Branle-bas de combat à Seborga. Le prince Giorgio Ier vient d’annoncer sa démission. Sans souverain, que deviendra ce village italien de 350 habitants qui se revendique principauté depuis un demi-siècle ? Parmi les prétendants au trône, un marquis belge, descendant du comte de Vintimille, rêve de faire du village un paradis fiscal…

La route qui mène à Seborga est étroite et sinueuse ; dès les premières hauteurs, l’ambiance balnéaire de la côte ligure italienne et des marchés de Vintimille laisse place à des collines de mimosas et de genêts… Sur les balcons des maisons, et aux abords du chemin, flottent des drapeaux bleu et blanc, qui ne ressemblent en rien au pavillon italien. Nous continuons notre ascension. Sur l’asphalte, un grand trait bleu attire notre attention : voici la  » frontière  » de Seborga. Près de la petite gué- rite et des blasons de chevaliers peints au sol, des touristes s’arrêtent un instant pour se faire photographier.  » Benvenuto « , dit un grand panneau, dans un village pas comme les autres.

Car voici quarante ans que ce petit hameau italien de 350 âmes se prend pour une principauté, et revendique son indépendance ! Un jardinier élu prince à l’unanimité en 1963, un Premier ministre avide de jeu d’argent, un marquis qui rêve d’un paradis fiscal, des banquiers qui rôdent, un maire communiste qui ne jure que par sa coopérative de fleurs… Voici les personnages haut en couleur de ce qui ressemble à s’y méprendre à une farce… à l’italienne.

Farce qui prend des allures de bataille de succession, depuis que le prince Giorgio Ier a annoncé sa démission prochaine. Au premier rang des potentiels successeurs, le marquis belge di Imperiali, descendant du comte de Vintimille, qui après avoir vécu quelques années à Seborga, s’imagine volontiers prince d’un village qu’il transformerait en petit Monaco.  » L’Europe a besoin d’un autre paradis fiscal, d’une autre soupape de sécurité « , affirme-t-il. Reste que pour l’instant, à Seborga, il n’y a ni banque, ni retrait automatique…

Un peu d’histoire…

Pour comprendre le destin  » princier  » et les revendications de ce petit village perché, remontons en 954. Le comte de Vintimille cède alors le fief de Seborga aux abbés de Lérins, qui en font une principauté ecclésiastique pendant 800 ans. L’histoire devient plus floue à partir de 1729, quand le duc de Savoie achète Seborga aux moines de Lérins, sans que l’on retrouve trace de cet acte notarial au cadastre. Conséquence : un vide juridique certes douteux, mais propice aux revendications autonomistes. Car si Seborga n’est pas rattachée à la maison de Savoie, elle n’appartient pas non plus à l’Italie !

 » Nous n’avons jamais été annexés, nous sommes indépendants !  » : voici ce que les Seborgais vont transmettre à leurs descendants, de génération en génération. La revendication refait réellement surface dans les années 1960. A l’époque, une étudiante en histoire s’installe quelques mois à Seborga pour rédiger une thèse sur la principauté ecclésiastique. Le curé du village, féru d’histoire lui aussi, décide de tirer un livre de ce travail… Il l’intitule  » 1 000 ans d’histoire « . Cet ouvrage d’une centaine de pages, que l’on trouve encore dans toutes les boutiques de Seborga, démontre point par point que le village ne fait pas partie de l’Italie.

Distribué à tous les Seborgais, le livre commence à faire du bruit. L’un des jeunes leaders du village, Giorgio Carbone, s’en fait le porte-parole.  » J’allais raconter à tous les habitants notre vraie histoire ; je voulais leur expliquer que nous avions droit à notre indépendance, que nous avons toujours été, que nous restons une principauté.  » Les mauvaises langues racontent qu’à l’époque, le beau Giorgio utilisait surtout cette histoire de  » princes et princesses  » pour séduire les jolies filles de la Côte d’Azur…

Mais petit à petit, Giorgio, horticulteur de métier et poète à ses heures, se prend au jeu.  » Les gens ont commencé à m’appeler  » Le Prince « . Ça me faisait rire.  » Puis un jour de 1963, alors qu’il rentrait de vacances en Allemagne, Giorgio Carbone trouve tous les habitants du village rassemblés sur la place :  » Ils venaient de m’élire prince à l’unanimité !  » D’abord déboussolé, le nouveau prince accepte ses fonctions. Giorgio Carbone devient ainsi Giorgio Ier.

Voilà comment depuis quarante ans, le petit village est cogéré par un maire… et un prince. Humaniste et rêveur, Giorgio Ier a voulu faire de Seborga  » un havre de paix et de beauté « .  » Mais aujourd’hui, j’ai 70 ans, je suis fatigué de toutes ces histoires, et j’ai envie de quitter le village « , confie l’homme au visage ridé, mais aux yeux vifs. Ce souverain insolite aura en tout cas réussi à faire parler de son village, à attirer les touristes, mais surtout à instaurer une indépendance  » de fait « , fondée sur des institutions et des traditions.

Ainsi, depuis 1995, la principauté est régie par une constitution que les habitants ont votée. Seborga a ses ministres, sa chambre des prieurs (des Seborgais ayant à la fois des parents et des enfants nés dans le village), son palais princier.  » Voilà comment le bibliothécaire est devenu ministre du Territoire, l’épicière ministre du Commerce, le plombier ministre des Infrastructures « , raconte-t-on dans le village.

