Fasciné par la structure des objets, le designer Konstantin Grcic (prononcez  » Gorrtchitch  » ) donne corps à des meubles dont la simplicité décalée révèle à l’usage une ergonomie sophistiquée. Portrait d’un discret que l’on remarque.

Carnet d’adresses en page 64.

Cette année, le designer allemand Konstantin Grcic fête ses 40 ans. Qu’il le veuille ou non, c’est un âge auquel on n’échappe pas aux bilans. Sur quatorze ans de design en solo, sept distinctions prestigieuses ont couronné son agence, dont le Compasso d’Oro reçu en 2001 pour  » Mayday « , sa lampe baladeuse en plastique (Flos). Manque de chance, le prestigieux compas lui est tombé des mains le soir même de la cérémonie. Ebréché, il l’a poli et a découvert qu’il était fait… en argent !

L’anecdote illustre combien Grcic est attentif à la structure des objets. Au quotidien, on peut  » penser Grcic  » si on recherche un seau en plastique pas moche (et avec couvercle !) ou une poubelle techno ( » Tips  » chez Authentics). Il a même dessiné un cintre en bois avec brosse à habits intégrée (Muji). Au rayon mobilier, la séduction est tout aussi forte, notamment chez ClassiCon. Son bar  » Pandora « , sa première pièce éditée, est un cube de bois à l’ouverture coulissante, laqué noir et monté sur pilotis d’acier qui lui a été inspiré par un dessin de Le Corbusier. Profilée comme la mythique Citroën DS du même nom, la table  » Pallas  » en acier n’est pas mastoc mais on peut danser dessus à dix sans problème. Bien qu’il soit présent chez les grands fabricants, Konstantin reste inconnu du grand public… Hé oui, on ne se soucie guère de l’auteur d’objets usuels, même s’ils sont bien dessinés. Parce que justement, son talent est de ne jamais trop en faire.

Les amateurs de mobilier design ont pu voir à Paris, en octobre dernier, chez l’imparable Pierre Perrigault de Meubles et Fonction, le travail de Konstantin pour l’éditeur allemand ClassiCon. Leur fructueuse collaboration leur a valu le prix Nombre d’or 2004. Le fauteuil  » Chaos  » légèrement incliné ou la chaise  » Mars  » au tissu tendu sur des formes d’origami étaient exposés dans une scénographie de Konstantin en personne, rendant miraculeusement esthétique… la signalétique d’autoroute ! Pour l’exposition  » Design en stock  » au Palais de la Porte-Dorée à Paris, fin décembre-début janvier dernier, le designer a résolu un vrai casse-tête d’ergonomie. Il lui fallait montrer 2 000 pièces de la collection de design du Fonds national d’art contemporain. Sa solution ? Des passerelles blanches slalomant au-dessus de fosses à produits, parfaitement visibles et pourtant intouchables. Un décor de salle d’archives en plus gai (grâce au code couleur) doublé d’un classement pertinent des objets (matériaux, années, nationalités…)

Le jour de notre interview, on retrouve Grcic attablé au Publicisdrugstore des Champs-Elysées. Silhouette mince et noire chaussée de ses éternelles Chelsea boots, il porte des lunettes sans logo. Un discret que l’on remarque. Il est venu présenter à Paris la nouvelle gamme de machines à espresso qu’il a dessinée pour Krups. Des hommes en gris le félicitent, lui arrachent un rendez-vous mais il reste concentré sur l’interview. Né à Munich, d’un père yougoslave et d’une mère allemande, Konstantin se sent germanique mais rejette l’idée que cela puisse conditionner ce qu’il dessine. Le style sobre et fiable de ses machines à espresso vient d’ailleurs. Pour Grcic, innover dans l’électroménager, c’est d’abord accepter de résoudre le casse-tête d’ingénierie que représente l’optimisation d’une telle machine. Dans un dernier tango dansé avec les contraintes techniques et commerciales, Grcic pense avoir livré un objet fiable, durable, dont l’ergonomie sous-tend des fonctions simplifiées. Fond de placards ou trésor de pharaons, Konstantin certifie que la façon dont les objets sont fabriqués participe de leur beauté. Voilà comment éviter le côté  » jetable  » de ce genre de produit. Chez Muji, cette année, il développe la papeterie de bureau en y ajoutant des accessoires pour ordinateurs. Et avec Grcic, on est tranquille, il n’y aura rien de fleuri !

