De la fascinante comédie humaine qui se déploie sur son territoire sans cesse mouvant, il n’est pas étonnant qu’ait surgi Bollywood, la plus puissante fabrique de rêve au monde… Cette ville ne finit pas de surprendre à qui ose s’abandonner à sa folle énergie.

Quand on survole les bidonvilles à proximité de l’aéroport international de Bombay, impossible d’apercevoir 1 cm2 de terre. Absorbé par la densité de ces habitations de fortune, le sol disparaît. Accolées les unes aux autres, les maisons accueillent autant d’habitants sur leur toit qu’une arche de Noé à la dérive. A mesure que l’avion poursuit sa descente et se rapproche des cases, on imagine aisément la carlingue en faucher une, d’un revers d’ailes. Les premières images de l’Inde sont toujours saisissantes ; jamais on ne s’habitue à tant de pauvreté…

De prime abord, la réalité est crue : indénombrable, une multitude sans avenir se condense, s’amasse et s’agglutine dès qu’elle trouve un moindre m2 de libre. Les chiffres parviennent à l’oreille d’un Occidental comme un numéro de loterie : Bombay compte plus de 10 millions de sans-abri, dont la moitié sont des enfants. Mais à ce stade, peut-on encore compter ?

Tout à Bombay fait l’effet d’une bombe : bombe démographique, Bombay l’est assurément. Tentaculaire, elle est, en devenir, la plus grande ville du monde. Mis à part Tokyo et ses villes périphériques, indétrônables avec leurs 27 millions d’habitants, seule la capitale mexicaine la devance avec ses 19,5 millions d’âmes. Mais d’ici à 2020, la donne aura changé et Bombay explosé avec perte et fracas : dans une douzaine d’années, pareille à un compteur qui s’emballe, la mégalopole comptera, d’après l’ONU, 28,5 millions d’habitants. Et avec cette croissance, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté, lui, aura doublé. Nomade, en perpétuel déplacement, la population augmente en moyenne de 3 000 personnes par jour, donnant à Bombay des airs de capitale de la vie de bohème…

Une économie vorace

Difficile, dans ce contexte, d’imaginer que le jour de l’inauguration du showroom de Rolls- Royce, 52 milliardaires passaient commande d’une berline avec chauffeur, d’une valeur de plus d’un million d’euros chacune. Et même si le système des castes a bon dos pour justifier l’avènement d’une société à deux vitesses, la mégalopole vit au rythme de toutes les inégalités, accentuées par un développement économique fulgurant.

Capitale économique de l’Inde, Bombay est aussi une bombe financière. Si son essor remonte à 1534, date historique à laquelle les Portugais envahirent la  » Belle Baie  » ( bom bay pour les lusophones…), la flambée des prix de l’immobilier est, elle, plus récente. A Nariman Point, au c£ur du  » business district « , les gratte-ciel affichent des prix au m2 parmi les plus élevés au monde : ville d’excès, Bombay exhibe sa puissance à la face du monde, à l’image de ses diamants, qui coulent en rivières autour du cou des plus belles femmes du monde. Première place financière et premier port du pays, premier centre de taille de diamants au monde… Bombay, ou plutôt Mumbai – comme il est de bon ton de nommer la ville dans les milieux politiques et les cercles d’affaires – semble briguer toutes les premières places.

Impossible, donc, de cerner cette mégalopole rampante : à la fois moite et insaisissable, elle oscille, bicéphale, entre Bombay et Mumbai. Car si la capitale de l’Etat du Maharashtra a été rebaptisée Mumbai en 1995, c’est pour rompre avec son histoire coloniale. Cette décision éminemment politique permit à la  » Belle Baie  » de se changer en  » déesse-mère  » en marâthî (Mumba signifie déesse et Aai, la mère). Mère de toutes les opportunités, elle est surtout nommée ainsi au sein des cercles politiques, économiques et financiers, qui entendent écrire la nouvelle donne. Schizophrène, elle est Mumbai sur les places financières, en tête des décrets et sur le sourire des politiques ; elle est Bombay dans la rue, au contact des lumières et des festivités. Statufiée quand il s’agit de pouvoir ; pleine de vie au contact de la multitude qui rechigne à faire sien le langage des bureaucrates. Car à Bombay, le quotidien se divise inégalement entre une multitude, crasseuse et anonyme, et une élite sophistiquée, au point d’en faire pâlir les riches New-Yorkaises… Maisons de luxe, dressings de stars, cocktails au Dom Pérignon, on vit à Mumbai pour quelques milliers de dollars par jour ; on vit aussi à Bombay pour quelques roupies. Quand on a la chance d’en avoir…

