Paul Smith, figure emblématique de la mode britannique, défile à Londres par patriotisme, se moque du monde par goût et crée par passion. Discussion à cour ouvert avec un personnage hors normes.

Carnet d’adresses en page 107.

D’ abord, il faut encaisser le choc. Le grenier qui sert de bureau à Paul Smith, dans les combles de Floral Street où l’enseigne aligne quatre vitrines, recèle un bric-à-brac invraisemblable sur un mètre de hauteur et six de largeur. Ensuite, il faut suivre les explications du collectionneur, qui précise pourquoi il aime les robots de fabrication japonaise, les lapins en peluche, le nichoir en bouleau que lui a envoyé un admirateur américain (après l’expédition d’un balai et d’un cône rouge de travaux publics), cet écran iMac dont le socle fut spécialement peint à la main pour lui par le célèbre designer Jonathan Ive, et plus encore et plus encore. Les 140 personnes qui composent le staff de Paul Smith à Londres ont migré vers les nouveaux bureaux de Kean Street, à deux pas de Covent Garden ; Paul Smith û pardon, sir Paul Smith û est resté dans son grenier.  » Il faudrait que je songe à déménager aussi, le mois prochain peut-être…  »

Il avait prévu de devenir coureur cycliste professionnel. Le voilà à la tête d’un mini-empire de la mode pesant 330 millions d’euros de chiffre d’affaires : 8 collections (Paul Smith, Paul Smith Women, PS by Paul Smith, Paul Smith Jeans, Paul Smith for Children, Paul Smith Underwear, Paul Smith London, R. Newbold û au Japon exclusivement û, sans compter les accessoires et les parfums), une dizaine de magasins en Angleterre, plus de 200 au Japon et une présence internationale dans 35 pays. Comme cela se répète chaque saison, la collection de ce printemps-été est un choc visuel intense. Pour la femme, un subtil mariage de romantisme (qui culmine dans les robes en mousseline de soie déclinées dans des teintes florales) et de culture pop (imprimés graphiques et colorés). Pour l’homme, un mélange de vêtements déstructurés et de silhouettes strictes, jouant la carte graphique (imprimés fleuris, rayures bayadères en tons vifs ou pastel, motifs extravagants inspirés du pop art), les matières épaisses et les détails originaux. La collection masculine affiche une touche féminine dans les tons et dans les formes, Paul Smith Woman penche vers la masculinité avec ses cravates à pois converties en col sur la maille ou en ceinture sur les vestes. Quelle habile confusion des genres !

En trente ans de métier, Paul Smith s’est forgé une série d’expressions toutes faites pour définir son style : il y eut  » Classic with a twist  » au début des années 1980, puis  » Savile Row meets Mr Bean « , traduisant l’une et l’autre le mélange alchimique de sérieux et d’excentricité qui caractérise l’homme et son label. Pour expliquer son succès, il en sort une autre, toute prête depuis des lustres et qui se passe de traduction :  » I’m OK in design and I’m OK in business « . Elémentaire, mon cher Paul. Il habille les vieilles gloires du rock, un homme politique en chute libre dans les sondages de popularité, le Premier ministre britannique Tony Blair, et un nombre incroyable d’hommes et de femmes d’affaires. L’aventure a commencé en 1970, à Nottingham, sa ville natale, qui abrite aujourd’hui encore le siège social et le bureau de création de Paul Smith Ltd. Il présente sa première collection à Paris en 1976, ouvre sa première boutique à Londres en 1979 (Floral Street),  » et puis et puis et puis… « , résume l’intéressé, avec un sourire mi-enfantin mi-narquois.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment un iconoclaste comme vous est-il perçu dans le milieu de la mode ?

Paul Smith : Les gens manquent d’humour, mais c’est un problème qui dépasse l’univers de la mode. Le monde évolue tellement vite, la compétitivité est si grande, les gens sont à ce point stressés et insécurisés que l’individualité, le sens de l’humour, la spontanéité disparaissent complètement. Mais le monde est tellement terrifiant que, sans humour, on est mort !

Fixez-vous des limites à l’empire Paul Smith ?

