Accrochées à flanc de colline, les plantations de thé évoquent l’incroyable épopée des planteurs britanniques. Le plus célèbre d’entre eux, sir Thomas Lipton, a marqué de son empreinte indélébile cette perle de l’océan Indien.

Les doigts délicats de Khatali caressent le feuillage émeraude. La jeune femme semble survoler une forêt lilliputienne, choisissant avec dextérité les feuilles tendres qu’elle cueille d’un geste rapide et sûr. Sa hotte s’emplit doucement de l’or vert qui prospère dans les montagnes. Ici, l’air frais et humide assure la richesse d’une région qui doit tout à l’Empire britannique.

Khatali vit ici depuis toujours. Son arrière-grand-père est venu du sud de l’Inde pour travailler dans les plantations. Ce petit bout de femme veille jalousement sur ses origines. Elle parle en effet le tamoul, la langue de ses ancêtres et vénère d’innombrables divinités: Ganesh, Vishnou, Shiva… Symbole de cette fidélité à la terre perdue de Tamil Nadu, la communauté de Dambatenne a bâti un temple couvert de statues polychromes. Le monde des dieux, étrange et effrayant, raconte ses mythes fabuleux dans un délire de couleurs, de corps enchevêtrés d’êtres mi-hommes, mi-bêtes.

Aujourd’hui est un jour de fête. Khatali, ses amies, sa famille et tout le petit peuple des cueilleurs sont venus célébrer le nouvel an. Revêtues de leurs plus beaux saris, les modestes ouvrières vivent intensément ce jour de réjouissance. Alignées comme à la parade devant le temple hindouiste, elles cachent derrière leur sourire la plus grande humilité. Bientôt, elles rentreront dans le saint des saints pour y déposer quelques offrandes. Curieusement, dans cette fourmilière mystique s’activant dans les sombres salles embaumées par les effluves d’encens, les dieux ne sont pas les seuls à être honorés. Un homme d’âge mûr, souverain et digne, reçoit les plus grandes marques de déférences et de soumission. Directeur tout-puissant de la plantation, il peut, d’un geste, briser la vie de toute une famille.

Le bâtiment argenté de la « tea factory » se dresse à quelques mètres du sanctuaire. C’est là que sir Thomas Lipton a débuté sa carrière de planteur richissime. Dévoré par la passion du yachting, il lui fallait faire fortune pour l’assouvir. Inspiré par la réussite de son prédécesseur James Taylor, il compris très vite les opportunités offertes par la jungle et les montagnes de Ceylan. Le climat y était idéal pour faire croître les arbustes qui feraient sa fortune et celle de ses pairs. Pour atteindre son but, il fit défricher la forêt vierge. Les débuts furent difficiles. Les premiers plants étant d’irrésistibles gourmandises pour les éléphants qui hantaient la sylve.

Force est d’admettre que leur goinfrerie dévastatrice se justifiait par la disparition de leur forêt nourricière. Des tueurs professionnels furent alors embauchés pour massacrer les paisibles pachydermes sous les yeux horrifiés des Ceylanais. Ceux-ci, bouddhistes convaincus, vouent en effet un véritable culte à tout être vivant. Heureusement, il semble bien qu’il y ait eu un dieu pour veiller sur les éléphants. A la fin du XX e siècle, le major Rogers, qui avait tué en dix ans plus de 1 500 pachydermes, fut foudroyé lors d’un orage de montagne, à quelques kilomètres de Dambatenne. Détail troublant, sa tombe située à Nuwara Eliya fut, elle aussi, touchée par la foudre à deux reprises… Hélas, ce coup de tonnerre n’a pas empêché les éléphants de disparaître de la région des collines. Pour voir ces animaux colossaux, il faut se rendre désormais à Kandy, l’ancienne capitale royale. Là, dans l’enceinte du temple de la dent du Bouddha, deux éléphants jouent leur rôle de porte-bonheur. Passer sous leur ventre avec un nourrison est un gage de chance. Et, les jours de procession, les géants sont caparaçonnés de tissus multicolores. Leurs mahouts, parés comme des princes, les dirigent avec une grâce diaphane. Les étranges équipages se fraient ainsi un passage dans une foule bigarrée, précédés par d’innombrables danseurs surchargés de colliers.

