La double vie de Veronique
A l’occasion de ses dix ans de carrière Veronique Branquinho investit les salles du Musée de la mode d’Anvers. En prélude à cette expo flash-back, la styliste belge a laissé Weekend s’aventurer dans les méandres de son univers ambigu. Rencontre exclusive placée sous le signe des gémeaux.
Quand Veronique Branquinho fête son anniversaire elle ne prend pas congé. Il faut dire qu’on lui a mis dans les mains deux gros cadeaux pour le moins énergivores. Le A Magazine, d’abord. Pour souligner son influence sur la planète fashion et, par la même occasion, célébrer les dix ans de sa propre griffe, les éditeurs de cette prestigieuse revue anversoise ont offert à la créatrice le sommaire de leur dernier numéro. Comprenez, lui ont confié la conception du maga de A à Z. Comme le veut le principe fondateur de ce bisannuel pointu comptant parmi ses » commissaires » précédents Martin Margiela et Yohji Yamamoto. Résultat ? Une vue panoramique et serrée de l’univers intime et créatif de Branquinho où des personnalités de premier plan, comme le créateur de mode Raf Simons ou le peintre Luc Tuymans cohabitent avec les souvenirs d’enfance de la styliste, un patchwork de ses pochettes de disques favoris ou encore… sa recette des carbonnades flamandes. La saveur d’une vie concentrée en 200 pages de photos, films, poésies, contes… » Même si ça a pris du temps, je suis très contente de cette expérience, réagit après coup Veronique Branquinho. C’était très stimulant parce que créer des collections est un boulot très solitaire. Tandis qu’ici, j’ai été obligée de collaborer, de parler, d’échanger avec mes amis photographes, écrivains et artistes… »
Veronique Branquinho toute nue
Deuxième cadeau : une exposition au Musée de la mode d’Anvers. Du 12 mars au 17 août prochain, le MoMu nous plongera à son tour dans le monde secret de la créatrice. Le titre de l’expo est éloquent : » Moi, Veronique Branquinho, TOuTe NUe « . « Quand on m’a proposé ce projet, j’ai été très flattée et en même temps un peu inquiète car, au début, le musée voulait le mot rétrospective dans le titre de l’expo , se souvient la styliste . Je n’aime pas ce mot. On en a alors trouvé un autre qui évoque à la fois le dévoilement – en français, » toute nue » – et le caractère » en cours » de ma carrière – en flamand » tot nu « , jusqu’à présent. Ça me convient mieux car je vois cette exposition comme la fin du premier chapitre d’un livre qui reste à découvrir. » Une sorte de rétrospective anthume donc, dont la scénographie et le concept ont été imaginés par Veronique Branquinho elle-même et le collectif Blitz – l’écrivain Oscar Van den Boogaard, l’acteur Steven Van Watermeulen et l’architecte Sven Grooten. A quoi peut-on s’attendre ? » Comme dans le A Magazine, je proposerai au public de découvrir l’imaginaire qui nourrit mes collections. Mais dans une approche plus large, moins intime. Dans le A, on croisait surtout des gens très proches de moi. Ici, je présenterai mes sources d’inspiration culturelles à un niveau plus large avec, par exemple, une installation mettant en relation un tableau de Cranach l’ancien avec une £uvre de l’artiste contemporain John Currin. Je veux que ce soit un parcours ponctué de multiples surprises. J’ai donc choisi de cloisonner la grande salle du musée en une série de petits espaces qui dégageront chacun une émotion propre. »
Ajoutez à ces deux projets, les obligations de saison : un dressing homme et une collection femme à finaliser pour les défilés parisiens de prêt-à-porter automne-hiver 08-09 et vous comprendrez aisément que fixer un rendez-vous avec Veronique Branquinho n’était pas non plus un cadeau ces derniers mois. Entre les coups de feu on a finalement trouvé une parenthèse dans son agenda surchargé.
Double jeu
En ce lundi de février, Anvers se réveille dans la grisaille. Veronique Branquinho a carte blanche pour le lieu de l’interview. Tout est plus ou moins fermé dans le quartier de la Nationalestraat, là où elle a ouvert sa boutique en 2003, à quelques mètres ruban de celle de Dries Van Noten. On finira attablé dans un petit café populaire de la mélancolique Vrijdagmarkt autour de la » dagsoep « et de deux tartines au beurre. Ambiance jeu de fléchettes et Duvel dès potron-minet. » Ça me convient bien ce genre d’endroit, sourit Veronique. Je déteste les lieux trendy et froids. » Sacrée styliste tendancissime de New York à Paris, elle fuit les QG de la hype. Une dualité qui parcourt ses tissus comme ses veines. Un contraste qui fonde cette jeune femme de 35 ans, née sous le signe des gémeaux. On lui a donc tendu le miroir de sa gémellité en soumettant à son auto-analyse 10 couples d’oppositions qu’elle vit au jour le jour, sans peur du paradoxe. Elle s’est prêtée à ce drôle de test de Rorschach verbal avec enthousiasme.
10 ans, 10 thèmes, pour Weekend, Veronique Branquinho se met doublement à nu.
