Plus segmenté que jamais, le marché du mobilier contemporain fait le grand écart entre produits de masse abordables et rééditions hors de prix. L’artisanat reprend le pas sur l’industrie. Et les prix flambent. État des lieux d’un secteur qui se redéfinit.

Il y avait quelque chose d’incongru à la présence de ce paravent précieux, aux panneaux laqués, séchés et laqués encore, puis poncés et polis à la main, dans le hall 20 de la Fiera de Milan. Par le passé, ClassiCon avait plutôt créé le buzz au Salon du meuble en présentant des objets contemporains signés Konstantin Grcic, Norway Says ou Barber & Osgerby. En 2011, pourtant, la  » nouveauté  » mise en avant par le fabriquant allemand est une réédition datant des années 20 de l’iconique Brick Screen d’Eileen Gray signée, numérotée… et facturée plus de 46 000 euros. Chez Cassina, après des années de recherches, c’est la Veliero, étagère mythique de Franco Albini, qui, en avril dernier, renaissait de ses cendres. Un produit fabriqué sur commande en échange d’un chèque de 12 500 euros. Sur le stand de Baccarat non plus, on ne s’inquiétait pas de trouver preneur pour les lustres de papier à 51 000 euros de l’artiste japonaise Eriko Horiki. Et la liste d’attente pour commander les canapés en cuir de Jean-Michel Frank à 40 000 euros produits par Hermès, ne cesse de s’allonger…

Si ces montants ne surprennent guère les habitués des galeries spécialisées en design arty, on avait moins coutume jusqu’ici de les voir s’afficher sur des objets portant la signature d’éditeurs réputés pour leurs productions… en série. Et encore moins de découvrir ces pièces de collection dans le même pavillon que des meubles à moins de 100 euros. Un peu comme si haute couture et prêt-à-porter se mettaient à défiler sur un même catwalk…

Le profil financier des clients d’une chaise Kartell ou d’une table Ceccotti n’est sans doute pas le même. Mais l’on aurait tort de croire pour autant que les meubles hors de prix ne s’exportent que dans les pays émergents.  » Les Belges qui peuvent s’offrir des meubles Hermès occupent une toute petite niche du marché, re-connaît l’architecte gantois Glenn Sestig. Mais une niche qui consomme. Et qui consomme beaucoup. Ce n’est pas tant le design qui les intéresse que le luxe et le confort. Surtout, ces consommateurs sont en demande de produits toujours plus exclusifs. « 

Cette segmentation du marché, Jean-Louis La Haye, en observateur éclairé du secteur, la voit se mettre en place depuis quelque temps déjà.  » Tout dépend de la définition que l’on veut donner au mot design, rappelle l’administrateur délégué de Tradix qui distribue entre autres des marques comme Kartell, Moroso ou Established & Sons en Belgique. Le terme a été tellement galvaudé. Pour moi, un objet design doit être fonctionnel, beau et… industrialisé. Mais là aussi, il y a de la marge entre l’industrialisation massive en centaines de milliers d’exemplaires et des productions plus confidentielles pour lesquelles les éditeurs recherchent une distribution pointue via des galeries ou des boutiques en quête de produits différents de ce que l’on trouve partout ailleurs. « 

DES CLIENTS AVERTIS

Une offre qui ne fait finalement que s’adapter à la demande de consommateurs de plus en plus exigeants et informés, et ce quel que soit le montant qu’ils devront payer.  » Tous les propriétaires de magasins vous le diront : leurs clients ne rentrent plus pour découvrir des nouveautés. Ils savent exactement ce qu’ils veulent et c’est ça qu’ils viennent chercher « , insiste Jean-Louis La Haye. En cause : la surmédiatisation du design et surtout des designers, sans parler du développement d’Internet, qui en moins de dix ans, a décloisonné la discipline, mettant à la disposition du grand public, en quelques clics des données longtemps réservées aux professionnels.

 » Le design, c’est davantage une affaire de culture et de passion que de gros sous, insiste Alessandro Buffoni, manager Benelux du groupe Poltrona Frau. Ce n’est pas forcément hors de prix. Après, il faut s’entendre sur ce que l’on achète. Il va de soi que si vous choisissez un canapé qui a nécessité 350 heures de travail, fait à la main de A à Z, vous allez le payer plus cher qu’un modèle en mousse de chez Ikea. Le luxe a toujours existé mais il est peut-être moins show-off que dans les années 80. Il est davantage devenu synonyme d’authenticité. Les marques qui ont des savoir-faire d’exception ont envie de le montrer à des consommateurs avertis et sensibles à ce genre de choses.  » Curieux donc, mais pas téméraire, l’investisseur design a tendance à préférer les valeurs sûres, les lignes qui ont fait leur preuve, le  » moderne  » d’il y a quarante ans.

