Depuis trois ans, ce Breton passé par La Cambre mode(s) fouette les sangs de Paco Rabanne. Julien Dossena ne craint ni la radicalité ni de creuser son sillon, sa façon de donner de l’allant à la maison. Portrait d’un jeune homme convaincu.

De l’enfance, il lui reste une hyperactivité qu’il préfère baptiser  » enthousiasme « , un besoin de solitude par intermittence et une façon à lui de  » sortir la tête hors de la mode  » en retrouvant sa  » base « , sa bande d’amis, tous originaires du même village, en Bretagne, le Pouldu, traduction le trou noir, avec légende assortie d’amoureux morts noyés réincarnés dans une roche, cela vous construit un univers.

Le sien est littéraire avant tout. La faute à sa mémoire  » bizarre « , qui retient peu les sons tandis que les mots sur papier en lui s’impriment durablement, de là son besoin d’écrire  » pour ne pas oublier « . De là aussi son amour des livres – la discipline la plus noble dans son panthéon personnel. Qui s’étonnera que lire l’a construit ? Qu’il avala tout Philip K. Dick à l’adolescence –  » il est arrivé, bam, m’a ouvert des champs complètement théoriques et m’a fait comprendre la possibilité de créer un univers total interconnecté dans un esprit obsessionnel  » ? Que dans sa liste trônent Ballard, Balzac, Stendhal… et, plus récemment, Joan Didion, pour  » la précision de leur travail de longue haleine  » ? Et qu’il mène de front pour l’heure la lecture des lettres de Depardieu,  » pleines de délicatesse et d’énergie « , du Nicolas Pages de Guillaume Dustan et d’Une vie de Maupassant ?

On l’avait rencontré à La Cambre mode(s), il terminait son cursus, c’était en 2007. L’année d’avant, il avait remporté le Grand prix du jury et le prix 1.2.3. au Festival international de mode et de photographie à Hyères, présidé par Ann Demeulemeester. Dix ans plus tard, en avril dernier, c’était à son tour d’endosser le rôle de notre compatriote – la mesure du chemin parcouru. L’occasion pour lui de s’enthousiasmer de la vitalité de ces jeunes créateurs, de leur  » énergie brute « , de leurs gestes pas encore policés et d’installer, dans la piscine de la Villa Noailles, une expo, qui enlaçait le Paco Rabanne d’hier et d’aujourd’hui.  » Je désirais éduquer les gens à son travail, incroyable de justesse. J’avais envie de le célébrer. Et que mes pièces répondent à sa beauté.  » Ce ne fut pas un voeu pieux. A se pencher sur cette saison et les cinq autres qui l’ont précédée, on comprend mieux qu’avec Julien Dossena, ce n’en est jamais un.

Comment avez-vous abordé cette collection automne-hiver ?

J’avance vraiment saison après saison, j’aime l’idée d’essayer de tenir une vision à long terme, faire évoluer la marque en même temps que moi, mon style et le marché. Comme une identité que l’on met en place – il est possible que pour cela je sois un peu belge ! Je désirais revenir aux sources de la maison, de l’ultramodernité et, au-delà de cette expression, je voulais des looks clean et garder ce côté relax, très accessible, mais en venant le raffermir un peu, que ce soit plus radical. Je travaille par images, avec ce que les associations peuvent m’évoquer. Les fleurs japonisantes, par exemple, viennent des années 80, de vieilles photos de Peter Lindbergh avec de grandes robes qui gonflent sur la plage. Je le trouvais intéressant, ce mélange de technologie polaire et de broderies fleuries. Tout cela se construit assez organiquement.

Quelle est la silhouette la plus emblématique pour vous ?

Celle du jeans travaillé comme uniforme et des broderies flammes un peu rock. La meilleure idée, c’est celle qui vous attrape tout de suite sans que l’on se pose trop de questions.

Vous relevez le défi de  » réveiller une belle endormie « , est-ce facile ?

