LA REVANCHE DU HOUBLON

Après avoir séjourné longtemps au purgatoire des boissons, la bière effectue un retour en force dans les bars branchés. Rencontre avec la nouvelle scène brassicole belge… dissidente.

Il n’y a pas si longtemps, être vu une bière à la main vous classait illico dans la catégorie  » beauf tendance has been « . Mais depuis l’apparition de la Vedett – une ancienne bière de la brasserie Moortgat, à Breendonk, ressuscitée par Frédéric Nicolay, figure de proue du divertissement bruxellois – et de la Ginette – une bière blanche bio concoctée par une petite brasserie indépendante du Brabant wallon -, entre autres, il en va tout autrement. Avec des slogans tels que  » Penguins know why  » ( » Les pingouins savent pourquoi « ), ou  » Bring out the blond in you  » ( » Laissez s’exprimer la blonde en vous « ), un grain de sable s’est inséré dans la mécanique bien huilée associant bière et univers macho. Ce changement d’image en forme d’affranchissement a eu pour corollaire d’allécher la génération hipster, celle qui aujourd’hui donne le ton. Tant à New York, Berlin, Stockholm que Bruxelles.

Adeptes d’un chic négligé, les hipsters s’inspirent du modèle anti-autoritariste des hippies et des punks (1). Selon le journaliste américain Mark Greif, auteur d’une enquête sociologique sur le phénomène, ils sont plus jeunes que les bobos dont la moyenne d’âge évolue entre 30 et 40 ans.  » Leur hédonisme se met en scène dans la rue et sert à contrebalancer l’infériorité temporaire de leur statut social par rapport à celui des bobos. Ils affichent crânement leur jeunesse et jouent de leur insouciance à l’excès  » (2).

Tout comme les rappeurs afro-américains qui ont adopté le cognac pour se démarquer du whisky, boisson emblématique de la classe moyenne blanche aux États-Unis, il restait aux hipsters à se trouver un breuvage à la hauteur de leur plumage. Pas question de se diriger vers le vin : trop associé au melting-pot à la fois matérialiste et idéaliste des bourgeois-bohèmes. Les cocktails, alors ? Non, trop sophistiqués pour ces branchés urbains adeptes de l’écologie en mode locavore. C’est donc vers la bière nationale qu’ils se sont tournés, boisson en phase avec l’esprit alternatif et indé qui les caractérise. Ce nouvel engouement pour la mousse profite à une scène brassicole belge indépendante qui n’en demandait pas tant. Coup de projecteur sur les nouveaux héros de l’amer.

LE CLAN DES PURISTES

C’est dans un hangar de la chaussée de Gand, à Molenbeek-Saint-Jean, que l’on rencontre Yvan De Baets, 41 ans, et Bernard Leboucq, 36 ans, les artisans de la Brasserie de la Senne. Si les deux maîtres de l’orge se sont rencontrés en 2002 à la Zinneke Parade, ce n’est qu’en décembre 2010 et après de généreuses pelletées d’embûches qu’ils ont pu signer leur premier brassin en leurs murs.  » C’est parce que nous ne trouvions plus de bières à notre goût – excepté celles de la brasserie Cantillon, à Anderlecht – que nous avons mis la main à la cuve. Il faut dire que nous avions un idéal strict fait de peu de complaisance et de beaucoup d’amertume « , confie Yvan De Baets.

Pour être à la hauteur de leurs rêves slow food, les deux compères lisent tout ce qui se rapporte aux anciennes techniques de brassage. Travaillés par des notions de terroirs, de respect religieux de la levure, de mépris du sucre et de finesse aromatique, ils signent la Taras Boulba, le fer de lance de leur savoir-faire : une blonde légère qui titre à 4,5 % d’alcool.  » Elle se veut un juste équilibre entre une bière de soif et de dégustation « , souligne De Baets. Son intéressante complexité lui vient d’une ancienne variété de houblon déniché du côté de la Tchéquie.

