En vingt ans, l’industrie belge de l’habillement a radicalement changé de visage. Autopsie d’un secteur plus bouillonnant que jamais, mais soumis à bien des vicissitudes économiques.

 » Q uand j’ai démarré dans le métier, se souvient Jo Wyckmans, créateur des marques A Different Dialogue et Gigue, il n’y avait qu’un immense désert entre la haute couture et la confection de masse. Les gens voyageaient peu, les informations ne s’échangeaient pas. Je me rappelle encore très bien l’ahurissement des responsables de l’Innovation lorsque je leur ai annoncé, en 1977, que les jeunes allaient plébisciter le jogging et le sac à dos. Ils m’ont répondu :  » Comment ? Des gens, dans la rue, en pyjama…  »

Jo Wyckmans aura contribué à peupler ce désert. En faisant entrer chez Bartson’s, où il officie, dès 1970, en qualité de Marketing and Fashion Director, de jeunes diplômés de l’Académie d’Anvers comme Linda Loppa, aujourd’hui directrice du MoMu, le musée anversois de la mode, ou Martin Margiela. En lançant aussi, en 1981, A Different Dialogue, précurseur de bien des marques belges de sportswear. Il y a vingt ans, les stylistes font leur entrée dans l’industrie de l’habillement, mais ce n’est pas la seule révolution à laquelle est soumise cette activité économique bien ancrée dans nos régions. Il lui faut se moderniser, s’ouvrir au monde… sous peine de disparaître. La concurrence des pays à bas salaires amorce un mouvement de délocalisation qui aura un impact considérable sur l’emploi. Celui-ci dégringole de 42 817 unités en 1982 à 17 867 unités en 2002. Des pans entiers de l’industrie de l’habillement disparaissent : le costume hommes dans la région de Binche ou la lingerie autour de Schellebelle et Wetteren û à la notable exception de Van de Velde (lire aussi pages 152 à 157).  » Le temps n’est plus où les industriels de la région binchoise pouvaient faire interrompre les négociations sectorielles pour cause de Carnaval !  » lance un professionnel du secteur. La Wallonie ne représente plus que 10 % de l’emploi total du secteur et Bruxelles 9 %, tandis que la Flandre s’en adjuge 81 %.

Un quart de la production est belge

Le chiffre d’affaires global de l’industrie de l’habillement est en progression constante. Il a crû de près de 70 % en vingt ans, dépassant les 2 milliards d’euros en 2002 (2,8 milliards avec la confection au sens large).  » Le nombre d’entreprises qui délocalisent n’évolue plus que faiblement, épingle Erik Magnus, directeur général de Creamoda, la fédération représentant les professionnels de l’habillement. Le processus ayant démarré au milieu des années 1970, tous ceux qui avaient intérêt à délocaliser leur production sont d’ores et déjà passés à l’acte. Mais l’on constate, en revanche, que la part de la production réalisée à l’étranger dans le chiffre d’affaires total continue d’augmenter.  » D’après les statistiques de Creamoda, seul un quart de la production totale est encore basé en Belgique.

L’Afrique du Nord, et en particulier la Tunisie, a bénéficié de la première vague de délocalisation. Elle a été, ensuite, progressivement supplantée par l’Europe de l’Est après l’écroulement des régimes communistes, avec des glissements entre pays : la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie, qui ont bénéficié les premiers de cette manne industrielle, ont cédé du terrain, ces dernières années, aux Pays baltes, à la Bulgarie et surtout à la Roumanie. L’élément déterminant est naturellement le coût salarial : en Europe de l’Est, il oscille, selon les pays, entre 5 % et 20 % du niveau belge ; dans le Sud-Est asiatique, il fluctue entre 1 % et 10 %. Andres, qui compte parmi les piliers de l’industrie belge de l’habillement, fait aujourd’hui fabriquer ses deux collections (Xandres et Hampton Bays) en Italie, en Pologne, en Roumanie et à Hongkong, si bien qu’il ne reste plus, dans l’atelier de Destelbergen, que 35 piqueuses sur un staff total de 160 personnes. Le fabricant de lingerie Van de Velde (Marie Jo et Prima Donna) a opté pour une délocalisation en Hongrie, en Tunisie û où il possède sa propre usine û et à Hongkong.