L’insolite d’hier est peu à peu devenu la norme. Démocratisé par Kartell, Magis et bien sûr Ikea, le mobilier dit contemporain n’est plus réservé à une élite fortunée qui doit désormais se trouver d’autres terrains de chasse pour se singulariser auprès de ses pairs. Mais comme l’explique Jean-Louis La Haye, le succès toujours pas démenti du design doit peut-être davantge finalement à l’invention de la pilule qu’à la révolution du plastique.  » Le changement de mode de vie des couples a eu un énorme impact sur tout le secteur, rappelle-t-il. Tout à coup, on n’attendait plus d’être marié pour vivre ensemble. On ne pouvait plus compter sur la liste de mariage pour s’équiper. Il fallait tout trouver, vite et à bon compte.  » Oubliée donc la chambre en chêne  » de style  » avec lit, commode, garde-robe et chevets assortis. Abandonnées aussi les chaises bancales qui traînaient dans le grenier de mamy : pourquoi s’encombrer de vieilleries lorsque pour moins de 100 euros, un kit de quatre – de stock en prime – vous attend chez Ikea ?

 » Ce serait prétentieux de dire que nous avons lancé le mouvement mais nous l’avons sûrement accompagné, admet Olivier Baraille, CEO d’Ikea Belgium. Nous avons été à l’écoute des besoins des gens, nous avons observé ce qui était en train de se passer et nous avons réussi à proposer une autre idée du confort, une autre façon de vivre. C’est encore toujours ce que nous faisons aujourd’hui. Les besoins changent. Les environnements sont de plus en plus urbains, les espaces plus petits, la taille des familles peut être élastique. Notre créneau, c’est d’offrir des articles esthétiques et fonctionnels qui soient accessibles au plus grand nombre.  » De donner le choix, aussi, à ceux qui ont davantage de moyens, de dépenser leur argent autrement.  » Certains de nos clients ont peut-être 5 000 euros à mettre dans un canapé, reconnaît Olivier Baraille. Mais ils viennent chez Ikea parce qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent en matière de design, de style, de fonctionnalité, de confort, de qualité. Et ils s’offrent un voyage avec ce qui reste de leur budget.  » En assumant le risque de se retrouver avec le même sofa que leurs voisins de palier.

UN DESIGN EMBOURGEOISÉ

À condition de disposer d’un certain pouvoir d’achat, consommer plus ou moins cher, plus ou moins  » brandé « , reste une affaire de choix, de priorités. Au même titre qu’un sac Chanel ou qu’une BMW, l’icône griffée qui trône dans le salon devient un signe d’appartenance sociale. Un moyen de clamer haut et fort sa réussite. De s’approprier une tranche de culture et de la faire sienne.  » L’objet design aujourd’hui a remplacé le meuble de famille qui disait d’une certaine manière qui vous étiez, d’où vous veniez, constate Stéphane Arriubergé. Et en ce sens il s’est embourgeoisé.  » Consternés de voir, depuis quelques années, la création originale migrer des showrooms de vente de mobilier vers les galeries spécialisées, l’architecte parisien et son associé Massimiliano Iorio ont décidé de lancer Moustache, en 2009, une petite maison d’édition alternative pour laquelle travaillent aujourd’hui des designers comme Big-Game, Inga Sempé ou encore Matali Crasset.  » On assiste aujourd’hui à une surenchère artistique qui n’a plus rien à voir avec la conception raisonnée et intelligente d’objets destinés à un marché en attente de fonctions, regrette Stéphane Arriubergé. Sous couvert d’exception, on remet à l’honneur des techniques artisanales complètement dépassées. Le design doit retrouver une part de la dimension sociale qu’il pouvait avoir pendant la deuxième moitié du XXe siècle. En ce sens, le projet porté par Ikea, sur papier, c’est une belle intention, un peu communiste, certes, mais qui a une volonté d’ouverture.  » En essayant de s’approprier le meilleur des deux mondes – haute valeur créative ajoutée, prix comparables à ceux pratiqués chez Habitat, volumes raisonnables, main-d’£uvre locale – Moustache a posé la barre très haut. Mais peut-être aussi, les bases d’un nouveau modèle. Qui, même s’il ne propose pas des chaises à 5 000 euros, ne s’adressera pourtant qu’à une frange somme toute assez nantie de la population…

PAR ISABELLE WILLOT

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