Domptée et sauvage
» C’est une jolie métaphore de mon travail. D’emblée mes collections peuvent paraître classiques mais au fur et à mesure qu’on les observe, on découvre qu’elles ne sont pas si conventionnelles. J’adore les tissus traditionnels de très grande qualité mais je n’hésite pas à les » casser » en jouant avec les détails et des proportions twistées. Le jeu en général est très important pour moi. «
Elle et lui
» Créer une collection pour l’homme ou pour la femme est très différent. Quand je crée pour la femme, ça vient du ventre, c’est instinctif. Je ne travaille pas avec une idée arrêtée de la femme idéale. C’est l’esprit qui compte avant l’âge ou le corps. Celles qui aiment mes collections ont envie d’écouter les histoires que je raconte à travers mes vêtements, d’en saisir les références. Quand je crée pour l’homme, c’est très différent. C’est un travail plus distancé. Je prends des mecs que j’aime comme référence : j’imagine un costume pour Gainsbourg ou Dutronc ou même pour un quidam qui m’attire dans la rue. Je crée pour l’homme que j’aime, un homme pas trop narcissique, pour qui la mode n’est pas la chose la plus importante au monde. Je ne crée pas pour les fashionistos. Je sais que ce n’est pas très commercial de dire ça pour une créatrice de mode, mais c’est comme ça. «
Secrète et dévoilée
» J’ai l’habitude d’être très discrète. Auprès des journalistes, j’ai cette réputation d’être secrète, de ne pas aimer qu’on me prenne en photo. Ce qui m’importe avant tout c’est de parler de mon travail et pas des gens avec qui je sors ou mes endroits préférés. La mode est mon médium, comme la toile l’est pour un peintre et le livre pour un écrivain. Jusqu’au A Magazine, je ne m’étais jamais autant dévoilée. J’ai franchi le pas parce que dix ans, c’est un cycle qui prend fin. J’ai envie de me renouveler créativement. C’était le moment ou jamais de prendre du recul. Certaines étiquettes me collent au dos depuis le début : les références à David Lynch, les blouses de gouvernantes… Je ne fais plus ça et la presse continue d’en parler. J’ai envie de passer à autre chose. »
Des villes et des champs
» J’ai habité plus de dix ans à Anvers. Avant cela je vivais à Vilvorde. Je suis née citadine. Mais cela faisait quelque temps que je voulais retrouver mes racines dans le Brabant flamand et vivre dans la nature. J’ai acheté, il y a deux ans et demi, une maison des années 1970 à Schiplaken entre Bruxelles et Malines. C’est un endroit très calme, très vert avec des arbres autour. Un bungalow de vacances où j’habite tous les jours ! J’aime bien cette idée-là ( rires). En été, il y a le jardin, en hiver, le feu ouvert. C’est cosy. J’y vis comme dans une capsule avec ma collection de vieux vinyles. Il y a une vie à côté de la mode. Quand j’ai déménagé, l’idée était de créer une césure avec le travail. C’est important de recharger ses batteries. Cela dit, je ne suis pas encore une fille de la campagne : depuis que je suis installée là-bas, j’ai dû faire 5 promenades dans les bois à tout casser ( rires). »
Sulfureuse et fleur bleue
» Certaines personnes jugent mes collections prudes. Moi je trouve qu’il y a toujours une tension érotique dans mes vêtements. Mais mon érotisme n’est, par définition, pas évident ou gratuit. J’aime la tension du film La Pianiste, par exemple, ce côté classique avec une touche » twisted « . J’aime ce type de femmes à multiples facettes. J’ai un côté petite fille jouette et conte de fées mais j’aime aussi sortir la nuit. Le caractère d’Emmanuelle me fascine également. C’est une femme qui choisit d’être libertine. Je suis une femme indépendante mais parfois il faut aussi pouvoir se donner. Se donner c’est aussi une grande liberté. Parce qu’on n’est pas obligé, finalement. Tout le monde a la liberté d’être multiple. Même si la société aime mettre les gens dans des tiroirs. »
Solitaire et sociale
» La solitude et la vie en groupe ont la même importance. Créer est un moment de solitude. Il faut se retirer, se confronter à soi-même. Mais les expériences sociales sont nécessaires pour l’inspiration. Au début de ma carrière, je ne parvenais pas à trouver l’équilibre. Je bossais très dur. Je travaille encore dur mais j’ai pris de la maturité dans la manière d’organiser mon agenda. Contrairement au début où je faisais presque tout toute seule, j’ai aussi plus de collaborateurs auxquels je fais entière confiance. Ce qui me donne plus de liberté pour me concentrer sur le créatif. «
Hype et antihype
» Je n’ai jamais créé en pensant » hype « . Au début de ma carrière, on m’a trouvé très hype. Le pouvoir des médias est énorme. Ils cassent la hype comme ils la créent. Le rythme de la mode est ce qu’il est, je dois me renouveler chaque saison et c’est un challenge que j’aime. Mais certains de mes vêtements sont conçus comme des sculptures intemporelles. Ils transcendent les saisons. Parfois, ça m’énerve qu’on décide que parce que la saison est finie, c’est out. Chez moi, en tout cas, ça ne fonctionne pas comme ça. «
Enfant et adulte
» J’adore les contes de fées. Ce sont des mondes parallèles au monde réaliste mais ils partagent beaucoup de similarités. C’est juste une manière plus jolie de voir les choses. A côté de ça, j’ai un côté très pragmatique qui veut tout contrôler. Je dois parfois apprendre à lâcher prise pour garder le côté spontané de l’enfance. On apprend à être adulte en protégeant l’enfant qui est en soi. Je sais que c’est un grand luxe. «
Forte et fragile
» C’est très fort d’être fragile aujourd’hui… Je suis vulnérable, comme tout le monde. Ce n’est pas évident de le montrer. L’exposition » Moi, Veronique Branquinho TOuTe NUe » est une sorte de défi aussi. Comme les défilés. Quand on montre sa collection on se met à nu. On dévoile son intérieur, son moi intime, pour être jugée. «
Baccala et carbonnades
» ( Rires…) Je ne peux pas choisir ! Je suis une très bonne fourchette. Et puis ce sont mes racines. Mon père est portugais, ma mère est flamande. J’ai les deux tempéraments en moi. La discrétion flamande et le côté festif des Méditerranéens. »
Baudouin Galler
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