De nouvelles tribus citadines ont surgi sur les podiums et sur le bitume des grandes capitales. Une histoire de mode et de société. Décryptage.

Une tunique ample bariolée de coups de peinture, à mi-chemin entre Pierre Soulages et Keith Haring ; des tennis de skateboard multicolores ; un foulard ethnique. Qui est donc cette amazone citadine, à la fois inspirée par sa ville et prête à s’y immerger comme un caméléon des rues ? Confort, fluidité des mouvements, coupes sportives : l’héroïne Céline de l’été 2014 déploie une multiplicité de codes urbains emblématiques d’une  » nouvelle liberté pour les femmes « , dixit sa créatrice Phoebe Philo. Car si les contrées exotiques et les voyages vers les astres ont souvent inspiré le luxe, aujourd’hui c’est la rue, véritable jungle postmoderne où se frottent tribus et cultures de tous horizons, qui influence les collections. Est-ce très étonnant à une époque où les photos de streetstyle, prises par les blogueurs à l’extérieur d’un défilé, peuvent avoir plus d’impact que le show lui-même ? Où les griffes font parler d’elles via des collaborations avec de grandes enseignes de masse et où les stars nées sur le Web occupent les pages des magazines les plus prestigieux ? Aujourd’hui, une nouvelle porosité entre les genres et les sphères voit le jour. Car, plutôt que de s’adresser à une élite située aux quatre coins du monde, le luxe tente de renouer avec sa clientèle locale en s’inspirant des modes et des subcultures de la rue, dans une quête de nouvelles identités et d’appartenances. Et Phoebe Philo n’est pas la seule. Cet été, Chanel fantasme une douce contestation d’étudiants en art équipés de sacs à dos couverts de graffitis et de cartons à dessin. Prada rallume le feu des mouvements féministes des sixties en tissant des soutiens-gorge trompe-l’oeil sur ses robes (évoquant, au passage, les fresques murales de l’artiste urbain en vogue JR) ; Alexander Wang insuffle un vent de rébellion néobiker chez Balenciaga ; Yohji Yamamoto imagine un raveur drapé de teintes fluo, et Marc Jacobs, des cancres échappés de leur lycée dans un esprit très Virgin Suicides.  » Tout comme la musique, la mode est indissociable de la rue : c’est là que naissent des mouvements dotés d’une énergie particulière, qui transcendent les classes sociales et les couleurs « , analyse Olivier Rousteing, directeur artistique de la maison Balmain, dont l’esthétique puise dans la culture hip-hop de la fin des années 80 (un mélange du Prince de Bel-Air et de Dynastie, séries cultes de l’époque). Nous sommes au début du courant R’n’B : épaulettes, denim, grosses chaînes dorées façon bijoux de rappeurs redéfinissent une silhouette férocement féminine, celle d’une guerrière au bling-bling assumé. Rien d’étonnant donc à ce qu’Olivier Rousteing ait choisi comme égérie de sa dernière campagne la chanteuse Rihanna, star mainstream au look audacieux.  » La mode doit descendre de sa tour d’ivoire et choisir des vecteurs de communication, des codes et des fantasmes qui fassent rêver une génération entière : la rue comme le luxe « , affirme le créateur. Du haut de ses 28 ans, Olivier Rousteing a vu juste. L’histoire de la mode déploie une énergie toute particulière quand elle se frotte à la rue. Autrefois elle était un moyen pour les classes bourgeoises de mettre en avant leur statut social. Avec l’arrivée du blue-jeans, dans les années 50, s’amorce une révolution. Ce symbole ouvrier, que se sont réapproprié les bad boys de l’époque, James Dean en tête, puis Marlon Brando, ne va cesser de s’embourgeoiser. Une relation symbiotique entre élitisme et subcultures s’instaure. Même combat pour le blouson Perfecto, inspiré des vestes des pilotes de la Seconde Guerre mondiale, puis repensé en version luxe par Jean Paul Gaultier dans les années 80. La mode prend sans répit la température de la société dans les rades de quartier, les festivals de musique, les écoles d’art. On peut penser à Vivienne Westwood et aux punks de King’s Road ou à Marc Jacobs et à son grunge du Lower East Side.

