En juin prochain s’ouvrira, à Paris, le tout nouveau Musée du quai Branly dédié aux Arts premiers. Le dernier ouvrage d’art signé Jean Nouvel. Weekend a rencontré le célèbre architecte français qui est aussi un designer exigeant, un créateur d’objets et de meubles  » essentiels « , un scénographe accompli, un décorateur de chambres d’hôtel. Un homme qui croit plus que jamais dans une architecture de connivence.

On dit de l’architecture de Jean Nouvel qu’elle est à la fois déconcertante et séduisante. Toute à l’image de l’homme qui la conçoit. Lui qui pourtant n’aime guère le jeu des apparences, s’est, qu’il le veuille ou non, créé un personnage d’abord un brin austère – on aimerait presque dire  » janséniste  » pour le paraphraser lui-même – quand on se retrouve pour la première fois face à son imposante silhouette vêtue de noir des pieds à la tête. Très vite pourtant, la passion teintée d’humour humanise le discours construit, réfléchi, de celui qui, depuis des années,  » fait  » l’architecture dont il aime parler. Ainsi, ce Musée du quai Branly, consacré aux Arts premiers, dont le chantier est en phase d’achèvement. Son extraordinaire passerelle de bois et d’acier sur pilotis est comme protégée de la circulation par un jardin foisonnant et un mur de verre sérigraphié de 200 m de longueur. Cette création, signée Jean Nouvel, sera bien plus qu’un bel écrin chargé d’accueillir plus de 300 000 £uvres venues d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques. Près de vingt ans après avoir édifié, du même côté de la Seine, l’Institut du monde arabe, l’architecte français ambitionne de faire de ce nouvel ouvrage d’art un lieu d’émotion. De dialogue aussi. Avec les peuples vivants, dont on découvrira les objets sacrés ancestraux et les £uvres d’artistes d’aujourd’hui. Avec ce quai de Paris, le long duquel il est posé. A deux pas de la tour Eiffel,  » un jardin ( NDLR : dessiné par l’architecte-paysagiste Gilles Clément) devient bois sacré. Et le musée se dissout dans ses profondeurs « , précise Jean Nouvel. Dialogue toujours, mais avec notre époque, dont le bâtiment absorbe toutes les technologies de pointe.

Ce souci d’intégration la plus harmonieuse possible, dans le temps et dans l’espace, cette quête de sens perpétuelle, c’est un peu la marque de fabrique Nouvel. Que l’on retrouve aussi dans la tour Agbar à Barcelone, le siège de la Fondation Cartier à Paris ou le Parc d’aventures scientifiques (Pass) à Frameries. Dans le mobilier aussi et les objets édités depuis 1987 par les plus grandes marques de design. Qu’il s’agisse d’un verre pour Suze, d’une cafetière pour Alessi ou d’une table pour Moroni, la forme résulte toujours d’une nécessité fonctionnelle. C’est ce regard si particulier, si profondément analytique que le salon professionnel parisien Maison & Objet a voulu mettre à l’honneur en consacrant Jean Nouvel créateur de l’année 2006. Weekend a invité le lauréat à décoder pour vous son univers créatif.

Weekend Le Vif / L’Express : Votre travail va des bâtiments publics aux objets de la vie quotidienne. Comment définiriez-vous ce qui est commun à tous vos projets, autrement dit, le style Jean Nouvel ?

Jean Nouvel : Le style, c’est l’attitude. Ce n’est pas un tic qu’on reproduit à l’envi. ça, c’est le problème des architectes du xxe siècle qui ont cru qu’il suffisait de s’approprier un petit vocabulaire formel et de le répéter pour avoir un style. Ce n’est pas vrai dans l’art, ce l’est encore moins dans l’architecture. L’architecture est toujours une £uvre en situation. Il faut toujours qu’elle soit une réponse en termes d’écho, de dialogue. Mon style, c’est de ne jamais avoir la réponse d’abord, mais d’essayer de prendre en compte tous les paramètres dans le dialogue et dans l’analyse. Je suis le produit d’une époque. C’est de la faute de nos pères structuralistes. Je ne sais rien faire sans analyse, sans structure. Si je n’ai pas de bonnes raisons de faire quelque chose, je ne fais rien. Les raisons ne sont pas en moi, elles sont liées aux conditions de mon intervention.

Cela veut-il dire qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut, n’importe où, au nom d’une certaine esthétique ?