Sur le plan financier, l’entreprise que je possède avec mon épouse Pauline a une assise assez limitée parce que nous l’avons voulu ainsi. Nous grandissons en permanence, mais de façon contrôlée et naturelle. Si vous parlez de limites créatives, il est exact qu’on a assez bien évolué ces dernières années, en ajoutant des collections et en accessoirisant la marque avec des chaussures, des sacs, des lunettes, des stylos, des montres, de la vaisselle en céramique, des tapis, des meubles. Ces opérations ne sont pas le fruit de réunions entre businessmen décrétant qu’il faut absolument investir tel ou tel créneau. Prenez les tapis : je me suis embarqué dans l’aventure après avoir discuté avec un gentleman, un samedi après-midi, dans mon magasin de Westbourne Grove, à Notting Hill. Il était venu se faire un costume sur mesure et m’a proposé une collaboration avec sa société, The Rug Company. Cela s’est passé de la même façon avec Thomas Goode pour la porcelaine chinoise ou Cappellini pour les meubles. Dans ce dernier cas, j’ai finalisé un projet, mais il n’est pas exclu qu’il y en ait un second dans le futur. Pour l’hiver prochain ou pour l’année qui vient û ce n’est pas encore clairement défini û, j’ai aussi accepté de travailler avec le fabricant américain de mobilier Maharam, spécialisé dans le recouvrement de sièges et de fauteuils, qui achète aussi les droits de production de certaines créations design, comme celle de Verna Panton (NDLR : créatrice danoise ).

Vous n’êtes donc pas le Pierre Cardin de la mode britannique.

Mmmmh… Quelqu’un m’a dit récemment qu’il avait concédé plus de 400 licences ! Ma philosophie est radicalement différente de la sienne. J’évite au maximum les licences pour un meilleur contrôle de la qualité et de la distribution. Les stylos, les montres, les chaussures, nous les produisons nous-mêmes. Nous n’accordons de licences que lorsque nous ne disposons pas du savoir-faire et de l’expérience, comme c’est le cas pour les parfums.

Il est extrêmement difficile d’avoir une rentabilité en haute couture. J’adore la haute couture, mais non…

Avec huit collections en parallèle, comment arrivez-vous à contrôler le processus créatif ?

Je vois et je surveille tout ce qui porte le label Paul Smith. Je m’isole dans un hôtel à la campagne, avec toutes mes idées, et je prépare la saison suivante. Ensuite, je vais trouver mes deux  » chief designers  » û un pour l’homme, un pour la femme û avec mes projets, mes thèmes, mes couleurs et la machine se met en branle.

Continuez-vous à vous autofinancer ?

Absolument, mais nous avons quand même dû souscrire un prêt bancaire pour acheter les nouveaux sièges d’activités de Paul Smith à Londres et à Milan, qui représentent un investissement global, rénovation comprise, de 16,6 millions de livres (23,2 millions d’euros).

Mais vous n’avez pas réglé la question de votre succession…

N’ayant pas d’enfant, c’est le problème le plus grave qui se pose à moi. Ces huit dernières années, nous avons été approchés par un nombre incroyable de gens prêts à nous dévorer. En 2000, le processus est devenu visible (NDLR : Paul Smith avait mandaté Morgan Stanley pour le conseiller sur différents choix stratégiques ), mais rien n’a abouti car les choses ne me convenaient pas. Ma question au personnel qui me poussait dans cette direction et aux différents prédateurs a toujours été :  » Qu’est-ce qui va changer positivement dans notre vie ? » Personne n’a pu y répondre. Moi, évidemment, j’en aurais retiré un gros avantage financier, mais je n’ai pas besoin de tout cet argent, je suis parfaitement heureux sans. Etre intégré dans un grand groupe permet d’ouvrir vingt magasins en même temps mais, autant que je puisse en juger, ceux qui ont appliqué cette stratégie n’ont pas rempli leurs magasins de clients, rencontrent aujourd’hui certains problèmes financiers et se montrent donc plus frileux. Tout cela pour dire que mon problème n’est absolument pas résolu. Je le partage, d’ailleurs, avec Giorgio Armani, qui est du même signe astrologique que moi : nous sommes Cancer et le Cancer s’accroche à ce qui lui est cher.

