Dans un pays où se cachent nombre de terroristes islamistes, où de nombreuses femmes sortent voilées de la tête aux pieds, des reines de beauté défilent en tenue audacieuse sous les projecteurs. A Karachi, la capitale économique du Pakistan, le milieu de la mode bouillonne de nouvelles idées et montre de plus en plus d’audace…

Dans la République islamique du Pakistan, les traditions prévalent et en dehors des quartiers chics des grandes villes, les femmes se cachent sous de grands voiles, le corps féminin se drape, se couvre avec pudeur pour ne pas attirer de regards concupiscents. Il disparaît même complètement sous une burqa dans les régions les plus conservatrices.

A Karachi, mégalopole explosive de 15 millions d’habitants, les panneaux publicitaires ont envahi les rues. Des beautés pakistanaises aux longs cheveux noirs s’affichent partout pour vanter les mérites d’un shampooing, d’un portable, d’un hamburger… Karachi est la capitale de la pub, des icônes de beauté. Et le milieu de la mode est ici en plein bouillonnement depuis quelques années, même s’il ne s’adresse qu’à la haute société qui a l’audace et bien sûr les moyens de se payer des créations à plusieurs centaines d’euros pièce.

Oser, mais ne pas choquer

Dans une ruelle encombrée de Karachi, Vinny Ahmed, 31 ans, sort de sa voiture. La jeune femme porte ses talons hauts et son jean moulant. Mais elle réajuste les bretelles de son débardeur qui découvraient ses épaules avant de sortir du véhicule.  » Pas la peine de choquer « , sourit-elle, même si les regards des hommes ébahis qui se retournent sur son passage en disent long. Ce soir, elle participe à un défilé de mode à but caritatif. Un événement mondain très couru par la haute société : l’entrée coûte 150 euros, soit trois fois le salaire mensuel moyen.  » C’est la crème de la crème qui est là ! « , confie Vinny en pénétrant dans les vestiaires du grand chapiteau monté pour l’occasion, où une dizaine de jeunes femmes s’activent entre les portemanteaux ornés de tenues multicolores.

Fines comme des lianes, de grandes brunes au sourire de princesse enlèvent leurs vêtements pour s’enduire les jambes et les bras d’un onguent doré. Designers, maquilleurs, amis vont et viennent dans l’effervescence.  » Les hommes peuvent-ils sortir ? « , s’enquiert l’une des jeunes tops. Une autre se lamente :  » Pourquoi n’y a-t-il plus de champagne ? C’est vraiment dommage…  » . Sur une table, des verres de whisky dilué dans de l’eau minérale sont à disposition, dans un pays où l’alcool est pourtant banni.

Dans le chapiteau, où flottent de longs bandeaux de mousseline, nappes beiges de fin tissu, couverts en argent et bougies accueillent les invités qui se pressent en tenue de soirée. Ce soir, un designer indien et deux stylistes pakistanaises, Sana et Safinaz, vont présenter leurs dernières créations. Des tops indiennes sont venues tout exprès de Bombay ou de Delhi. Zainab, une amie de Vinny au visage de poupée, remarque que  » les Indiennes, elles, peuvent porter ce qu’elles veulent. Nous, les Pakistanaises, nous devons faire attention de ne pas trop en montrer. Nous vivons dans ce pays !  » Les défilés de mode retransmis sur Pakistan Television, la chaîne d’Etat, sont d’ailleurs censurés,  » ils coupent carrément où apparaissent des épaules dénudées, épingle Zainab. Mais depuis quelques années le Pakistan est malgré tout entré dans la global fashion « . Et les deux copines ont déjà défilé entre Kuala Lumpur, Amman, Londres, Delhi et même Washington…

Bientôt une école de mannequinat

L’organisatrice du défilé, Fria Altaf, la quarantaine, sanglée dans une robe verte décolletée, court dans tous les sens. Cette femme a été l’une des pionnières de la mode au Pakistan dans les années 1980. A l’époque, le dictateur militaire Zia ul-Haq entreprenait de réislamiser la société pakistanaise, en appliquant des lois ultraconservatrices et imposant une chape de plomb dont le pays peine encore à se remettre aujourd’hui. En rentrant des Etats-Unis, où elle avait étudié la mode, Fria se lance alors dans le mannequinat, enfreignant la norme de son milieu social :  » Je me suis dit : soit tu te maries, soit tu fais carrière, s’enorgueillit-elle. Moi j’ai choisi l’excitation de ce métier, par passion. J’ai largué mon fiancé qui voulait m’y faire renoncer « .

Le milieu artistique avait alors très mauvaise réputation. Le cinéma, en particulier, recrutait dans la Red Light Area de la ville de Lahore, le quartier des prostituées.  » Les mannequins passaient pour des filles faciles, des débauchées se souvient Fria. Et puis il y avait très peu de travail, les séances photos et les défilés étaient mal payés et de mauvaise qualité. J’ai voulu révolutionner tout ça, créer une scène glamour professionnelle, des shows avec de vrais éclairages et des chorégraphies.  » Dans les années 1990, elle lance la première émission télévisée pakistanaise sur la mode, Le monde du style :  » Il y avait des restrictions et le port du voile était alors obligatoire. Mais cela a permis de faire découvrir la mode aux masses « .