Je m’insurge contre le développement d’une certaine architecture générique qui produit des bâtiments de bureaux, commerciaux ou d’habitation qui sont toujours les mêmes, dessinés par ordinateur, en modifiant trois paramètres pour les adapter à la ville suivante, mais en ne changeant en rien leur nature. C’est du clonage architectural. L’autre architecture générique est le fait, selon moi, de ces architectes dits artistes qui ont leur style et qui le parachutent quel que soit le contexte en disant  » je suis là, je suis beau « . C’est peut-être un peu moins grave dans ce cas, mais il manque toujours une dimension essentielle qui est celle de l’appartenance, celle de ce dialogue, de cet écho qui n’existe pas. Je crois que l’architecture d’aujourd’hui doit valoriser ce qui est autour d’elle et va demeurer autour d’elle. Elle doit aussi prendre en compte un paramètre qui est commun à tous et qui change en permanence : l’époque. L’architecte doit actualiser son savoir, comme tous les artistes, pour répondre aux grandes questions de son temps : qu’est-ce que c’est que le vide, qu’est-ce que c’est que la matière, qu’est-ce que c’est que la lumière. Ces grandes interrogations touchent toujours au nano ou au macro ( NDLR : à l’infiniment petit ou à l’infiniment grand). Pour un architecte, ce n’est pas très facile d’en parler mais on peut, au moins, symboliser ces interrogations sur les grandes théories de l’époque et sur ce qu’elles entraînent comme changement pour nous. S’interroger sur la notion de continuité de la matière, de continuité de l’espace – je ne construis pas un espace mais dans l’espace, dans le continuum spatial – toutes ces choses là, si vous voulez, cela crée sûrement un  » style « .

De quels éléments des quais de Paris vous êtes-vous inspiré pour le musée des Arts premiers ?

La première chose, c’est qu’il s’agissait d’accueillir des objets appartenant à des civilisations encore vivantes, dans des contrées lointaines, dans les montagnes, le long des fleuves… Ces objets sont chargés d’histoire et de spiritualité. Accueillir ces objets-là, cela ne pouvait pas simplement être une exhibition. J’ai voulu créer une sorte de galerie des esprits, de lieux qui les protégent. J’ai voulu mettre du végétal autour pour qu’ils se sentent bien, chez eux. J’ai voulu créer un grand vitrail qui rappelle les paysages, qui laisse passer la lumière comme une forêt à travers les feuilles. Et puis j’ai aussi voulu positionner le bâtiment comme étant parisien. Quand on est au sommet de la tour Eiffel, on comprend très bien, en regardant son environnement, pourquoi il épouse la courbure de la Seine, pourquoi il est au milieu d’un terrain pour être en harmonie avec les autres bâtiments qui l’entourent et qui ne longent pas directement le fleuve. Il y a, à la fois, une dimension d’insertion qui est totalement locale et une dimension de  » signification  » qui est liée à la vocation de ce lieu. C’est un peu comme ce que j’ai fait pour l’Institut du monde arabe, cela joue bien sûr sur la connotation : on s’approprie les vocabulaires qui appartiennent à ces civilisations, mais qui sont déclinés au troisième ou quatrième degré. Chacun y lira ce qu’il voudra, y prendra ce qu’il voudra, chacun fera son marché, je n’ai jamais voulu donner une ligne univoque. Ici, pour que le musée appartienne à ces peuples, j’ai fait appel à des artistes aborigènes qui ont peint les plafonds des bâtiments de la rue de l’Université. Tout cela est un jeu sur le sens des choses.

Quand vous créez des meubles ou des objets, les enjeux ne sont pas les mêmes…

L’objet est en contradiction avec beaucoup de choses parce que tout d’abord, on ne sait pas dans quel environnement il va se retrouver, ni qui va l’acheter. Voilà déjà deux paramètres totalement contradictoires avec l’architecture. La seule chose qui est commune, c’est que l’objet est aussi témoin d’une époque. On travaille toujours autour des mêmes sujets : une table reste une table, une chaise est toujours une chaise, une cuiller une cuiller, mais en même temps, on a de nouvelles raisons de les regarder autrement, parce qu’il y a de nouvelles techniques et qu’on ne se sert pas automatiquement d’une table de la même façon qu’avant. On a tendance à avoir recours aussi à des acquis esthétiques qui sont plus récents et qui créent du plaisir, ou du désir en tous les cas. Ce n’est pas par hasard si, en design, je me sers de nouveaux matériaux comme les composites en nid-d’abeilles ou le méthacrylate, si je crée des tasses à café isothermes. L’objet devient symbole d’une attitude culturelle à un moment donné, et ça, ça m’intéresse. Mais ce design-là, le mien, n’est pas pour autant dans l’actualité immédiate : quand on regarde mes créations, mon style est plus celui d’un temple protestant dépouillé, très différent de ce que l’on voit partout aujourd’hui.

En décoration et en design, on assiste à une sorte de survalorisation des années 1950-1960. Qu’en pensez-vous ?

Tout ce qui est de l’ordre du stylisme a pris une dimension très forte aujourd’hui dans le design. C’est peut-être très bien en termes de consumérisme, mais cela n’a rien à voir avec notre sujet. Ce qui est fondamental, c’est qu’un objet dans sa fabrication et dans ses usages reprenne une nouvelle dimension dans une sorte de darwinisme de la création. Il y a une évolution de ce qu’est une table depuis le Moyen Age en passant par le Louis XV, l’Art nouveau et les années 1930. Aujourd’hui, on dispose d’autres techniques, on a envie de tables plus grandes par exemple, on a envie de ne pas se brûler les doigts quand on prend une tasse en main, on a envie de se servir de notre savoir et de susciter des émotions positives et exaltantes. C’est ça le design et ça ne se traduit pas par du pittoresque. ça se traduit par de l’essence.

