Entre l’omniprésence de silhouettes féminines lors des défilés masculins et la déferlante de nouvelles marques unisexes, la frontière entre les vestiaires devient de plus en plus poreuse. Le cross shopping a la cote. En route vers le dressing pour tous.

De prime abord, Amos Mac affiche tous les attributs de l’hipster gay comme on en croise dans le quartier de Williamsburg, à New York. Il faut s’y arrêter de plus près pour remarquer la finesse troublante des traits, même les deux cicatrices en demi-lune, vestiges d’une double mastectomie qui lui barrent le torse, ne seront bientôt plus qu’un pâle souvenir de sa vie d’avant. Le trentenaire, qui se définit sur les réseaux sociaux comme  » photographe et être humain trans « , vient de signer une série d’images mettant en scène les mannequins Valentijn de Hingh et Hari Nef vêtus de la nouvelle collection capsule du label suédois & Other Stories. Cette campagne intégralement réalisée par une équipe transsexuelle devant et derrière l’objectif ambitionne clairement d’aborder la question du genre qui agite – une nouvelle fois devrait-on dire – créateurs et journalistes depuis quelques saisons maintenant.  » Les catégories homme/femme dans la mode font partie du passé, assure Amos Mac. Selon moi, une autre option, celle qui s’écarte de cette logique binaire, doit être prise en compte. Cela ne devrait pas être si choquant et si radical, mais simplement une question de se sentir bien dans ce que l’on porte.  »

Sur les podiums en tout cas, la frontière entre les univers traditionnellement admis comme masculin ou féminin se fait de plus en plus poreuse. A l’OPA sur la garde-robe des hommes entamée début du siècle dernier déjà par les femmes, emmenées dans leur conquête par Coco Chanel, répondent de manière sérielle des tentatives d’importations dans le vestiaire masculin de  » choses  » – de la dentelle ici, une lavallière ou un sac à main là, une jupe même parfois pour les plus audacieux – qui, sur le papier du moins, n’ont pas de sexe et possèdent pourtant le pouvoir d’en connoter un à celui ou celle qui les porte.  »

Tous ces micro-épisodes hyperstylisés sur les catwalks, et en plus grossis par la lentille de la presse, ne sont finalement que les symptômes d’un questionnement plus profond, détaille Farid Chenoune, professeur d’histoire et de culture de la mode à l’IFM. La mode n’est que le miroir, la caisse enregistreuse de ces phénomènes d’identification des nouveaux genres et des postures de genre et de non-genre.  »

JEU TROUBLE

Mise à l’épreuve par la génération des Millennials qui survalorise le  » moi  » et prône le droit de tout un chacun à assumer, voire même promouvoir, sa différence par compte Instagram interposé, la culture pop aussi se plaît à brouiller les cartes du genre. Alors que l’ex-athlète olympique Bruce Jenner s’offre la couverture de Vanity Fair pour dévoiler son corps transformé, Amazon Prime et Be TV diffusent la série Transparent – nominée aux Emmy dans onze catégories – présentant un père de famille en train de changer de sexe.

Il y a quelques semaines, Lily-Rose Depp faisait ses débuts comme égérie Chanel. Et prenait part au projet Self Evident Truths de son amie photographe iO Tillett Wright qui ambitionne de réaliser à Washington, avant les prochaines élections présidentielles, une installation géante rassemblant 10 000 portraits d’Américains  » qui ne se sentent pas hétérosexuels à 100 % « . Une liste dans laquelle aurait pu se retrouver la chanteuse Christine and the Queens, qui affirme elle aussi vivre  » dans sa vie citoyenne et perso le transgenre comme un combat « . Et ne porter que des costumes, à la ville comme à la scène, pour  » annuler le genre « . Inventer une silhouette neutre. Troubler le jeu.

Miuccia Prada d’ailleurs ne s’y est pas trompée en diffusant ce qui avait tout d’un manifeste lors du show masculin automne-hiver 15-16, en janvier dernier. La créatrice, qui n’a pas attendu cette saison pour faire défiler garçons et filles côte à côte, a tenu à s’interroger sur ce que les sexes partagent, ce qu’ils s’approprient l’un de l’autre.  » Le genre est un contexte et ce contexte est souvent genré, note-t-elle. Les influences respectives ne sont pas linéaires mais asymétriques, rarement évidentes mais toujours profondes. Elles sont génératrices d’idées. Et soumises à la liberté d’interprétation.  » D’autres qu’elle se sont d’ailleurs amusés à jouer les parallèles, à l’instar de Christopher Bailey chez Burberry Prorsum, Hedi Slimane chez Saint Laurent ou Alessandro Michele chez Gucci.

Le flou s’installe d’autant mieux que les mannequins aux mensurations androgynes se ressemblent au point qu’il soit parfois impossible d’en établir le sexe avec certitude. La tendance n’a fait encore que s’amplifier lors des présentations des collections de l’été 2016. En juin dernier, Kean Etro s’est lui aussi prêté à l’exercice de style en faisant de la dualité de l’oeuf,  » ce symbole de vie primordial, l’union du mâle et de la femelle qui possède avant fécondation le potentiel intrinsèque de devenir l’un ou l’autre « , la pierre d’angle de sa collection.