LA TOILE EST MAÎTRE

Aujourd’hui, cela est toujours vrai, mais à une différence près : la culture de la rue et sa philosophie du melting-pot, de l’affrontement des tribus se sont déplacées. Elle existe désormais sur deux fronts : dans le monde réel et dans le monde virtuel – sur la Toile et les réseaux sociaux. Dans un article intitulé L’Internet est-il la nouvelle rue, paru dans le magazine britannique i-D, le journaliste Dean Kissick suggère que le comportement urbain est en corrélation directe avec la vie de la société sur le Net, qui devient une nouvelle terre d’échange, d’idées, de transgressions et de tabous, d’hybridations. Ainsi, des mouvements musicaux qui auraient autrefois vu le jour dans un quartier étudiant naissent sur une plate-forme musicale. On peut penser aux buzz de la rappeuse Azealia Banks ou de la chanteuse électro Grimes, nées en ligne. Les deux arborent un look dit seapunk, qui mélange code rave et imprimés inspirés des débuts d’Internet – fluo, hologramme. La mode n’est pas en reste : le Britannique Nasir Mazhar remixe des silhouettes cholas (gangster mexicain) avec une esthétique manga ; Jeremy Scott combine les codes hip-hop old school et les personnages de jeux vidéo .  » La culture Tumblr et l’association libre d’images, et donc d’idées, donnent un réel twist 3.0 à la mode actuelle, notamment au streetwear « , pense Julien David, créateur qui a gagné le prix de l’Andam en 2012 en présentant des robes portées avec des sweat-shirts à capuche et des bottes UGG, bien éloignées du chic parisien classique. Chacune de ses collections puise dans différentes sous-cultures – biker japonais, rap, reggae – souvent infusées de motifs pixellisés.  » Grâce à la rue, la mode est nourrie d’autre chose que de valeurs d’élitisme. La ville physique et son incarnation digitale permettent une identité et une esthétique fluides et sans frontières « , ajoute-t-il.

FORMES HYBRIDES

Voici donc une flopée de nouvelles tribus. Née à Brooklyn, à Belleville ou à Daltson, leur identité bricolée se veut une opposition souriante aux grosses corporations capitalistes. Un exemple de ce retour de flamme de l’esprit No Logo, célèbre ouvrage anticapitaliste de la journaliste Naomi Klein ? L’enseigne Coca-Cola détournée chez le créateur britannique Ashish, la mention  » Parental Advisory  » chez Alexander Wang, sans oublier les imprimés imitant le mobilier urbain chez Y-3. Cette identité critique s’approprie aussi de nouvelles formes de tribalité urbaine, de signes de différenciation physique très visuels. Les tribal earrings de chez Dior imitent ainsi un piercing traversant l’oreille ; Daria Werbowy arbore un anneau de nez dans la campagne Isabel Marant, le joaillier branché Waris Ahluwalia imagine un coup-de-poing américain serti de pierres précieuses. Sans oublier le grand retour du tatouage.

 » Le maître mot, c’est l’hybridité : street et luxe, sport et chic, réseaux sociaux et interaction physique. On assiste à la naissance d’une génération à la rébellion pleine d’humour « , résume Pascaline Wilhelm, directrice mode pour le salon des tendances en textiles Première vision. Ce qui influence directement la production. Les tissus techniques, nés de l’univers sportswear, s’utilisent de manière de plus en plus fréquente, tout comme l’impression 3D ou encore les découpes laser. Il en résulte des tissus  » intelligents  » (légers, antitranspirants) et des formes novatrices, futuristes.  » Toutes ces nouvelles possibilités ont un impact indéniable sur l’inspiration des créateurs « , note Pascaline Wilhelm. Sans oublier la tendance lourde des collaborations tous azimuts. Riccardo Tisci chez Givenchy imagine des baskets pour Nike ; Isabel Marant dessine pour H&M. Une fois de plus, des marques en mal de créativité font appel à des figures de proue de la culture urbaine. On pense au travail de designer de Jay-Z pour Barney’s, de Kanye West pour A.P.C. ou encore de M.I.A. pour Versace. Cependant, il ne s’agit pas là seulement d’une injection de vitalité et de jeunesse. Cette hybridation à l’oeuvre n’est pas près de s’arrêter vu l’évolution des technologies et la démocratisation de la créativité parmi les jeunes (et moins jeunes). Car, comme le résume Pascaline Wilhelm :  » La définition du désirable a évolué : aujourd’hui, quelque chose n’a pas besoin d’être cher, ni unique, ni réservé à quelques personnes pour être un objet de fantasme.  »

PAR ALICE PFEIFFER

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