Mais on ne peut nier qu’il y ait une starification des créateurs qui fait que leur nom même peut servir à vendre des couverts, par exemple.

Vous parlez de moi, là ? ( Eclat de rire.) Vous savez, la star est au service de quelque chose. Si je fais la même chose que tout le monde, je n’ai aucune raison d’être une star. Le fait que je m’habille en noir et que j’ai le crâne un peu plus luisant que les autres, ce qui n’est pas une raison suffisante. Je pense que chaque domaine artistique ou du savoir a besoin de porte-parole, de porte-drapeau. On ne vient pas me voir parce que j’ai un joli profil mais par intérêt pour mon travail. Cette starification est bien la conséquence d’une attitude.

Partout dans le monde, on parle beaucoup de vos immeubles tours. Vous semblez avoir un malin plaisir à les construire…

Je construis des tours quand on me le demande ! Pas par envie personnelle ! A Barcelone, il y avait la possibilité de construire une tour de 140 m de hauteur. On m’a demandé :  » Monsieur Nouvel, voulez-vous nous faire une tour de 140 mètres ? « . J’ai répondu :  » Avec plaisir, bien sûr « , d’autant plus que cela me paraissait un vrai défi. La tour pour moi est le symbole même de l’architecture dite  » internationale « , qui pratique le clonage des modèles américains. Il n’y a aucune raison, quand on parle de spécificité architecturale, que les tours soient des sortes d’objets planétaires. Elles doivent devenir des objets spécifiques et particuliers. Ce que les gens ont très peu compris d’ailleurs par rapport à celle d’Agbar : le pinacle paraboloïde rappelle les reliefs éoliens de Montserrat ( NDLR : proche de Barcelone, ce massif connu pour son abbaye bénédictine ressemble à une forêt d’aiguilles de conglomérat). Ce n’est pas le symbole sexuel immédiat qu’on a bien voulu y voir. Les architectes catalans travaillent sur cette forme depuis longtemps. J’ai donc repris un thème qui était le leur, qui était totalement lié à leur identité. Quand j’ai planché sur les pixels, la couleur, la lumière, c’est vrai que j’ai regardé Gaudi. Ce serait une honte de travailler à Barcelone sans le faire ! C’est un esprit qui traverse le temps, qui appartient à un lieu, ce souffle catalan qui prend sa source dans les collines de Montserrat.

Ces bâtiments, les gens viennent les voir autant pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils contiennent, finalement.

Tant mieux si les gens pensent que ces lieux sont remarquables dans le bon sens du terme, s’ils pensent qu’ils sont en adéquation avec ce qu’ils contiennent. Je la cherche toujours surtout lorsqu’il s’agit d’un grand bâtiment qui symbolise une prise de position culturelle.

A propos de la conception d’un palais de justice, vous avez dit qu’il était important de  » sentir l’institution  » ?

Je m’étais insurgé contre les palais de justice français qui ressemblaient à des maisons de la culture ou à des bureaux. Je pense que l’institution judiciaire a un caractère particulier et qu’elle doit affirmer son autorité, sa rectitude. C’est aussi un lieu qui accueille : avant on jugeait sous un chêne. La salle des pas perdus est très importante par rapport à cela. J’ai voulu conserver l’expression du caractère de la justice en tant qu’autorité démocratique. Et c’est très mal vu aujourd’hui. Un des premiers rôles de l’architecture judiciaire, c’est de dire au justiciable :  » Sache où tu es, tu risques quelque chose ici.  » Pas pour lui faire peur, mais pour l’aider. Il y a des contresens totaux qui sont liés aujourd’hui à cette sorte de mièvrerie culturaliste qui voudrait que tout le monde soit beau, soit gentil et se ressemble. Il y a des moments où le rôle de l’architecte, c’est de défendre ces spécificités, ces caractères et de faire en sorte qu’aucun lieu ne ressemble à un autre.

Y a-t-il des bâtiments que vous ne pourriez pas construire, par idéologie. Une prison par exemple ?

Non, je peux construire une prison, en sachant que j’aurais quelque chose à en faire. Je refuserais par contre, en construisant un bâtiment, de servir l’idéologie de clients, de pays ou de lieux avec laquelle je ne suis pas d’accord. En France, je ne pourrais pas construire pour les villes administrées par le FN. J’ai plutôt une théorie : je ne viens que dans les endroits où je me sens bien, je me sens accueilli, où on me veut, où il y a un dialogue possible. L’architecture ne se fait pas sans connivence. Car on n’est jamais seul. Je viens si je pense que la personne en face de moi est convaincue que je peux lui apporter quelque chose et si je pense que je peux m’entendre avec elle. Je dois aussi aimer le lieu sur lequel je vais construire. Sinon je préfère ne rien faire et aller à la plage. C’est très bien d’ailleurs. On ne va jamais assez à la plage…

Propos recueillis par Isabelle Willot

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