En Ecosse, qui dispute à l’Irlande voisine la paternité de la célèbre eau-de-vie d’orge maltée, la  » route du whisky  » traverse les paysages tourmentés du Speyside et ses châteaux hantés avant tout par les anges…

Glenfiddich, Glenlivet, Glenfarclas, Glen Moray, Glenlossie, Glenallachie… Nul besoin d’être fin connaisseur pour reconnaître ces noms évocateurs. Ce ne sont pourtant que quelques-unes des appellations qui parsèment le Speyside, région d’Ecosse connues pour produire les whiskys les plus élégants et les plus complexes, tout en concentrant le plus grand nombre de distilleries au monde. Plus de cinquante sur un territoire de quelques centaines de kilomètres carrés à peine, chargé de châteaux et d’histoire, entre les ports d’Aberdeen à l’est et d’Inverness à l’ouest, entre mer du Nord et Atlantique, entre ciel et terroir… C’est la moitié des distilleries encore en activité dans toute l’Ecosse, qui en comptait 600 à l’apogée de la production de ce vénérable or liquide, au XVIIIe siècle.  » Un glen, du gaélique gleann, c’est une vallée d’origine glaciaire comme il en existe d’innombrables dans ce paysage de collines et de landes torturées par les vents. Au fond du glen coule (souvent) un ruisseau. Et sans eau de source, pas de single malt scotch whisky « , précise Brian Kinsman, malt master – l’équivalent d’un maître de chai – des réputés Glenfiddich et The Balvenie, fleurons de la maison William Grant & Sons à Dufftown. C’est lui qui guide notre première visite d’une distillerie parmi les plus célèbres au monde… et nous en livre quelques secrets.

LE MALT, DE L’ORGE GERMÉE

L’eau, d’abord. La source au bord de laquelle le fondateur de cette maison familiale a implanté ses alambics, il y a cent vingt-cinq ans, est tout entière dédiée à la production des… eaux-de-vie du cru. Chez Glenfiddich, on considère que la qualité de l’eau pèse pour un tiers dans celle du whisky qu’elle permet d’élaborer.  » Elle lui confère le caractère des terrains qu’elle a traversés « , produisant des arômes plus ou moins minéraux, tourbés, de terre de bruyère… Tout le monde ne partage pas cet avis. Pour Russell Anderson, le directeur de production de The Macallan, régulièrement classé parmi les meilleurs scotchs du monde,  » l’eau n’y change rien ; en matière d’arômes, seul compte le bois des barriques dans lesquelles le whisky va vieillir. Nous devons seulement nous assurer de sa qualité et d’en avoir toujours en quantité suffisante.  » Pas de problème avec la Spey, la rivière qui traverse ce magnifique domaine près de deux fois centenaire. Les saumons y frétillent à coeur joie. La véritable matière première de ce breuvage de légende au pays des tartans, c’est le malt. Des céréales portées à germination pour produire la maltase, qui facilite la fermentation – orge en Ecosse, seigle ou maïs aux Etats-Unis. Une fois séchées, elles sont broyées puis mélangées à l’eau chaude pour l’étape du brassage, dans d’immenses cuves métalliques appelées mash tuns. Certains éleveurs fument le malt au charbon ou à la tourbe, pour produire un smoked whisky à la saveur aussi caractéristique qu’appréciée des connaisseurs, dont le prince Charles. C’est le cas pour plusieurs cuvées de The Balvenie, produites à un jet d’orge de Glenfiddich puisque les deux distilleries sont voisines et séparées par des champs. Sachez aussi qu’un single malt, appellation à vocation marketing inventée par Glenfiddich dans les années 60, désigne un whisky issu d’une seule et même distillerie, par opposition au blended, élaboré à partir d’un mélange. Le moût (wort) est ensuite mélangé à de la levure pour obtenir de l’alcool. Cette fermentation assez rapide s’effectue dans d’imposants tonneaux de bois dits washbacks, de plusieurs centaines d’hectolitres chacun. Se promener entre eux fait tourner la tête. Et on n’a encore rien bu… Ah si : à ce stade, notre hôte nous invite à goûter la mixture. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’elle évoque… la bière. Jusqu’ici, le processus est en effet sensiblement le même. Ce qui fera la différence, c’est la distillation.