S’il paraît que quelques éléphants déambulent encore discrètement dans la jungle arrimée au versant sud du pic d’Adam, le voyageur aura plus de chance d’admirer ce joyau de la faune asiatique en explorant le parc d’Uda Walawe. Au pied des monts de Dambatenne, ce dernier abrite 400 à 500 éléphants sauvages. Cette savane herbeuse ponctuée de grands arbres, couvrant 30 821 hectares, est l’un des derniers paradis de l’Elephas maximus. Les familles y errent en petits groupes, protégeant jalousement le dernier-né qui gambade maladroitement, la trompe dressée vers le ciel comme pour ne pas se faire oublier. Malheur à l’égaré! Il aurait alors toutes les chances de finir ses jours dans l’orphelinat des éléphants de Pinnawela. Là-bas, dans un site majestueux, il apprendrait à travailler en compagnie de 80 congénères.

Parfums de nostalgie

Voir le plus grand troupeau d’éléphants captifs au monde se baignant dans la rivière est un instant magique. Se pénétrer de l’harmonie retrouvée d’une île qui a parfois perdu la tête est également un privilège. Les rivalités entre les Tamouls originaires de l’Inde et les autochtones bouddhistes ont en effet dégénéré en horrible guerre de religion. Mais, depuis février, Khatali et les siens respirent mieux: la paix est revenue, le dialogue renoué et la jeune femme, si elle en avait les moyens, pourrait même entreprendre le voyage de Jaffna. La route menant à cette ville indomptable est enfin ouverte. Elle n’entreprendra pourtant sans doute jamais ce périple. Chaque jour, elle doit, en effet, cueillir près de quinze kilos de précieuses feuilles. Seules les femmes effectuent ce travail. Sous la férule d’un contremaître, elles apportent quotidiennement vingt tonnes de feuilles à la Tea factory. Celles-ci seront alors traitées, séchées, réduites en poudre et emballées. Une tonne de feuilles produit 250 kilos de thé. La meilleure qualité, celle qui pousse en altitude, mûrissant doucement dans un climat frais, sera vendue à la bourse de Colombo, avant de partir à l’étranger. Si les planteurs britanniques ne sont plus qu’un souvenir, le paysage reste cependant marqué par leur empreinte. Pour retrouver l’atmosphère de cette époque révolue, il faut se rendre dans le bourg de Bandarawela. La ville est quelconque mais un petit bâtiment blanc couvert de tuiles rouges se cache dans un petit parc. Il s’agit d’un vénérable club de planteurs, construit vers 1894. Très vite transformé en hôtel, il est un véritable condensé de ce qui a fait l’essence même de l’Empire. Les serveurs sri lankais, débonnaires et parfois hilares, officient en grande tenue immaculée. Le linge y est toujours repassé à l’aide d’antiques fers emplis de braise. Ce genre d’endroit ponctue la route du thé menant de Bandarawela à Kandy, évoquant de-ci de-làtel ou tel aristocrate venu du Kent ou du Hampshire dans l’espoir d’amasser un confortable pactole. En visitant la petite ville de Nuwara Eliya, on ne peut que constater que certains d’entre eux ont bien réussi dans leur entreprise. Tout rappelle ici leur Angleterre natale, sous le doux soleil des tropiques. Le country club à colombages, le merveilleux terrain de golf, la poste typiquement anglaise, l’immense résidence d’été du gouverneur devenue le « Grand Hôtel », tout rappelle le passé colonial. Le jardin de Peradeniya, près de Kandy, est un autre joyau préservé de cette époque. Les bambous géants, les orchidées de toutes sortes, les palmiers, les fleurs tropicales enivrent de senteurs et de couleurs le visiteur émerveillé. Les Anglais sont partis, reste la nostalgie. A Kandy, l’hôtel « Olde Empire » est à l’évidence un établissement fort délabré.Les plafonds se désagrègent et la tête de cerf qui décore l’entrée n’a plus beaucoup de poils à perdre. Mais la merveilleuse terrasse parquetée de bois précieux patiné par des générations de colons, exhale toujours, comme par magie, un parfum de thé, subtil et tenace.

Reportage: Paul Lorsignol / Planet Pictures

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