Outre la Taras Boulba, la Brasserie de la Senne décline d’autres bières déjà cultes auprès des amateurs : la Jambe-de-Bois, une blonde légèrement cuivrée (8 %) ; la Zinnebir, une blonde ambrée (5,8 %) qui tire ses particularités gustatives d’un houblon anglais ; la Stouterik, une recette à l’irlandaise (4,5 %), riche de notes de café ; l’Equinox, un délice d’hiver (8 %) caractérisé par des notes de chocolat. Signe distinctif supplémentaire : pour chaque bière de la gamme, les concepteurs ont imaginé une étiquette pleine d’humour et de références historico-littéraires. De Baets et Leboucq n’envisagent pas leurs breuvages comme de simples produits. Ils s’estiment résistants à l’uniformisation du goût et entendent éduquer les palais de façon ludique.

Dans le même esprit, saluons le travail de la Brasserie Dupont, à Tourpes, dans le Hainaut, dont les lettres de noblesse remontent à 1844 et désormais répertoriée dans les adresses branchées du pays pour les notes d’agrumes de sa Biolégère, une création bio rafraîchissante qui ne titre qu’à 3,5 % d’alcool.  » Notre but est de rester ancré dans la tradition d’une bière de saison, pauvre en alcool, que l’on buvait autrefois sur les champs « , commente Olivier Dedeycker, directeur de la brasserie et représentant de la quatrième génération de cette entreprise familiale. Farouchement indépendant et habité par l’obsession de laisser les matières premières s’exprimer, l’homme sait aussi innover. Il l’a prouvé tout récemment avec un stout – une bière brassée à partir d’un moût caractérisé par sa teneur en grains hautement torréfiés – inspiré par une étiquette dessinée par son grand-père.  » Assez naïvement, c’est ce seul visuel qui m’a inspiré, je ne me suis même pas posé la question de savoir s’il y avait un marché pour cette boisson qui va à contre-courant du goût dominant.  » Devant le succès remporté, la Monk’s Stout que Dedeycker imaginait en édition limitée a désormais rejoint la gamme Dupont.

Fraîchement débarquée, la nouvelle bière qui agite le landernau bruxellois se nomme Volga. On la doit à un homme qui jouit à la fois d’une crédibilité rock et d’une vraie personnalité : John Stargasm, chanteur de Ghinzu mais également photographe, réalisateur et publicitaire à la tête de Satisfaction, sa propre agence. Ce projet qui a longtemps mûri avant de voir le jour s’illustre lui aussi par un goût amer sans concession.  » Pour la concevoir, on a fait appel à une éminente brasserie : la Saint-Feuillien basée au R£ulx dans le Hainaut. C’est la même famille qui y £uvre depuis 1873. On lui a demandé deux versions différentes. L’une, basse fermentation, très légère, titre à 3,9 %. L’autre, haute fermentation, plus amère, affiche 7,3 %. « 

La Volga se la joue austère. Étiquette sobre et esprit esthétique très no logo, elle n’entend pas racoler le chaland. Elle a bénéficié néanmoins d’une scène idéale pour son entrée sur le marché dans la mesure où elle est servie au Potemkine, nouveau bar- événement situé en face de la Porte de Hal, à Bruxelles (lire aussi Le Vif Weekend du 26 août dernier). Esprit décoratif fonctionnel et nom soviétique, l’endroit est parfait pour une diffusion virale de bouche à oreille.

On notera aussi l’avènement de Plezir, une nouvelle marque de bière plus consensuelle lancée par Pedro Pereira – figure bénéficiant de vingt ans d’expérience dans l’Horeca du nord du pays.  » L’approche se veut trendy, lifestyle et destinée à séduire tant les hommes que les femmes « , explique Dorothée Pereira, s£ur du fondateur et responsable du marketing. Au total, ce sont quatre bières qui ont été élaborées par la brasserie Sint-Jozef d’Oppiter, dans le Limbourg : une blonde rafraîchissante (5,5 %) ; une brune (7,1 %) au goût de caramel ; une blonde de luxe (6,7 %) conditionné en bouteille de 75 cl ; et une bière rosée (5,2 %) au léger goût de cerise. Le tout fort d’un positionnement plutôt haut de gamme et agrémenté par une série de verres élégants dessinés par Pereira lui-même.

(1) et (2) Le phénomène hipster, Courrier International, n°1049, du 9 au 15 décembre 2010.

Carnet d’adresses en page 144.

PAR MICHEL VERLINDEN

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