L’ESPRIT DE L’ALCOOL ISSU DES ALAMBICS

 » Tout se joue à partir de maintenant, poursuit le maître des lieux. La distillation consiste à séparer l’alcool de l’eau en chauffant le mélange dans d’imposants alambics de cuivre, dont la forme en col de cygne et la taille jouent un rôle prépondérant.  » Chaque fabriquant a ses modèles, dessinés selon ses directives. Toujours en cuivre, essentiel pour le goût. On procède généralement à deux distillations successives pour ne recueillir que la part la plus noble du spirit, l’esprit de l’eau-de-vie (l’origine du terme  » spiritueux « ). La tête et la queue de cuvée, soit le premier et le dernier tiers, sont réinjectés dans le circuit – ou revendus aux blenders, aux assembleurs. Seul le middle cut, qui contient l’alcool de qualité supérieure, produira le précieux breuvage. A la fin du processus, ce  » coeur de chauffe  » titre environ 70 ° d’alcool. Là, les effluves deviennent carrément enivrantes. Il reste à le transformer en or : c’est la mission du malt master. David Stewart, qui cède progressivement le témoin à Brian Kinsman, a assumé ce rôle pendant un demi-siècle pour les marques phares de William Grant. C’est l’un des plus célèbres nez du pays.  » Ce qui fait un bon whisky ? C’est une sorte d’alchimie, pour ne pas dire de magie. La caractéristique du whisky, c’est que l’alcool issu de la distillation vieillit ensuite un certain nombre d’années – minimum 12, pour les meilleurs – en barriques de chêne. C’est là qu’il acquiert sa couleur, ses arômes, sa saveur, son caractère… Or chaque fût est unique. Le même whisky arrivé à maturation dans deux tonneaux voisins peut présenter des différences subtiles.  »

DOUBLE MATURATION

Les grandes maisons apportent donc un soin tout particulier au choix du bois dont elles font leurs tonneaux. The Macallan confie cette lourde responsabilité à un master of wood, Stuart MacPherson, qui supervise à la fois la sélection des essences dans leurs pays d’origine et la fabrication des fûts qui distingueront, au bout du compte, certains des plus fameux nectars de la région. Si le single malt vieillit toujours en fûts de chêne, ceux-ci peuvent être neufs ou, le plus souvent, avoir d’abord servi à élever du bourbon américain ou du xérès (sherry) espagnol. Une seconde maturation de quelques mois vient généralement compléter la première dans des tonneaux de porto, de vin, de rhum ou de madère. De quoi donner au whisky une robe plus ou moins ambrée, des arômes plus ou moins sucrés, fruités, épicés, minéraux, floraux…  » La couleur plus foncée n’est pas un gage de qualité, prévient Margaret Grey, ambassadrice de la marque The Macallan. Certains blenders l’obtiennent artificiellement en ajoutant du caramel pendant la maturation.  »

Le trésor est soigneusement gardé dans d’imposants entrepôts, où l’alchimie transforme l’alcool en or liquide pendant de longues années, à l’abri de la lumière et des variations de température ou d’humidité. Chaque fût affiche l’année où le whisky y a été versé. Dans le mythique warehouse n°24 de The Balvenie, dont le sol est seulement couvert de terre meuble et où la moindre étincelle pourrait provoquer une explosion, on hume des nectars endormis depuis quarante ou cinquante ans. Chez The Macallan, certains sont plus anciens encore. Hors de prix. Quand l’étiquette indique 12 ou 18 ans d’âge, il s’agit du nombre d’années passées par le whisky en barrique avant sa mise en bouteille où, contrairement au vin, il n’évoluera plus.  » Pendant toutes ces années de maturation, explique David Mair, ambassadeur The Balvenie, le degré d’alcool aura baissé pour s’établir entre 50 ° et 60 °. Une proportion d’environ 20 % s’évapore au cours du processus. C’est ce qu’on appelle la part des anges. Celle que les humains n’auront pas.  » Qui a dit que les châteaux et manoirs qui pullulent dans la campagne environnante étaient hantés par des fantômes ?

PAR PHILIPPE BERKENBAUM

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