André Courrèges, c’est le génial inventeur de la robe trapèze, du blouson en vinyle, des petites bottes plates… Une vision futuriste de la mode qui a influencé toute la décennie des sixties. Cinquante ans plus tard, cette maison parisienne renaît de ses cendres avec, à sa tête, Jacques Bungert et Frédéric Torloting, deux ex-pointures de la pub. Interview, conjuguée au passé, présent et futur.

Au cinquième étage du n°40 de la rue François-Ier, dans le VIIIe arrondissement parisien, les années ont filé, sans rien modifier. Toujours un décor rétro-futuriste aussi immaculé qu’épuré, des canapés virginaux, un sol en marbre blanc fatigué par les pas, des flacons de parfum au graphisme désuet enfermés dans des étagères transparentes, quelques robes en Plexiglas affichées sur les murs… Seul un écran plasma posé en travers de la table en verre semble avoir été installé là dans l’unique but de rappeler que nous sommes en 2012. Et non plus en 1965, date à laquelle André Courrèges et Coqueline, sa complice de toujours, emménagent dans cet immeuble cossu de la capitale française.

1965, une date qui reste aussi dans les mémoires pour la collection avant- gardiste signée alors par le créateur. Les magazines de mode de l’époque la qualifient de bombe, tant les pièces imaginées par cet ancien étudiant de l’École nationale des ponts et chaussées, formé par Balenciaga, révolutionnent le vestiaire féminin : robe raccourcie qui dévoile le genou, taille et hanches effacées, pantalon à porter au quotidien, chaussures plates, couleurs franches ou blanc omniprésent, matières qui ne compriment pas le corps… Les Trente Glorieuses sont à leur apogée, tout semble possible, la France et l’Europe ont soif de liberté, jusque dans leurs garde-robes.

Le mot d’ordre qui prédomine, dans toute réflexion de la griffe ? Allier la fonctionnalité à l’esthétisme. Aucun zip ne doit ainsi être placé par hasard. Chaque couture, chaque détail doit avoir du sens, que ce soit pour libérer la silhouette ou en corriger un défaut. André Courrèges est également convaincu que l’industrie peut être aussi performante que l’artisanat d’un point de vue qualitatif, du moment que le vêtement soit bien construit. Un point de vue qui permet de rendre la mode accessible au plus grand nombre. La révolution est définitivement en marche et la marque s’intéresse aussi à d’autres domaines, comme ceux du design, de l’art ou de l’automobile.

Après un rachat catastrophique par le groupe japonais Itokin dans les années 80, le créateur visionnaire finit par récupérer sa maison de couture. En 2002, année de son dernier défilé, la marque devient confidentielle. Les Courrèges cherchent en vain un repreneur qui les agrée… jusqu’à la parution, dans Madame Figaro, d’un édito signé par Jacques Bungert et Frédéric Torloting, alors présidents de la filiale française de l’agence de pub Young & Rubicam. Séduite, Coqueline les contacte et, au fil des rencontres, la magie des relations humaines fait son effet. Le duo d’entrepreneurs, qui se connaît depuis l’École de commerce de Lyon, a l’ambition de racheter une société. Quelques millions plus tard, l’affaire est entendue, juste à temps pour fêter les cinquante ans de cette maison, fondée en 1961.

Rencontre avec ces nouveaux venus dans la sphère fashion, mais forcément rompus au discours marketing.

Pourquoi Coqueline vous a-t-elle choisis pour reprendre la maison Courrèges, plutôt qu’un des grands groupes de luxe qui la courtisaient ?

Quand vous cherchez à transmettre votre entreprise, c’est toute votre vie que vous cédez. L’épouse d’André Courrèges ne voulait pas léguer cet héritage à une holding désincarnée. Elle recherchait des personnes. Mais pas pour autant des acteurs du monde de la mode, parce qu’elle a toujours eu peur de la réappropriation de Courrèges par un styliste à l’ego mal placé. Pour notre part, nous ne voulons pas exprimer notre personnalité dans chaque centimètre carré d’une robe. Notre profession précédente, dans la publicité, nous a amenés à respecter le produit pour lequel nous travaillons. Coqueline s’est dit que nous étions des entrepreneurs, que nous allions inventer quelque chose, tout en respectant la maison.

Connaissiez-vous un peu le monde de la mode avant d’y travailler ?

Nous vivons à Paris, avons des amis qui exercent dans ce milieu. Au même titre que le cinéma, l’art ou la photo, la mode fait partie des domaines qui nous intéressent, même si on ne peut pas dire qu’il s’agissait d’une passion à proprement parler. Mais Courrèges n’est pas qu’une marque de mode. C’est pour cette raison qu’elle a attiré notre attention. Elle nous captive, mais dans le cadre d’un projet plus large.

Quelle a été la réaction du milieu, à l’annonce de cette relance ?