Cela dépend de la maison et de la connexion avec le designer. Mais, dans mon cas, cela s’est fait naturellement : je travaillais déjà un peu en free-lance ici et Paco Rabanne a toujours fait partie des références que j’ai pu mettre en oeuvre, même à l’école. Cela correspondait bien à ma vision de la mode et aux valeurs auxquelles j’adhère – travailler l’innovation, la liberté, pousser au maximum l’idée d’une hypermodernité… Je ne me suis pas posé de questions, ni sur la première collection ni sur celle-ci. En travaillant pour cette maison, j’ai découvert toutes les facettes de Paco Rabanne, d’autres aspects de sa création que je ne connaissais pas. Au-delà des robes en métal, je suis tombé sur des coupes de manteaux extralarges avec des applications, des propositions extrêmement intéressantes et pures, cette espèce d’évidence de modernité, sans être entravée par la sophistication de la saison et des matériaux. Et j’ai pu découvrir toute la richesse de son approche : il a toujours été en prise avec les artistes de son temps, Françoise Hardy, Amanda Lear, Dalí, il avait un oeil et une vision sur tous les aspects de la marque et les différentes formes d’expression – il avait monté une Maison de la jeunesse et de la culture où se retrouvaient les danseurs et les rappeurs, il adorait cette énergie. J’ai réellement découvert l’homme.

L’avez-vous déjà rencontré ?

Non et je n’ai jamais demandé à le faire, par pudeur sans doute et par respect. Cela fait longtemps qu’il ne s’exprime plus par le vêtement mais je ne sais pas si c’est agréable que quelqu’un d’autre travaille sous votre nom, j’espère que ce qu’il peut voir est respectueux de sa vision. J’adorerais le rencontrer, mais c’est une grosse pression…

Cela fait trois ans que vous vous êtes glissé dans ses pas, c’est comme si c’était hier ?

J’ai l’impression que je viens d’arriver et en même temps, je vois les progrès de chiffres, on a une bonne croissance… (NDLR : d’une petite dizaine, le nombre de collaborateurs est passé à cinquante aujourd’hui).

Vous vérifiez donc les chiffres ?

Toujours, je suis employé par un groupe pour faire progresser la marque, cela fait partie de mon job. C’était la première mission que je m’étais donnée, tout nettoyer, redonner une identité forte, celle qu’elle mérite dans le paysage mode à Paris et dans le monde et l’accompagner d’une croissance des ventes, sinon cela n’a pas de sens. Pour moi, tout est connecté, si les clientes n’achètent pas, la mission n’est pas réussie.

Vous parlez de donner une identité forte à la marque, mais il existe un monde de différence entre les parfums Paco Rabanne et la mode que vous signez.

C’est effectivement une maison de parfum qui s’est construite sans la mode pendant des années et qui se trouve avoir fait un carton, One million est le parfum masculin le plus vendu au monde – il s’en écoule un flacon toutes les 37 secondes. C’est une sorte d’emblème pop, dans le bon sens du terme, une sorte de Coca-Cola du parfum, mais son image est déconnectée de ce que je fais en mode. L’idée est de revenir aux sources de Paco Rabanne, avec la bénédiction du groupe Puig. Ils opèrent ensemble depuis 1968, ils étaient partenaires au tout début, ils me font confiance et, en plus, les résultats suivent. Evidemment, on parle à deux publics différents, One million s’adresse à un client qui n’est pas celui auquel je vends des vêtements…

Comment relier les deux ?

Par l’image. Je ne connaissais pas le monde du parfum, cela se construit en deux ans et demande des investissements importants. Nous commençons juste à travailler de nouvelles campagnes avec les parfums existants et nous avons des projets de parfum – là, on peut avoir une prise directe avec la mode et injecter les éléments que nous estimons les plus importants dans l’identité globale. Ça prend du temps, il faut bien faire les choses, c’est le challenge sous-jacent de ma mission.