A grand renfort de soieries, de paillettes, d’effets de transparence et de tissages lamés, c’est bien l’idée de  » féminin acceptable  » qui est ici exprimée.  » Lorsqu’on parle de féminisation de la mode en se basant sur des petits détails de surface, nous sommes encore face à des hommes identifiés comme tels qui adopteraient un répertoire vestimentaire propre aux femmes, pointe Farid Chenoune. S’ils cessent d’être des hommes, ce répertoire se dilue et la transgression n’existe plus. On entre alors dans le territoire de la neutralité et du feutrage des sexes.  »

L’émergence d’un dressing neutre s’est incarnée dans la silhouette mince du créateur canadien d’origine jordanienne Rad Hourani, invité par la Chambre syndicale de la couture parisienne à présenter sa ligne Unisex lancée pourtant il y a sept ans déjà. Son parti pris créatif rejoint en tout cas les envies de ceux et celles qui ne se reconnaissent plus dans les produits que leur propose aujourd’hui l’industrie du vêtement. Son credo ?  » Concevoir une mode sans âge, sans sexe et sans religion  » qui, loin de limer les différences, aurait plutôt le pouvoir de les transcender.

VESTIAIRE COMMUN

Preuve que cette vague n’a rien d’anecdotique, les grands magasins britanniques Selfridges ont transformé en mars dernier trois étages entiers en un espace de vente baptisé Agender – le choix du  » a  » privatif renvoie donc à la notion de non-genre – mêlant des marques  » neutres  » mais aussi des lignes homme et femme de manière complètement indifférenciée (lire par ailleurs) sans que ne se pose a priori la question des tailles ou des coupes, chacun(e) restant libre finalement de s’approprier n’importe quelle pièce – un tee-shirt XXL peut devenir une robe, par exemple – comme bon lui semble.  » Pour moi, il ne s’agit plus de parler de vêtement masculin ou féminin mais d’un monde où les éléments coexistent « , prône Shayne Oliver, le jeune créateur new-yorkais de Hood by Hair, adoubé par toutes les papesses de la mode et par Kanye West himself… qui s’est d’ailleurs empressé d’adopter la même recette pour la collection capsule mixte d’inspiration streetwear  » cosmopolite, mondaine et décontractée  » qu’il vient de signer pour Adidas.

L’envie de s’inscrire dans ce nouveau courant qui ose désormais affirmer davantage son parti pris mode ne cesse de faire des émules, aussi bien chez les poids lourds du secteur – des groupes comme Muji, Uniqlo ou American Apparel ont bien préparé le terrain en proposant des basiques unisexes sans logo, adoptés rapidement par les adeptes du style normcore qui tend à banaliser et à lisser la mode – que les petits labels pointus comme AMI, Roseanna, AmishBoyish ou Monsieur Lacenaire. Quant au sportswear chic, issu du vestiaire par essence neutre du sport où le corps dépourvu de ses repères victoriens a perdu tout enjeu de sexualité, il n’est pas non plus pour rien dans l’érosion de ces frontières, lui qui est parvenu en quelques décennies à imposer ses codes même dans l’univers a priori conservateur des grandes maisons dites  » tailleurs  » comme Dior Homme, Zegna ou Givenchy.

Tantôt oversize, tantôt près du corps, ces fringues du troisième millénaire poursuivent en tout cas le travail entrepris dès la fin du XVIIIe siècle sur le vestiaire masculin, qui fut le premier à neutraliser son propre genre.  » En un siècle, on est passé de l’homme de cour au bourgeois des villes, rappelle Farid Chenoune. On assiste alors à un premier décrochage entre les hommes et les femmes. Alors qu’elles restent dans la même logique d’apparence, de vêtures luxueuses qui entravent le corps, les messieurs adoptent un régime de vêtements plus simples, plus sobres, plus sombres et surtout plus pratiques pour aller travailler.  » Cet uniforme des hommes de l’élite – ceux qui n’ont rien à prouver et rien à conquérir – ne bougera quasiment pas en deux cents ans.  » Cette tenue du pouvoir, de la conquête sociale, les femmes aussi vont s’en emparer, poursuit l’auteur de l’ouvrage Des modes et des hommes, traitant de deux siècles d’élégance masculine. Tout en conservant le droit d’utiliser le leur.  »

CROSS SHOPPING

Aujourd’hui encore, c’est bien dans le sens M vers S – des créateurs comme Paul Smith ou Giorgio Armani ont toujours pu compter sur un joli fan club féminin même lorsqu’il n’existait pas encore de collections dédiées – que se font la plupart des emprunts… A croire même qu’ils ont été pensés comme tels par certains. On estime en tout cas que pour des marques comme Rick Owens, Saint Laurent, J.W. Anderson notamment, proposées dans des concept stores assez pointus, la part de vêtements pour homme achetés par les femmes approcherait les 30 % des ventes. Chez Gucci d’ailleurs, on ne fait pas mystère que ce sont bien les dames qui ont fait main basse sur les blouses en soie à col lavallière – heureusement disponibles en petites tailles – arrivées il y a quelques semaines à peine dans les rayons des magasins masculins.

En rabotant jusqu’aux épaules ce dernier vestige de masculinité que même le costume traditionnel n’était pas parvenu à neutraliser, en affinant à l’extrême le corps de l’homme idéal du XXIe siècle, Hedi Slimane et plus tard Raf Simons ont facilité eux aussi l’émergence de cette silhouette ambiguë, presque asexuée, si chère aux adolescents et aux jeunes urbains qui ont pris le pli de faire du cross shopping ensemble, de préférence dans les mêmes rayons sans s’embarrasser de ce que disent les étiquettes. Ils ne constituent peut-être encore qu’un infime pourcentage des consommateurs. Mais leurs envies sont déjà bel et bien écoutées.

PAR ISABELLE WILLOT

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