Bombay est la ville accessible à tous quand Mumbai décline ses codes à huis clos, à l’abri de tous les regards. De l’extérieur, point de signe d’ostentation : tous les lieux branchés, riches ou luxueusement arrangés, se cachent au fond d’un dédale de rues, derrière une façade décrépie. Le luxe habite les espaces intérieurs quand l’extérieur rime avec no man’s land. Initié, invité, on découvre alors des collections d’art contemporain sans équivalent, des lofts plus exceptionnels que ceux de Manhattan, des bijoux rares, des mets savoureux… Luxe, aisance et volupté semblent sans fin.

La bombe Bollywood

Bombay est aussi une  » bombe bollywoodienne  » : une belle et plantureuse femme qui sait jouer de ses charmes. Placardées sur de gigantesques panneaux, affichées le long des bus ou sur le flanc les taxis, héroïnes et nouvelles sorties rythment le quotidien de tous. Visuellement, la cacophonie est également au rendez-vous. Capitale des panneaux publicitaires, Bombay est aussi la capitale de l’industrie cinématographique mondiale. Autrement connus sous le nom de Bollywood, ses hectares de studios cinématographiques s’étendent dans le nord de la ville, ce qui fait de celle-ci le premier producteur de films mondial (en nombre), toutes catégories confondues. Autant de comédies musicales à l’eau de rose qui irradient à travers tout le marché asiatique. Il est vrai qu’avec plus d’un milliard de spectateurs potentiels, les blockbusters américains font pâle figure. A l’échelle indienne, les magnats hollywoodiens ne sont que des petits joueurs ! Avec eux, le cinéma indien est bel et bien entré dans l’ère du capitalisme : si l’on pouvait voir, il y a quelques années encore, un film dans la rue pour 150 roupies (environ 2 euros), aujourd’hui, l’émergence des multiplex a fait flamber les prix. La télé et le téléphone mobile ont pris le relais, écrans miroirs de petites existences où l’on partage moins. Pour autant, Bombay regorge d’énergie vive.  » Toute occasion est bonne à saisir, l’avenir est à écrire, il faut se hâter « , semble vouloir signifier la frénésie qui fait vibrer la ville. Au quotidien, Bombay recycle, répare et retape. Elle hoquette comme un enfant, avance par à-coups, s’enthousiasme pour un rien et se colore comme un bon (ou mauvais) film bollywoodien. Elle se tient debout cahin-caha, charmant le visiteur de passage de ses atouts : plage, soleil, luxuriance végétale et vie de bohème. Tout semble couler de source, sans pour autant que rien ne fonctionne. Gaie, elle se drape de fleurs et de lumières, se pare de petits autels et de stands de vente à emporter à chaque coin de rue. Chacun se forme à l’école de la débrouillardise dans un joyeux remue-ménage d’avertisseurs et de touc-touc (pousse-pousse) qui se frôlent. Impatiente comme une adolescente capricieuse, elle est chaque jour paralysée par l’engorgement du trafic qui rivalise de klaxons.

Au milieu de la vétusté ambiante, aggravée chaque année par les pluies torrentielles qui recouvrent la ville d’eau, Bombay découvre quelques joyaux historiques : le long de Marine Drive, on laisse le colonialisme britannique et ses vestiges victoriens dans le rétroviseur pour une enfilade de façades Art déco. Rongé par l’humidité, le béton cache mal un superbe ensemble années 1930. Soudain, c’est tout le front de mer qui prend des airs de Rio, Nice ou Beyrouth. Plus loin, on devine la pointe des gratte-ciel de Nariman Point, le Manhattan indien. Derrière cette pointe, on imagine déjà la splendeur du Taj Mahal posté comme un vigile devant un arc de triomphe qui fait office de  » Gateway to India « , comme si tout partait de Bombay pour rayonner au-delà des eaux bleues de la mer d’Oman.

D’un seul coup d’£il, on appréhende la complexité de cette mégalopole qui abrite milliardaires, stars de cinémas, magnats des affaires et reclus, condamnés à vivre l’enfer de Dante. A l’image du continent indien, Bombay rit, se colore, se pare de mille feux dévoilant mille visages du plus pauvre au plus glamour.  » Ici, tout est possible « , semble vouloir dire la folie des klaxons qui l’anime jusqu’au bout de la nuit. Et il suffit de s’y rendre pour le croire.

Carnet de voyage en page 72.

Marie Le Fort – Photos : Nicolas Buisson

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