients très sérieusement. Il y a, en outre, une grande cohérence stylistique, morale et artistique en Belgique qui rend certaines personnalités incontournables : Martin Margiela, Ann Demeulemeester et son travail sur le cuir qui reste identifiable depuis le début, Dries Van Noten et les imprimés… Dans un autre registre, je suis aussi fan d’Isabelle Baines, qui est respectueuse de tout ce que constitue la mode. Ils ont tous quelque chose à apporter. J’aime leur rigueur, à la fois technique et  » poétique « .

Quel créateur s’est le plus intéressé à la philosophie ?

Quelqu’un comme Hussein Chalayan, par exemple, qui est considéré comme un créateur de mode  » intellectuel  » et reconnu pour ses oeuvres expérimentales et conceptuelles. Ou le Néerlandais Alexander van Slobbe qui, parallèlement à ses collections sublimes, développe des projets pertinents et fascinants autour de la mode. En fait, beaucoup s’intéressent, parfois sans le savoir, à la philosophie, en suivant de près l’histoire de leur domaine et en connaissant les différentes façons de penser leur art. Quand ils conçoivent un vêtement aujourd’hui, au-delà de la volonté de se façonner un style reconnaissable, il y a cette conscience de participer au monde dans lequel ils vivent. Il y a l’objet, sa fonction première, et l’outil de communication qu’il représente. Ce n’est pas pour rien que certaines grandes maisons font appel à des artistes pour communiquer des idées qui dépassent le vêtement lui-même.

L’habit est-il un miroir qui nous révèle ou une carapace qui nous cache ?

Autant l’un que l’autre. C’est très paradoxal, mais la mode est à la fois  » l’habit qui fait le moine  » et tout son contraire, c’est cela qui est fascinant. Un style révèle un tempérament, une personnalité et en même temps, il peut être un leurre, une façon de se protéger du regard des autres en faussant les pistes. La tenue vestimentaire a quelque chose de très ambivalent et de ludique parce qu’on peut en jouer. D’une certaine manière, je crois que ceux qui prétendent ne pas suivre la mode, en s’y opposant, parlent d’elle, et d’eux, malgré tout…

Quel est l’habit universel ?

Pour moi, la robe est le vêtement le plus universel, elle permet de jouer à l’infini. Elle autorise toutes les déclinaisons, tous les fantasmes et les expérimentations. Il y a tant de possibilités qu’elle va à toutes les femmes. Et puis, elle est le dénominateur commun que l’on retrouve dans toutes les cultures. Dans la nôtre, par exemple, elle est présente dès l’enfance avec les poupées et elle est associée fortement à l’image de la mère, de la femme.

Qu’est-ce qui vous fait plaisir dans la mode ?

Ce n’est pas forcément de revenir chez moi avec des sacs remplis d’achats. C’est plutôt le travail de création et de production qu’il y a derrière, le soutien aux jeunes marques ou l’émotion et la beauté qu’un vêtement suscite. Je crois qu’il faut déconstruire les clichés : on est responsable de ce que l’on porte ; d’après moi, l’argument économique ne tient pas la route pour la plupart d’entre nous. Se vêtir dans les grandes chaînes n’est pas forcément moins coûteux, en fin de compte. Le choix de notre tenue en dit par ailleurs beaucoup sur nous et sur notre perception du monde et de ses objets. Je crois qu’il est possible de réfléchir à ses achats tout en gardant la notion de plaisir et de légèreté, et qu’il faut soutenir les créateurs belges plus que jamais.

Marie-Aude Baronian animera le cycle de conférences Penser la mode ou l’envers de l’éphémère, dans le cadre des Mardis de la Philo, à Bruxelles. www.lesmardisdelaphilo.be Du 1er octobre au 17 décembre prochain.

PAR STÉPHANIE GROSJEAN

 » La robe est le vêtement le plus universel, elle permet de jouer à l’infini. Elle autorise toutes les déclinaisons et tous les fantasmes.  »

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