La mode, version 4.0
Des réseaux sociaux livrant des images fashion jusqu’à l’overdose, des moteurs de recherche rendant amnésique… Le virtuel n’a pas pour seul effet de mener à l’ultraconnexion, il va jusqu’à influencer la création. Analyse avec la trendwatcher Hilde Francq.
Des kilomètres de filins, de racks métalliques et d’armoires informatiques. Bienvenue au coeur du Data Center de Chanel, décor du show prêt-à-porter printemps-été 17 de la maison de la rue Cambon. Après avoir dévoilé ses silhouettes dans une brasserie ou dans un hall d’aéroport, le directeur artistique Karl Lagerfeld change ici d’inspiration et fait de l’Intimate technology le thème de sa nouvelle saison. Ou comment replacer l’humain au centre, dans un monde ultratechnologique et un quotidien de plus en plus dématérialisé.
» Cette collection met en avant le confort du tweed et une lingerie chic, dont le raffinement contraste farouchement avec notre univers automatisé « , explique-t-on du côté de la griffe de luxe. La modernité s’affiche ici par de nouveaux détails : de larges scratchs remplacent les boutons ; les pendentifs sont retenus par un mousqueton, façon badge d’identification ; une minaudière prend la forme d’un gentil robot ; les laines tissées intègrent fils de caoutchouc et bandes en vinyle, non sans rappeler les câbles électroniques…
S’il s’agit de gimmicks créatifs, il n’en demeure pas moins que les nouvelles technologies et les réseaux sociaux influencent fortement la sphère fashion, par nature hypersensible à l’air du temps. Cela change non seulement les habitudes de vente des marques de prêt-à-porter – l’intérêt pour le » see now buy now « , qui entend commercialiser immédiatement ce qui a été présenté sur les podiums, en est d’ailleurs la résultante -, mais également les inspirations et la façon d’envisager le processus créatif.
La mode, comme le porno
Né au milieu des années 80, le créateur irlandais J.W. Anderson fait partie de la génération Millennials, ces digital natives qui ont vu le jour en même temps qu’Internet. Celui qui a diffusé en direct son défilé hiver 16-17 sur Grindr, application dédiée aux rencontres gay, avoue ainsi observer quotidiennement ce qui se passe sur Facebook. » Ce n’est pas tant pour ce que les personnes postent, mais ce qu’elles likent « , confiait-il, l’été dernier, à Grazia. Et le directeur artistique de Loewe et de sa marque éponyme de remarquer à quel point la création actuelle se trouve saturée d’info. » La façon dont nous appréhendons les choses matérielles est très différente : les jeunes voient des milliers d’images et ils deviennent détachés de tout. On consomme la mode comme le porno ou autre chose : on en regarde un, puis un autre, puis un autre, on se lasse et on passe à autre chose. »
Un constat également établi par Hilde Francq, du bureau de tendances belge Francq Colors, qui met en exergue deux nouveaux modus operandi : » Par le passé, les défilés étaient très exclusifs, voire secrets. Aujourd’hui, on peut facilement les suivre en direct sur Internet. Par ailleurs, des applications comme Instagram instaurent une généralisation des styles. Même si chaque culture ou pays conserve encore son identité propre, le fait de partager nos photos si librement et globalement fait naître une même esthétique populaire, visible à travers le monde entier. » Pour la Belge, c’est cette uniformisation des tendances, diffusées en live à tout un chacun, qui explique d’ailleurs en partie l’apparition de looks décalés, ces dernières saisons, à l’instar de ceux imaginés par Gucci et flirtant parfois avec la laideur. » C’est une réaction, presque une provocation, par rapport à cette esthétique vue en masse sur les réseaux sociaux. »
Tout le monde est jeune
Avec l’avènement de ces nouvelles plates-formes de communication, les frontières entre les générations n’ont jamais été aussi ténues et fluides. Un papy à la page peut tout aussi bien craquer sur des sneakers publiées sur le compte d’un ado, tandis que ce dernier sera en admiration devant un blazer à double boutonnage d’un aïeul, habitant à l’autre bout du monde. » Etre jeune n’est plus une question d’âge, cela devient une attitude « , notait Hilde Francq, lors d’une présentation des tendances et temps forts du printemps-été 18, organisée par Creamoda, l’association professionnelle des entreprises actives en Belgique dans la mode, l’habillement ou la confection. Un nouvel état de fait qui n’est pas non plus sans conséquences sur les modèles imaginés par les stylistes et maisons de mode. Ames juvéniles ou plus âgées font désormais vestiaire commun : » On a vu apparaître des silhouettes plus osées, colorées et frivoles. Les imprimés enfantins n’ont jamais autant eu la cote : des glaces, des licornes, des arcs-en-ciel… Un signe que l’on recherche cette innocence de la jeunesse, ce qui n’est pas étonnant, dans un monde rempli de peurs et d’incertitudes. »
L’amnésie digitale – ou comment le Net est devenu tellement omniprésent qu’il gouverne même nos mémoires – pousse également les créateurs occidentaux à se tourner vers des époques révolues. » Nous partons à la recherche de matériaux antiques et d’éléments d’artisanat datant parfois du Moyen Age, remarque la trendwatcher. Des costumes historiques et l’art ancien servent d’inspiration. Tout est bien entendu réinterprété, mais on constate une attention accordée aux tissus ayant l’air d’avoir vécu, à l’usage un peu dramatique des volumes, aux détails des manches… A nouveau, ce n’est pas étonnant de se tourner vers le passé, dans une période troublée et agitée, où tout va si vite. On cherche à retrouver ces moments où l’on prenait vraiment le temps d’apprendre et de faire les choses. »