Aujourd’hui les instituts de design fleurissent dans les grandes villes, et les artistes font preuve de beaucoup plus d’audace depuis l’arrivée au pouvoir du général Pervez Moucharraf, qui a fait souffler un vent de liberté.  » Mais il n’y a toujours pas d’agence professionnelle, constate Fria. C’est pour cela que je vais créer une école de mannequinat l’an prochain.  »

Des modèles…  » réajustés  »

Dans leur boutique affairée de Clifton, Sana et Safinaz conseillent leurs clientes à la recherche de tenues de mariage ou de robes chics.  » Nous avons commencé à créer des vêtements il y a quinze ans, parce qu’à l’époque il n’y avait pas de tenues légères, élégantes pour les femmes actives, poursuit Safinaz. Pourtant elles gagnaient de l’argent, elles avaient envie de faire du shopping, de s’acheter des jolies choses. Aujourd’hui encore nous devons faire des compromis. Sachant, par exemple, que seules 10 % de nos clientes porteront des décolletés.  » Les modèles présentés lors des défilés sont  » réajustés « , une fois mis en boutique, pour être plus décents.

 » Notre pays est encore otage d’une minorité fondamentaliste qui tente de freiner le progrès, regrette la jeune femme. Il y a des villes pakistanaises où on ne peut pas faire de défilés de mode. Ce que je trouve très inquiétant, c’est le succès de la propagande islamiste, je vois de nombreuses jeunes filles qui décident de porter un voile noir qui ne laisse apparaître que les yeux, alors que leur mère ne le porte pas. Dans notre culture, nous ne sommes pas des exhibitionnistes mais l’islam n’a jamais dit de se couvrir complètement !  »

Dans son bureau tendu de velours rouge, Juni surveille la préparation de ses derniers modèles : des tenues brodées de perles minuscules, réalisées à la main. Grand jeune homme élancé, en jean et chemise grise de tissu froissé, Juni est bien décidé à se faire sa place dans le milieu de la mode de Karachi, après avoir étudié la mode à Chicago et vécu quatorze ans aux Etats-Unis.  » Au Pakistan, nous n’avons pas d’industrie de la mode comme en Europe, souligne-t-il. Ici tout est neuf, y compris le concept de designer. Certains clients me confondent avec un tailleur, ils osent me réclamer des modifications sur mes tenues ! Ils me trouvent snob quand je leur explique que cette robe est une création et que je ne vais pas ajouter des manches pour eux…  »

Ce matin, Nadia Hussein, son modèle préféré, passe lui rendre une petite visite. Elle est enceinte de six mois et va sans doute mettre un terme à sa carrière. Juni s’en désespère :  » Nadia est une fille magnifique qui a une classe naturelle. J’ignore comment je vais la remplacer, il y a une vraie pénurie de bons mannequins. C’est difficile ici de trouver six filles correctes pour défiler, on est obligé de faire travailler des modèles trop petites, trop boulottes, et comme il n’y a pas de compétition, elles ne prennent pas soin d’elles, ne vont pas à la gym…  »

Pour une fusion entre Est et Ouest

Dans ce pays très conservateur, seules les femmes issues de la haute société, milieu plus libéral, osent se lancer dans le mannequinat.  » Selon notre culture, une fille qui s’exhibe se déshonore, elle n’aura plus accès aux bonnes familles pour trouver un mari, embraie Juni. Les hommes ici sont jaloux, ils ne veulent pas que d’autres profitent de la beauté de leur femme !  » Lui même a été mannequin pour des pubs télévisées. Mais lorsque sa propre s£ur a également voulu entrer dans la profession, cela a créé un drame dans la famille et elle a dû renoncer.  » Pourtant les temps changent, assure Juni. Le métier de mannequin devient peu à peu une profession honorable.  »

Juni doit encore convaincre ses modèles de surmonter leur pudeur, car elles rechignent parfois à revêtir certaines tenues  » des hauts transparents, des vêtements trop révélateurs…  » Dans un album, il montre les photos de deux s£urs, venues de Peshawar, qu’il a convaincues de poser :  » Elles sont arrivées toutes timides avec leur voile sur la tête, regardez ce que j’en ai fait !  » Les deux demoiselles posent lascivement, enveloppées uniquement dans un grand drap avec un modèle masculin.

Rédactrice de mode dans le journal féminin pakistanais She magazine, Sahyra Qamer Sultan exulte :  » les jeunes designers reviennent de l’étranger avec des nouvelles idées, c’est du sang neuf pour notre magazine « . Et il faut se renouveler car la demande évolue.  » Les filles des familles riches voyagent en Europe, aux Etats-Unis. Elles achètent Elle, Vogue…, elles savent ce qui se porte ailleurs et veulent de nouveaux styles de vêtements, une fusion entre Est et Ouest. Mais il faut malgré tout garder profil bas pour les unes du magazine. Il y a quelques années, nous avons réalisé une couverture osée, se souvient la journaliste. Il y a eu immédiatement une démonstration de mollahs devant nos bureaux !  »

Célia Mercier Photos : Christophe Smets/Luna

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content