Sans faire de bruit, Jean-Georges Klein a conquis en 2002 sa troisième étoile. Deux ans après la consécration suprême du Guide Rouge Michelin, ce cuisinier, alsacien de coeur, est toujours aussi discret. Au creux de sa petite vallée dans la Moselle s’élabore pourtant une des plus grandes cuisines de France, loin des traditions de la choucroute ou du baeckeoffe !

Recettes en page 42.

Carnet d’adresses en page 59.

C athy et Jean-Georges Klein sont frère et s£ur. Lui en cuisine, elle en salle : la paire idéale, c’est ce que les commentateurs de la chose gastronomique ont exprimé ce jour de fin février 2002, lorsque le Guide Rouge Michelin a prononcé son verdict, attribuant au restaurant l’Arnsbourg sa troisième étoile et consacrant ainsi une  » élégante salle à manger surplombant la Zinsel et cuisine inventive délectable « . La surprise fut générale. D’autant que peu nombreux étaient ceux qui pouvaient situer Untermühlthal sur la carte de France. On parlait d’un restaurant perdu dans la forêt, quelque part à la limite de l’Alsace et de la Lorraine. Et l’on s’interrogeait. Que s’y mitonnait-il donc là depuis quelques années ?

L’Arnsbourg, c’est d’abord une histoire de famille. Au début des années 1900, Rose Donnenwirth, la grand-mère, rénove une ancienne habitation forestière située dans la vallée de la Zinsel du nord et la transforme en un relais, accueillant les charbonniers, puis les bûcherons. Vers 1950, sa fille Lily reprend les rênes de l’affaire. Sa bonne cuisine régionale se voit consacrée en 1988 par une étoile Michelin. A ce moment, Jean-Georges travaille dans la maison depuis près de vingt ans déjà. Mais, sa mère étant aux fourneaux, on le trouve durant toutes ces longues années en salle, où il est rejoint par sa s£ur en 1984, à la mort prématurée de leur père.  » Mais nous devions un jour où l’autre aussi reprendre la succession de notre mère, explique Jean-Georges. Nous avions la possibilité de confier, comme cela se fait couramment, la responsabilité de la cuisine à un chef appointé, ou de nous y investir nous-mêmes.  »

Les études hôtelières à Strasbourg à la fin des années 1960 sont de vagues souvenirs pour Jean-Georges qui approche alors les fourneaux avec les inquiétudes et la candeur d’un autodidacte.  » Quand d’autres exécutaient une tâche en quelques minutes seulement, il me fallait, moi, le temps d’acquérir aussi la technique. Et je puis être franc, il reste encore des tas de choses que je maîtrise moyennement dans certains classiques.  » Le chemin est donc libre pour l’expression d’une cuisine personnelle. Jean-Georges se forme seul jusqu’à ce que deux rencontres majeures se produisent.  » Au milieu des années 1990, je suis allé manger pour la première fois chez Pierre Gagnaire. Ce fut le choc. J’ai eu le sentiment de n’y rien comprendre et je suis retourné quinze jours plus tard. Ensuite, un client de Francfort, sans doute intrigué par mes recherches, m’a offert le premier ouvrage de Ferran Adria,  » El Bulli, El Sabor del mediterrani « , qui venait d’être traduit en allemand. Ce fut pour moi une immense découverte. Je me suis bien entendu rendu au Bulli et, en 1999, Ferran m’a offert de passer trois jours en cuisine avec lui.  »

Mais les inséparables Cathy et Jean-Georges Klein n’ont pas attendu le souffle catalan pour progresser. Depuis 1998 déjà, leur établissement compte une deuxième étoile. Et chacun à leur manière, ils marquent l’Arnsbourg de leur vision de la modernité. Cathy, qui a étudié en Suisse et travaillé dans de grands hôtels à Londres et Monaco, revendique d’avoir la bougeotte, de voyager hors de sa vallée dès qu’un jour libre se présente. Cette fan de Jean Paul Gaultier et de Christian Lacroix a longtemps été le porte-drapeau du restaurant.  » Les clients ne connaissaient que moi, dit-elle. Non seulement parce que j’étais en salle, mais aussi parce que mon frère ne souhaitait pas apparaître en public. Il n’est pas du genre à faire son tour en salle en fin de service. Même dans les guides, on ne parlait que de Cathy Klein. Jean-Georges a commencé réellement à se faire un nom au moment de la troisième étoile.  »

La cuisine est effectivement le seul univers de Jean-Georges Klein, lui qui avoue ne pas avoir mis les pieds hors de sa vallée durant six mois, après la deuxième étoile.  » Ce que nous avons obtenu est surtout un travail d’équipe. Nous sommes douze en cuisine, mais toute mon évolution s’est faite avec mon second, Michel Scheidler. Et puis, il y a tout le boulot de la salle. Parce que je tiens à ce que le menu soit expliqué aux clients.  »