La révolution du tissu
L’influence du digital se constate aussi lors de la confection des vêtements : place à une mode 4.0 – référence au Web 4.0, qui immerge l’individu dans un environnement virtuel total. » Les fabricants sont prêts à mettre des écrans pliables sur le marché, une évolution qui rendra les technologies beaucoup plus anatomiques, observe Hilde Francq. Ces dernières prendront davantage la forme d’une seconde peau. Cela se traduit déjà sur le catwalk par des transparences, une superposition de couches et un langage des formes, qui semble arraché au monde virtuel. »
Résultat, toutes les nouvelles inventions high-tech sont testées et mises à profit. Les imprimantes tridimensionnelles intéressent de plus en plus de griffes de mode, prêtes à jouer aux savants fous. Ainsi, la Néerlandaise Iris van Herpen imagine des imprimés en 3D ou des tenues sculptures, réalisées dans des matériaux conçus en labo. Sa compatriote Pauline van Dongen, elle, travaille avec un large spectre de nouvelles techniques, comme la découpe au laser, la soudure, l’impression 3D ou encore l’intégration de panneaux solaires à l’étoffe, faisant de cette dernière une source d’énergie durable. » Selon moi, c’est la seule façon de faire progresser la mode et de produire quelque chose de neuf « , confie-t-elle. Niveau baskets, les équipementiers tentent également de tirer leur épingle du jeu, à l’instar d’Adidas dont la Futurecraft 3D n’est autre qu’une chaussure de running équipée d’une semelle intermédiaire, façonnée à l’imprimante, afin de répondre aux besoins de chaque pied.
De là à robotiser la confection, en faisant fi de ces petites mains, capables de réaliser des merveilles ? » L’artisanat n’a pas disparu de nos collections, simplement nous le faisons dialoguer avec la technologie, confiait Christopher Bailey, directeur de la création de Burberry, à M, le magazine du Monde, en octobre dernier. Nous continuons de réaliser nos dessins à la main, mais pour certaines pièces, nous utilisons des imprimantes 3D. Nous travaillons avec la sérigraphie, mais aussi avec l’impression digitale. »
Attention, toutefois, à ne pas avoir d’ambitions trop élevées. Si ces fabrications en trois dimensions révolutionnent certains secteurs, elles n’auront qu’une portée limitée dans la sphère fashion, selon Céline Abecassis, directrice scientifique de la Chaire Mode et Technologie, mise sur pied par l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe) et l’entreprise Lectra. » L’impact ne sera pas énorme, car la mode utilise des matériaux souples, qui ne permettent pas de faire de 3D. Mais cela reste intéressant pour réaliser des prototypages d’accessoires, avant de les mettre en fabrication. » Ce qui entraîne une réduction des coûts, une diminution du temps de production et une précision optimisée.
Un tissu à base de purin
A en croire le magazine britannique The Economist, l’apparition de ce type d’appareillage ainsi que le développement de fibres high-tech peuvent être qualifiés de troisième révolution industrielle, après l’invention de la fileuse mécanique et l’arrivée de la production de masse. On estime d’ailleurs que, dans une vingtaine d’années, 80 % des tissus seront intelligents ou dotés de fonctionnalités, du type réception de SMS ou de données GPS. Si ces étoffes intelligentes sont pour l’instant surtout utilisées dans des secteurs comme l’aéronautique, le design, l’outdoor ou le sport, elles font néanmoins l’objet de quelques expériences dans l’univers fashion, à l’instar de collants hydratants, de toiles de denim aux vertus anticellulite, de brassières raffermissantes ou encore de tenues permettant de lutter contre le froid ou l’humidité.
Et puis, il y a tout ce qui se rêve aujourd’hui et permettra de changer le monde demain. Le groupe H&M l’a compris. Pour la deuxième année consécutive, il a lancé un appel à projets, doté de un million d’euros. Le Global Change Award, dont les cinq lauréats ont été récompensés il y a peu, entend développer des procédés dits circulaires, comprenez qui permettent de réinjecter dans le circuit des textiles en fin de vie. Toute solution inédite rendant le secteur plus responsable était susceptible d’être primée, pour autant qu’elle puisse être utilisée pour une production de grande ampleur. En tout, ce sont plusieurs milliers d’inventeurs, provenant de 130 pays, qui ont partagé leurs thèses, pour aider à boucler la boucle de la mode. Ont ainsi été sélectionnés des concepts aussi originaux que l’utilisation des restes de la vinification pour créer du cuir végétal, le recours à l’énergie solaire pour concevoir des tissus, la facilitation du tri et du recyclage des vêtements, grâce à un apport digital, l’utilisation de vieux jeans pour en colorer de nouveaux ou encore la fabrication d’un matériau à base de purin de vache. Qui sait, l’une de ces techniques sera-t-elle peut-être testée à plus ou moins court terme, à grande échelle ?
Par Catherine Pleeck
» UNE PROVOCATION PAR RAPPORT À CETTE ESTHÉTIQUE VUE SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX. »
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