Despote cool et designer à idées

Quand il crée, c’est dans un constant va-et-vient avec son équipe. Toujours en direct avec les réalités de son agence, il règne en despote cool sur la sono (et sachez que DJ Grcic est plus proche du punk que du lounge !). Pourtant, c’est aussi un homme de mélanges et de compromis. Ado, il se souvient des meubles de son père, un fan du xviiie siècle, et des nouveautés seventies de sa mère, franchement pop art. Après le lycée, Konstantin, qui veut  » fabriquer des objets « , file en Angleterre apprendre l’ébénisterie au Parnham College. En réfléchissant aux proportions et aux fonctions de l’objet, il baigne déjà dans le design, qu’il étudiera ensuite trois ans au Royal College of Art de Londres. Quand il en sort en 1991, il installe immédiatement à Munich le Konstantin Grcic Industrial Design. Son truc, c’est le design à idées, celui qui entraîne un éditeur le plus loin possible. Vis-à-vis du consommateur, c’est pareil : on part de l’idée d’acheter une lampe nomade et on rentre avec  » Magnum  » (Flos, 2000) dont le côté pistolet argenté volé à Lara Croft n’en fait pas pour autant un gadget. Ou bien on cherche une chaise d’extérieur et on revient avec  » Chair One « , un ovni en treillage plastique monté sur un socle en béton (Magis).

Grcic est toujours fidèle à une approche sans effet ni minimalisme trop attendu. Il sait que le design a pour objet d’être vendu mais souligne que ce n’est pas le c£ur de son métier. Rappelons au passage que la plupart des designers û même connus des magazines û sont loin d’être millionnaires. Lui rêve d’élaborer des produits populaires parce qu’il croit sincèrement à l’idée de contribuer intelligemment à ce monde d’objets, d’en raffiner les usages. On pense à son vase  » Glove  » (Cor Unum) doté de deux creux larges comme la paume qui font office de poignées… Quant aux joies de la création, Konstantin se souvient de projets froids au départ et crépitants à l’arrivée, comme le tabouret de bar commandé par Magis en 2003, dont la spécificité du matériau (l’aluminium) lui a finalement servi de challenge pour ne pas simplement faire  » un tabouret de plus « .

Aujourd’hui, il serait plus tenté de relever le défi de dessiner un vélo plutôt que de concevoir le prochain hôtel trendy. Jusqu’ici, il ne s’est pas frotté à l’architecture d’intérieur mais ça ne l’affole pas. Il ne se souvient pas avoir paraphrasé Flaubert dans une interview à  » View on color  » en 2004 en disant que sa lampe  » Mayday « , c’était lui. Konstantin rit pour désamorcer le piège de la comparaison vaniteuse. Comme lui,  » Mayday « , très lisible, échappe cependant à la typologie classique. Elle serait différente s’il la refaisait aujourd’hui. Mais il la revendique aussi fort qu’au premier jour. Il lui arrive aussi de se lâcher. Pour la galerie parisienne Kréo, en 2003, il a imaginé un miroir baptisé  » Me, Myself and I « , un verre à pied rempli d’un volume d’argent poli qui tient dans le creux de la main et dans lequel on peut se mirer. Juste une proposition luxueuse. Comme ça, pour rire. Mais tout ça ne nous facilite pas la tâche à l’heure de dégager un fil rouge sur ces quatorze années de projets ! Grcic précise :  » Je n’ai pas de formule magique. Si fil rouge il y a, je me garde bien de le suivre car j’évolue sans cesse, sans prétendre me réinventer chaque fois . » Ce lien, ce pourrait simplement être l’exigence vis-à-vis de lui-même, bien loin des diktats de la tendance. Et il n’a, à ce jour, aucune raison de ne pas se faire confiance.

Guy Claude Agboton

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