LA MODE MET LE NEZ DANS SES JUS

Quand Jean Paul Gaultier se met en scène pour ses fragrances. © FEDE DELIBES

De plus en plus, les créateurs sont associés au développement et au lancement des fragrances qui portent leur nom ou celui des labels qui les emploient. Le moyen d’assurer une meilleure cohérence entre les deux facettes d’une même marque. Une caution qualitative, aussi.

Lors du lancement de Kenzo World, le mot d’ordre était clair et bref : disruptif. Pas facile toutefois de briser les codes formels de l’univers glamour, lisse et consensuel du parfum féminin. Ils ont osé pourtant et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça a fait mouche avec, en quelques mois, plus de 18 millions de vues au compteur pour un spot déjà culte signé Spike Jonze. Avant cette sortie, en septembre dernier, les fragrances de la maison parisienne, dotées chacune d’une identité forte – en particulier Flower, la franchise la plus porteuse tant en termes d’image que de ventes -, vivaient leur vie un peu en marge de la mode, désormais pilotée par Carol Lim et Humberto Leon. Mais au moment de penser un jus, il a semblé tout naturel à la directrice générale des parfums d’inclure dans le processus créatif le duo devenu totalement indissociable de la nouvelle image de la griffe. Un choix audacieux, et pas aussi fréquent qu’on ne le pense, pour des marques dont la direction artistique n’est plus aux mains du fondateur, avec le risque de changement inopiné que cela sous-tend.

 » Carol et Humberto incarnent véritablement l’ADN de Kenzo aujourd’hui, pointe Patricia Tranvouëz. Nous avons oeuvré main dans la main du début jusqu’à la fin sur le concept, le packaging et la communication. Nous voulions mettre en place un lien immédiat et évident avec la mode : l’oeil s’est imposé rapidement car c’est l’un des symboles forts que l’on retrouve dans leurs looks. Mais il est également porteur d’universalité, de curiosité, d’ouverture au monde. Notre but n’était pas de faire un coup de marketing mais de créer un deuxième pilier iconique, à côté de Flower. L’oeil est indiscutablement lié à l’univers de Carol et Humberto mais il n’est pas éphémère pour autant : il pourrait très bien s’inscrire dans la durée, même si un jour ils devaient quitter la maison.  »

BRIEFS ET LICENCES

L’implication des créateurs de mode dans les flacons qui portent leur nom ou celui du label pour lequel ils travaillent semble aller de soi – la relation conflictuelle entre Hedi Slimane et Yves Saint Laurent Beauté en est toutefois le parfait contre-exemple (lire par ailleurs) – mais elle est en pratique à modalités très variables. Le business model de la licence domine encore le secteur de la parfumerie sélective. Quelques géants comme Coty, L’Oréal, Interparfums, Shiseido Fragrance Division ou Puig se partagent le gros du marché, à l’exception bien sûr de marques telles que Dior, Hermès, Louis Vuitton ou Chanel, qui assurent en interne cette mission, grâce à des  » nez  » maison. Ceux-ci cherchent certes leur inspiration dans les archives et le patrimoine de la griffe mais sans en référer pour autant à la personne qui dessine les vêtements. Dans l’écrasante majorité des cas, les parfumeurs, eux-mêmes au service de sociétés spécialisées dans la fabrication et la mise au point de matières premières comme IFF, Givaudan ou Firmenich, sont mis en compétition. On leur soumet des  » briefs  » qui peuvent aller de la réinterprétation d’un classique existant à la conception d’un jus sans attaches avec un autre article du catalogue – ce qui explique qu’un même nez puisse imaginer des flacons pour des marques concurrentes. Le secteur a donc ses  » stars  » qui entendent  » signer  » les fragrances qu’ils ou elles composent. Et qui ne parlent pas toujours le même langage que les hommes et les femmes de la mode.

 » J’ai coutume de dire que notre job à nous consiste pour moitié à jouer les détectives pour mettre au jour les pépites tapies dans les archives des marques, un peu comme on déroulerait un fil d’or, et pour l’autre moitié à jouer les traducteurs pour que le rêve d’un créateur puisse devenir un jour un produit de consommation, détaille Nathalie Helloin Kamel, general manager du Fragrance Center of Excellence du groupe Shiseido, qui vient de reprendre la licence des fragrances Dolce & Gabbana. Nous ne fabriquons pas des oeuvres d’art mais des objets qui vont se retrouver dans les étals d’Ici Paris XL ou de Planet Parfum. Nous sommes donc à la fois face aux envies du parfumeur, qui souhaite proposer quelque chose dont il sera fier, et à celles du créateur de mode qui doit s’y reconnaître aussi. Ceux qui font le choix de collaborer avec nous doivent s’impliquer dans toutes les étapes du processus : c’est contractuel ! C’est sans doute d’ailleurs ce qui les a conduits chez Shiseido. Ils ont bien sûr le droit de dire non quand on leur propose quelque chose mais sont obligés, en retour, de donner du sens à ce refus. Par principe, nous n’exposons pas les deux protagonistes sauf si c’est nécessaire. Nous préférons retranscrire les messages de chacun, jouer les interprètes. Nous sommes dénués d’ego : notre job, c’est de faire avancer le projet.  »

DANS LA TÊTE DE GALLIANO

A ce titre, pouvoir communiquer sur l’implication personnelle de ces grands noms fashion reste un atout majeur qui permet de donner du crédit au projet : le parfum officiellement assumé par le créateur de mode devient une pièce maîtresse de son univers et plus seulement – du moins sur papier – un moyen de doper le chiffre d’affaires. Profitant ainsi de l’arrivée de John Galliano à la direction artistique de Maison Margiela – mais sans se presser trop tout de même, histoire de prendre la mesure de son retour en grâce -, le groupe L’Oréal vient de lancer quatre eaux de parfum inspirées par les rêves du styliste britannique. Du jamais-vu quand il était chez Dior… Oubliés, donc, les souvenirs un brin anecdotiques, car tellement précis, qui avaient donné naissance aux huit eaux de toilette : des fantasmes aussi fantaisistes qu’une soirée dansante sur la lune ou un voyage interplanétaire à bord d’une montgolfière sont désormais convoqués.