La bienveillance du secteur est très surprenante. Les gens veulent voir revivre cette griffe. Après, évidemment, tout le monde attend de voir, et ce d’autant plus qu’on a prévenu qu’on ferait les choses différemment.

Comment ?

Nous sommes convaincus que le style Courrèges est particulier et doit être conservé. Nous pouvons donc nous appuyer sur son ADN et le décliner. C’est une marque universelle, qui peut se vivre tant dans la mode que le design, la maison, la technologie… Économiquement, nous sommes une petite entreprise, de la taille d’une PME. Mais cette faiblesse présente aussi des avantages, car elle nous donne une grande liberté de choix. Nous ne devons pas rentabiliser de nombreuses boutiques – nous n’en avons qu’une, ainsi qu’un site Internet et plusieurs dizaines de points de vente. Nous pouvons prendre des risques et tester des choses, comme la création d’un nouveau parfum en quelques mois à peine.

Comme, aussi, ne pas engager un créateur renommé ?

Quand on a la chance de bénéficier d’un patrimoine comme le nôtre, on peut se permettre de ne pas faire appel à ce genre de profil, qui aurait tendance à vouloir écrire sa propre histoire et non celle de la maison. Notre créateur s’appelle André Courrèges ; il a fait un boulot extraordinaire. Avec notre plate-forme créative, le défi consiste donc à remettre cet héritage en scène, pour le présenter à des consommateurs qui nous connaissent depuis plus de quarante ans. Pas question de le faire passer par les fourches caudines de la mode, de sa vanité et de sa futilité. Pas question non plus de s’insérer dans le calendrier surchargé des défilés et collections. Dans la mesure où nous proposons un produit intemporel, nous pouvons attendre qu’une création soit complètement aboutie, avant de la dévoiler au public. C’est le cas, par exemple, de notre future robe pliable. Au lieu de noyer ce vêtement parmi tant d’autres, nous préférons lui donner un vrai sens, la montrer aux clientes, la raconter.

Outre les créations extraordinaires de Courrèges, sa façon de penser était assez révolutionnaire…

Tous les matins, Coqueline et André se levaient – et c’est encore le cas – en estimant qu’ils peuvent améliorer le monde dans lequel ils vivent. C’était les grandes années, on croyait au progrès. Un sentiment d’optimisme qui transparaît encore dans les pièces Courrèges. Même si les années 60 ont aussi connu leur lot de crises, ce stress n’empêchait pas les gens d’être portés par un idéal. C’était l’époque où Kennedy lançait  » on va marcher sur la Lune « . On pouvait essayer, et ce n’était pas grave si cela ne fonctionnait pas au final.

Et aujourd’hui ?

Actuellement, les temps sont plus difficiles. Heureusement, certaines personnes prennent encore des risques. Nous, à notre petite échelle, on essaie et on est intimement convaincus que cela va réussir. Il y avait un joli slogan publicitaire qui disait :  » toute femme plongée dans du Courrèges subit une brutale poussée d’optimisme « . Quand vous sortez dans la rue avec une robe jaune fluo comme notre maison en propose, vous vous différenciez d’une personne classiquement habillée en noir. Vous assumez le fait d’être visible et joyeuse, vous ne vous planquez plus. C’est cet état d’esprit qui est véhiculé dans les produits de notre marque.

Courrèges était jugé futuriste. Comment l’être au XXIe siècle ?

Cela ne se décrète pas. Pour être futuriste, il faut non seulement avoir l’idée du siècle, mais aussi un peu de puissance. Vous ne pouvez pas imposer un projet si vous ne possédez qu’une boutique et quelques milliers de clientes. Par ailleurs, le futurisme était dans les années 60 une posture intellectuelle. Or, cette idéologie a fini par montrer ses limites. Aujourd’hui, la question n’est donc pas de savoir si Courrèges va être futuriste, mais plutôt si la griffe va penser l’avenir différemment. Tous les jours, nous avons l’ambition de chercher un concept novateur, en observant le monde qui nous entoure. Nous devons réfléchir à la femme de 2040 et tenter de répondre à ses besoins.

N’est-ce pas la mission de toute griffe ?

Je ne pense pas que ce soit la vocation de marques comme Dior ou Louis Vuitton, par exemple. Ces maisons existent pour faire rêver. Elles jouent la carte du spectacle et de l’esthétisme. Courrèges se place davantage dans l’acception de l’intelligence du futur. Nous n’avons aucune limite. Nous pourrions très bien développer une robe qui sert d’écran pour tablettes, un blouson dont le tissu réchauffe le bas du dos, une voiture électrique aussi fonctionnelle que belle… Tous ces projets auraient du sens. L’avenir, ce n’est pas partir sur la planète Mars, mais voir comment transformer le quotidien, lui apporter une valeur ajoutée. Telle est la vocation, certes un peu utopiste, de notre marque.

www.courreges.com

PAR CATHERINE PLEECK

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