Les créateurs britanniques préfèrent souvent exporter leurs talents. Comment jugez-vous cette situation ?

Dramatique. Bien sûr, certains ont développé une affaire en Grande-Bretagne ; je pense à Nicole Fahri ou à Betty Jackson notamment. Mais, de manière générale, nous manquons d’entrepreneurs, de capitaines d’industrie. C’est un phénomène qui dépasse le monde de la mode. Sony, BMW, Bang & Olufsen emploient des équipes entières de créateurs britanniques. Ici, c’est le pays de l’esprit libre, de la création naturelle, mais la compréhension des affaires ne suit pas. J’ai un moment collaboré avec le Département britannique du Commerce et de l’Industrie pour tenter de comprendre ce phénomène, mais je n’arrive toujours pas à déterminer s’il s’agit d’un problème politique ou de mentalité. Depuis des années, nous sommes dominés par la consommation de masse et ces groupes immenses que sont Marks & Spencer, Next, H&M. Ils prospèrent grâce à un copiage éhonté, ils ne créent rien, ce sont de vulgaires espions industriels. Je considère cela comme une insulte au cerveau humain, capable de créer quelque chose de formidable à partir d’une feuille blanche. C’est tellement triste !

Vous défilez dans les grandes capitales de la mode, mais vous restez malgré tout fidèle à la London Fashion Week.

C’est un geste de patriote car cela ne me rapporte absolument rien commercialement parlant. De façon plus générale, je ne suis pas très  » show « . A quoi servent ces spectacles extravagants sinon à multiplier les ventes de parfums et d’accessoires ? Il est de plus en plus difficile, de nos jours, de trouver des produits spécifiques, originaux. J’essaie de préserver cela dans mes collections et aussi dans mes magasins, qui sont différents d’un endroit à l’autre de la planète. Le magasin de Paris n’est pas celui de Milan qui ne ressemble pas à celui de Tokyo. Les vêtements doivent refléter la personnalité de celui qui les porte. Pour l’instant, c’est la tendance inverse : les vêtements vous portent plutôt que vous ne portiez les vêtements. Je crois que ce besoin de porter un  » uniforme fashion  » traduit une insécurité profonde. Avoir une position sociale ou une image à défendre est extrêmement insécurisant. L’argent ne prémunit pas de tout.

Les créateurs parlent du retour de l’individualisme dans la mode. Partagez-vous ce point de vue ?

Un certain nombre de créateurs en parlent parce que c’est le discours du moment, mais j’ai beau chercher, je ne vois d’individualité nulle part ! Les gens sont programmés pour acheter telle ou telle marque grâce à la puissance du marketing. J’adore l’individualité sous toutes ses facettes û l’attitude, la manière d’être, la conversation û mais je crains qu’une petite poignée de gens seulement puissent revendiquer ce trait de caractère.

Vous aviez popularisé le Filofax dans les années 1980 et regretté qu’il soit devenu l’emblème des yuppies. Etes-vous passé au Palm Pilot ?

Non, non, non. (Paul Smith lance sur la table qui lui tient lieu de bureau un vieux carnet dont la couverture est maintenue par deux gros élastiques.) Voici mon carnet d’adresses ! Comme vous le voyez, je ne m’intègre pas au monde moderne. Mon téléphone portable est éteint en permanence et seules deux personnes en possèdent le numéro.

Quelle fut votre première réaction lorsque vous avez appris votre anoblissement ?

Cela m’a laissé et me laisse toujours un peu sceptique. Je me sens privilégié d’avoir eu cet honneur, mais j’ignore si cela me fait vraiment plaisir. Je sais que certaines personnes ont reçu le titre pour de mauvaises raisons û en ayant, par exemple, généreusement soutenu tel ou tel parti politique û mais je me dis que moi, je l’ai eu pour avoir exporté la mode britannique dans le monde entier et être, en quelque sorte, l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Paris ou à Milan. Ce genre d’hommage ne colle pas tellement avec ma personnalité. Je me dis, néanmoins, que mes parents en auraient été fiers et que mon personnel aussi apprécie cette distinction. Je ne m’en sers jamais. (Sortant son portefeuille.) Regardez, ce n’est même pas noté sur ma carte de crédit.

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