En août 2013, quand vous êtes nommé directeur artistique de la maison, vous mettez-vous à étudier les archives ?

Non, je ne voulais pas plonger dans les poncifs de rétrofuturisme, retravailler les techniques de Paco Rabanne, j’avais pu en observer les écueils… Je connaissais la marque depuis l’enfance, je voulais miser sur ses valeurs plus que son esthétique précisément. Proposer des vêtements désirables par leur modernité et leur accessibilité. Je me suis d’abord concentré sur les types de produit : qu’est-ce qui pourrait être Paco Rabanne ? Un bomber, un jeans, un grand tee-shirt, des tops avec des Zips dans le dos… Le tout pour construire des looks et la version moderne de la femme Paco Rabanne, cohérents avec la modernité du marché. Plonger dans l’univers de quelqu’un, c’est impressionnant, cela devient alors compliqué de faire le tri. Je voulais une ligne claire, définie que je martèle et que j’affine.

Est-ce votre passage chez Balenciaga de 2008 à 2012 qui vous a amené à faire fi de ces archives ?

J’y ai appris comment travailler un nom et quelle était la zone de liberté que l’on pouvait prendre avec une maison. J’ai aussi pu y apprendre la persévérance dans une vision, à partir de valeurs auxquelles on ne déroge pas, qu’on peaufine, et à évoquer de façon délicate une identité qui existe déjà. Je considère donc qu’il peut y avoir des choses sans métal chez Paco Rabanne, ce n’est pas un problème et ce n’est pas impossible.

Dès votre arrivée chez Paco Rabanne, vous avez mis Atto, votre propre label Femme, en sommeil, était-ce un crève-coeur ?

J’ai pris la décision sans souffrance, je me trouvais avec deux bébés en même temps au même stade de développement et j’ai choisi Paco Rabanne, parce qu’Atto a quelque chose de plus intemporel… D’ailleurs, je le relance en janvier prochain, ce sera présenté en pré-collection, à cheval sur les défilés Homme et Couture. Et je compte travailler dix pièces masculines dans ma collection. A l’époque beaucoup de garçons avaient acheté des pulls et des blousons…

De même chez Paco Rabanne où les parkas semblent leur plaire. Vous pensez développer une ligne Homme ?

J’aimerais, d’autant plus qu’on m’a souvent dit que mon style est assez androgyne, cela pourrait se faire naturellement, dans le registre de ce que j’ai pu entreprendre avec Atto, justement, avec cette vision équilibrée du vêtement, qui s’applique bien à l’homme. Il y a une connotation assez masculine chez Paco Rabanne, d’autant que l’Homme marchait très bien quand il en faisait et que les parfums masculins fonctionnent encore mieux que les féminins. C’est plus une question de décision stratégique que d’envie.

Rien ne vous prédestinait à la mode. Pour vos parents, c’était futile… Vous avez dû les convaincre ?

Ils m’ont toujours soutenu, j’aurais pu être marin ou cuisinier,  » tant que tu es heureux, on te soutient « , c’était le principe de départ. Ils sont très loin des considérations de mode, ils s’habillent, comme tout le monde, mais ils n’y sont pas sensibles, ils ne sont jamais venus au défilé, c’est moi qui ne veux pas, c’est un moment d’extrême concentration, je ne peux pas me disperser, je le leur ai expliqué… Alors ils le regardent en streaming. Et ma mère me dit ce qu’elle aime ou pas.

Vous avez été formé à Bruxelles, que vous reste-t-il de La Cambre mode(s) ?

Beaucoup. Cela m’a nourri et a radicalisé mon envie. C’était une bulle de création pure, il était possible d’expérimenter cette liberté, cette construction personnelle sans être dans le grand bain de l’industrie tout de suite. C’était un temps où l’on pouvait faire des erreurs, se forger un style qui donne suffisamment confiance pour creuser son sillon, c’est assez rare.

PAR ANNE FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content