Comme à l’époque des abbés de Lérins, la principauté frappe sa propre monnaie, le luigino, distribue sa plaque d’immatriculation, son passeport.  » Dans ma boutique, on peut payer en euros, mais aussi en luigini « , s’enthousiasme la marchande de souvenirs. Comble d’un Etat qui n’existe pas officiellement : la principauté est même représentée dans le monde par une dizaine de consuls, notamment en Belgique et en France !  » Je suis une sorte d’attaché de presse de la principauté ; je suis là pour faire connaître nos revendications, explique André Triquet, consul de Seborga en France, dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. En tout cas, je suis invité à toutes les cérémonies officielles dans les mairies et conseils régionaux.  »

Pas de principauté sans folklore. Voici l’autre réussite du prince : s’être appuyé sur l’histoire pour faire renaître des ordres de chevalerie. Car c’est à Seborga que Bernard de Clairvaux (1090 – 1153), de retour de croisade, aurait adoubé les neuf premiers Templiers… Dans les années 1990, le prince a donc décidé de créer deux ordres de chevalerie, celui de Saint-Bernard et celui du Saint-Sépulcre, qui se disputent la suprématie.  » Des Français, des Allemands, des Espagnols payent chaque année près de 350 euros pour devenir chevalier de Seborga, et défiler en costume lors de la procession du 20 août, fête nationale, souligne Bruno Fuligni, auteur de  » L’Etat, c’est moi  » (*), et spécialiste des cryptarchies (ou micronations), ces États fantaisistes. Les habitants sont tous très attachés à ces coutumes.  »  » Sans notre prince, que va-t-il arriver à toutes ces traditions et à notre histoire ? », lance une jeune habitante née à Seborga.

Sur le modèle de Monaco

Quel rôle peut encore jouer un maire dans ce village-principauté ? Car Seborga a beau se targuer d’être indépendante, elle reste officiellement une simple commune italienne. Franco Fogliarini, responsable de la coopérative de fleurs Agroflor, seule ressource économique du village, porte l’écharpe depuis 2001.  » Avec l’équipe municipale, nous prenons les décisions, votons les budgets. Nous sommes les seuls représentants du pouvoir officiel.  » Mais Franco est lucide :  » Même si je ne crois pas à cette histoire de principauté, je sais que cela attire de nombreux touristes. Et notre objectif est de développer notre activité touristique. Ne pas user de ce folklore serait une erreur « .

Le gouvernement italien, lui, a longtemps opté pour le laisser-faire, ne prenant pas au sérieux les revendications autonomistes. Mais quelques  » provocations  » ont été sanctionnées dans les années 1990 :  » les policiers de Bordighera m’arrêtaient systématiquement parce que je ne roulais qu’avec la plaque d’immatriculation de Seborga. Ils m’ont même confisqué ma voiture « , se souvient le prince. Puis un procès a été intenté pour le paiement de la TVA sur le luigino, considéré comme un produit et non comme une monnaie par les Italiens. Le tout se soldant finalement par un non-lieu.  » Aujourd’hui, je suis respecté, en Italie, martèle le prince. Les responsables politiques savent que je ne veux pas entrer en conflit pour l’indépendance. Je suis contre la politique.  »

Oui, mais avec la démission du sage  » souverain « , la donne pourrait changer. Car les successeurs potentiels voient dans Seborga bien plus que du folklore. Une propre monnaie, des dizaines de consuls dans le monde, un palais princier, des cars de touristes qui affluent… Le petit village a du potentiel. Sur la place principale, le restaurant Il Principe est devenu le quartier général des aspirants au trône. Le maître des lieux, Walter Ferrari, ancien maire de Seborga, est aujourd’ hui Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de la principauté. Jovial et ventru, Ferrari aime le pouvoir.  » Mais son vrai vice, c’est le jeu « , dit-on dans le village.  » Moi, ça ne me gênerait pas de devenir prince. Mais je me vois davantage en bras droit, en conseiller…  »

Derrière lui, dans un recoin enfumé du restaurant, le marquis di Imperiali parle à voix basse avec deux banquiers français.  » Dès que le transfert d’argent est effectué, je me réinstalle dans le village, pour que les habitants s’habituent à moi…  » : ce descendant belge du comte de Vintimille espère bien jouer de la légitimité de ses aïeuls pour devenir le futur prince.  » Nous négocions avec la Russie, la Chine et les Etats-Unis pour monter une banque d’Etat à Seborga, hors de la zone euro, avec une monnaie forte. Si nous avons l’appui d’une grande nation, le Conseil de sécurité de l’Onu pourra nous accorder l’indépendance.  »

Le marquis, qui dit avoir  » un réseau important « , décrit son plan avec précision :  » Notre principauté accueillera jusqu’à 10 000 résidents. Elle sera dirigée sur le modèle de Monaco, avec un prince absolu. Grâce aux deniers princiers, les Seborgais ne paieront plus d’impôts, plus de taxes, plus de factures… Vous ne croyez quand même pas qu’on continuera à vivre du mimosa, ici !  » Walter Ferrari joue déjà son rôle de bras droit et calme le jeu :  » Rendez-vous compte : nous sommes en exil chez nous ! Nous ne cherchons pas à créer un paradis fiscal à tout prix. Ce sera simplement une conséquence de notre indépendance… Ce que nous voulons, c’est surtout le respect de notre histoire « .

Seborga, futur paradis fiscal en plein c£ur de l’Europe ? Un scénario tellement loufoque qu’on le croirait presque plausible. Le panorama sur le Rocher de Monaco, qu’on aperçoit en contrebas du village, aurait-il donné de la suite dans les idées aux Seborgais ? Une fable à suivre…

(*)  » L’État c’est moi. Histoire des monarchies privées, principautés de fantaisie et autres républiques pirates « , Les Éditions de Paris – Max Chaleil (1998).

Yoanna Sultan

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