Préserver le know-how

 » Il faut dépasser cette vision un peu étroite des choses et considérer ce que représente la mode belge, plaide Erik Magnus. Le label « Belgian Fashion », que nous avons d’ailleurs accolé au nouveau nom de notre fédération professionnelle, reste synonyme de qualité et de créativité sur les marchés internationaux. C’est l’un des principaux bénéfices du Plan Textile, mis en place au début des années 1980 et qui s’est accompagné du lancement de  » Mode, c’est Belge  » en 1983. Le Plan Textile a stimulé la création, mais aussi permis la modernisation de l’outil et le renforcement des exportations. Le taux d’exportation, qui représentait moins de la moitié du chiffre d’affaires du secteur il y a vingt ans, oscille aujourd’hui autour des 75 %.  »

Malgré la délocalisation de la production, le savoir-faire est resté en Belgique. Nos entreprises maintiennent dans le pays la création des collections, voire le patronage, la gradation, la fabrication des prototypes ou de mini-séries. Et bon nombre de façonniers produisent toujours pour les créateurs ou certaines marques  » créatives commerciales « , comme les appelle Luc Duchêne, patron de Mer du Nord. Si lui-même ne fait pas fabriquer en Belgique, ce n’est pas le cas de certains concurrents. Pauline B : 30 % de la production portent l’estampille  » belge « . Ines Raspoort : les trois-quarts de la production sont réalisés en Belgique, tant en chaîne et trame qu’en maille. Lamon-Nuytens : l’entièreté de la collection (cuir et fourrure) sort d’ateliers flamands.  » La production intérieure connaît une baisse structurelle depuis des années du fait de la hausse de la production à l’étranger, mais la baisse en valeur est moins forte que la baisse en volume, signe que les produits à haute valeur ajoutée continuent d’être fabriqués en Belgique « , souligne Erik Magnus. En 2002, la production intérieure a régressé de 4,2 % en valeur, mais de 15 % en volume.

 » La profession est partagée entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas à l’utilité d’une nouvelle campagne en faveur de la mode belge. Cela reste difficile à évaluer car l’économie s’est considérablement internationalisée en vingt ans. Patricia Ceysens, nouvelle ministre flamande de l’Economie, entend faire la promotion de la mode flamande. Que les hommes et les femmes politiques montrent l’exemple en s’habillant « belge » est une bonne chose !  » estime Erik Magnus

Vers une libéralisation totale

Principal défi auquel le secteur sera confronté à horizon de cinq ans ? Le démantèlement de l’Accord Multifibres, qui va induire la libéralisation complète du secteur textile-habillement. En 2005, il n’y aura plus aucun quota d’importation, ce qui aura pour conséquences une augmentation de l’internationalisation de la production, avec la montée en puissance de la Chine, et une pression accrue sur les prix.  » Entre professionnels, on parle du Big Bang, explique Erik Magnus. La question est de savoir si, demain, on n’achètera plus que des produits d’origine chinoise. La Chine, devenue membre de l’OMC (NDLR : Organisation mondiale du commerce ) en 2002, va commencer par supplanter ses voisins asiatiques, et puis ? » Sa montée en puissance est déjà perceptible au niveau des importations sur le marché belge : elles ont progressé de 35 % en valeur l’an dernier, contre une baisse de 35 % pour les importations en provenance d’Indonésie, de 17 % pour celles du Bangladesh, de 13 % pour celles de l’Inde.

 » La seule alternative pour nous est de mettre toujours plus l’accent sur la valeur ajoutée et la créativité. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas l’industrie qui boude la création, mais les créateurs qui boudent les industriels. Parmi les étudiants diplômés de l’Académie d’Anvers ou de La Cambre, il s’en trouve peu à vouloir intégrer l’industrie. La plupart d’entre eux rêvent de lancer leur propre collection et de devenir le nouveau Dries Van Noten. Ils n’auront malheureusement pas tous cette chance…  »

Chantal Samson

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