L’Arnsbourg propose une carte bien étoffée. On y trouve de grands plats  » classiques  » comme cette pomme de ris de veau au foin, ou cette volaille farcie d’herbes cuisinée en cocotte. Mais plus de 80 % des convives optent pour le menu découverte, se laissant ainsi porter par une véritable  » dramaturgie  » gourmande. C’est là que le timide Jean-Georges Klein s’enflamme.  » On ne vient pas dans nos maisons avec l’idée de se nourrir, mais pour le plaisir. Un menu nous permet de créer des sensations, des continuités, des ruptures, des surprises. De Ferran Adria, j’ai repris l’idée toute espagnole des tapas, rebaptisée ici  » accessoires « . Ce que je recherche c’est que chaque  » accessoire  » û il y en a huit û séduise, éveille les papilles, qu’il y en ait juste assez pour avoir envie d’un peu plus. Et qu’à ce moment, une autre saveur arrive. C’est une découverte ludique, éclairée par les explications du personnel de salle.  »

C’est ainsi que s’enchaînent les tiges croquantes de rhubarbe, sucre de canne et poivre, la petite pizza à la mozzarella et au caviar, le  » yaourt yaourt  » (une gelée de yaourt emprisonnée dans un croustillant de poudre de yaourt sucrée) ou le croustillant d’£uf de caille, huile au gingembre et noix de muscade. On le comprend rapidement, Jean-Georges Klein n’apprécie guère les mélanges, les constructions alambiquées. Deux ou trois éléments lui suffisent pour créer un plat. Tout est dans l’art de les mettre en scène, de les travailler.

LA technique… et le c£ur

Jean-Georges veut sans cesse innover.  » A mes débuts, comme beaucoup de chefs, j’éprouvais cette torture de la page blanche, quelques semaines avant l’impression de la carte de la nouvelle saison. Aujour- d’hui, nous expérimentons chaque jour une ou deux idées : des combinaisons, des moyens d’exprimer les saveurs. Si c’est concluant, nous consignons la méthode dans une fiche technique.  » Cette bibliothèque de bonnes idées permet de  » construire  » les futurs menus.  » La technique n’est pas tout. Il m’arrive, ainsi, d’arriver à un résultat qui me plaise beaucoup intellectuellementû par exemple, une combinaison entre le chaud et le froid complétée d’un équilibre entre le salé et le sucré ou la douceur et l’amertume û, puis vient la dégustation au sein de l’équipe… qui n’aime pas ou qui me met en garde sur la réaction de la clientèle. Il m’arrive aussi de prendre des risques et d’être récompensé. Ce printemps, je sers des languettes d’oursin à l’algue dulse. Et cet accord très marin, iodé, puissant plaît à une grande majorité de convives.  »

Jean-Georges Klein est décidément infatigable.  » L’autre jour j’ai téléphoné à Hervé This ( NDLR : le spécialiste français de la gastronomie moléculaire). Nous avons longuement parlé. Comme il est aussi alsacien de souche, il passera en septembre lors d’une de ses prochaines visites dans la région. Je veux pouvoir comprendre certains mécanismes. Nous passons parfois un temps fou à mettre au point une recette alors qu’il suffirait de connaître un principe physique ou chimique pour aller de l’avant. Actuellement, j’ai envie d’élaborer une recette chaude qui comporte une mousse ferme. Je dois donc disposer de la théorie adéquate.  »

Faut-il pour autant conclure que la cuisine deviendra mathématique ?  » Pas du tout, rétorque cet enthousiaste. Il est indispensable de laisser parler son c£ur, ses émotions. C’est aussi pour cela que j’aime créer la surprise, dans l’organisation du menu et dans les plats eux-mêmes. J’ai récemment proposé une interprétation de la raie au beurre noir. Le poisson est cuit à la plancha ( NDLR : un de ses modes de cuissons préférés) et il est accompagné d’une pomme de terre écrasée au beurre noisette et d’une sauce mousseuse également au beurre noisette. Sur l’assiette, ce dernier produit un dôme de mousse dans lequel se cachent des câpres et de tout petits dés de vinaigre solidifiés par de l’agar-agar. C’est en prenant une cuillerée de sauce que les papilles sont réveillées par cette soudaine acidité.  »

Mis à part les produits phares de la région (l’automne livre des mannes de champignons), Jean-Georges Klein a délibérément placé ses références gastronomiques bien loin des terroirs d’Alsace et de Lorraine. Sa forêt sert de toile de fond, de cadre agréable, comme la Zinsel, qui coule symboliquement sous la salle de restaurant bâtie sur pilotis.  » La seule chose dont je ne puisse vraiment me passer, c’est le bruit de l’eau « , confie-t-il en guise de conclusion.

Texte et photos : Jean-PIerre Gabriel

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