Si le jus est resté le même chez Gucci, le nouveau directeur créatif de la griffe italienne, Alessandro Michele, a tenu tout de suite à imprimer sa patte sur la communication de la franchise Gucci Guilty. La virilité agressive d’un Chris Evans aux tatouages de motard, plus vraiment en phase avec l’esthétique kitsch et  » no gender  » que la marque a su imposer en quelques saisons à peine, a laissé place à l’androgynie ambiguë de l’acteur Jared Leto dans la posture lascive du libertin vénitien surpris en plein ménage à trois.  » Je veux juste que les gens se sentent libres, justifie Alessandro Michele. Si vous vous baladez dans la rue de n’importe quelle métropole dans le monde, vous prendrez conscience de cette merveilleuse anarchie qui caractérise la jeunesse, voire les gens de tous âges.  »

Ce besoin soudain de prise de parole, on le retrouve pour la première fois chez Miuccia Prada à l’occasion du lancement de La Femme et de L’Homme Prada, deux fragrances en miroir dévoilées dans la foulée du défilé Homme printemps-éte 2017, un show mixte, comme il se doit, la question du genre restant au coeur du discours de la maison milanaise.  » J’ai voulu les présenter ensemble, avec le même concept, le même photographe, pour qu’ils soient en réalité interchangeables, prévient Miuccia Prada. Les actrices et acteurs interprètent chacun trois ou quatre rôles. Il n’y a pas qu’une seule icône représentant un idéal féminin ou masculin.  » Conceptuels – comme la plupart des jus de la marque si l’on excepte la franchise Candy nettement plus commerciale – mais cette fois incarnés par quatre jeunes acteurs dans des postures assez semblables à celles des campagnes mode, auxquelles Dane DeHaan a d’ailleurs déjà participé, les deux nouveaux venus, différents d’entrée de jeu, finissent par se ressembler une fois portés.

TOM FORD, AUTO-ÉGÉRIE

Preuve que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même dès qu’il s’agit de réaffirmer l’authenticité du lien unissant le créateur aux parfums éponymes, Tom Ford n’hésite pas à se mettre en scène aux côtés de ses flacons, à l’instar de Marc Jacobs prêt à prendre la pose nu pour la promotion de son masculin Bang, réduit au rôle de cache-sexe sur le visuel de campagne. Début 2016, Jean Paul Gaultier a fait, à son tour, une apparition dans un film publicitaire pour les parfums Classique et Le Mâle, dans une factory déjantée dont lui seul aurait les clés. Un spot aux accents de manifeste, qui permet au groupe Puig, à la fois propriétaire de la griffe et détenteur des licences parfums, de remettre un coup de projecteur sur l’un des Français les plus populaires qui soit.  » Il suffit de se balader à ses côtés pour voir l’amour que les gens lui portent, note Thomas James, directeur marketing des parfums de la griffe. Il reste l’un des rares à s’être forgé un personnage si reconnaissable du grand public et qui, surtout, bénéficie d’un tel capital sympathie. Il incarne et porte tous les projets, il a également envie de bousculer l’ordre établi. Dès qu’on lui présente quelque chose, en bon jusqu’au-boutiste qu’il est, il questionne, il challenge, jusqu’à ce qu’il soit au plus juste par rapport à la marque. Qui mieux que lui d’ailleurs serait capable d’en saisir autant l’esprit ?  » Le groupe espagnol, qui prépare activement la mise sur le marché d’un féminin pour le second semestre 2017, s’est concentré cette année sur les deux piliers de la maison, les seuls conservés dans le portefeuille de licences racheté au groupe Shiseido. Jean Paul Gautlier s’est ainsi laissé tirer le portrait au détour des cases d’une bande dessinée aux côtés de Popeye et Betty Boop pour la sortie des éditions collector de l’été. C’est à lui encore que l’on devrait l’idée de retailler à la serpe les courbes des flacons bustes pour leur donner l’apparence du cristal.  » Tout se fait de manière organique, précise encore Thomas James. Il est toujours dans l’échange, jamais comme une instance de sanction.  »

Pierre angulaire du  » storytelling  » si cher aux équipes marketing, le créateur star a plus que jamais valeur de caution qualitative. A l’heure où les sorties se multiplient même au sein d’une même franchise, qui peut compter parfois plus de cinq déclinaisons pour mieux titiller le besoin de nouveauté des consommateurs, il reste le garant de la seule chose qui dure et qui surtout fait vendre : son nom.

PAR ISABELLE WILLOT

DES CAMPAGNES NÉCESSAIREMENT EN PHASE AVEC L’UNIVERS DE LA MODE.

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