Pourquoi le slim a-t-il la cote ? Pourquoi Istanbul plutôt que Ibiza ? Pourquoi les dim sums sont in et les loempias out ? Dans un essai sobrement intitulé Sociologie des tendances, Guillaume Erner décrypte les mécanismes à l’ouvre dans la formation des tendances. Un sujet bien moins frivole qu’il n’en a l’air. Interview.

De Pierre Bourdieu à Georg Simmel, de nombreux auteurs ont écrit sur la mode. Mais généralement, ils l’ont fait en marge de leur £uvre. Le sociologue Guillaume Erner (1) à qui l’on doit déjà Victimes de la mode. Pourquoi on la crée, pourquoi on y succombe ?, essai réjouissant paru en 2004 aux éditions de la Découverte, vient de combler ce vide étonnant sur le sujet en publiant Sociologie des tendances dans la collection  » Que sais-je ?  » (2). L’intérêt des médias et du public pour les tendances, ces (épi)phénomènes sociaux qui nous influencent dans nos habitudes les plus quotidiennes (mode, loisirs, gastronomie…) n’est plus à démontrer. Les comprendre est moins évident. D’où l’utilité de cette démonstration aussi brève que dense, éclairée à la lumière de la sociologie. Car, comme l’ambitionne l’auteur,  » comprendre les tendances, c’est percer les mécanismes de l’imitation, de la diffusion des goûts et du rôle de marqueur social qu’elles peuvent jouer « . Si vous aimez parler gravement des choses légères, ce livre est pour vous.

Weekend Le Vif / L’Express : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet essai ?

Guillaume Erner : J’ai consacré ma thèse à l’antisémitisme : a priori, aucun rapport avec la mode. Mais d’une part, réfléchir à un sujet aussi lourd en permanence incite à trouver des échappatoires pour se changer les idées. Et d’autre part, la question des tendances, aussi éloignée soit-elle de l’antisémitisme, partage un point commun avec lui : elle peut également être appréhendée comme une croyance non logique. Expliquer la mode revient à expliquer pourquoi des individus normaux adoptent par moments des croyances étranges.

Le racisme est une croyance non logique aux conséquences dramatiques ; la mode en est une autre, même si ce phénomène est infiniment plus léger. Un exemple d’étrangeté ; prenez un tee-shirt banal, en coton. Selon que j’écris dessus Armani ou Carrefour, vous le considérerez différemment, peut-être même, dans un cas – devinez lequel – vous refuserez de le porter. C’est un excellent exemple du statut dont la marque dispose aujourd’hui dans notre société. Une preuve que la pensée magique, chère aux anciens anthropologues, subsiste très largement dans les sociétés dites avancées. Des actions en apparence étranges perdurent et pourtant, il serait évidemment impossible de les attribuer à des pathologies mentales.

D’où le pari formulé par la sociologie de la mode : expliquer la logique de ces comportements en apparence irrationnels. Cette interrogation semble d’autant plus légitime que la mode occupe désormais une place importante dans nos existences. Elle ne régit plus seulement nos comportements vestimentaires mais aussi ce que nous mangeons, nos vacances et nos loisirs, voire même le prénom que nous donnons à nos enfants.

Quand les tendances apparaissent-elles ?

Selon les historiens, la mode nait au xive siècle, lorsque le costume masculin raccourcit. Bien sûr, à l’origine cela ne concerne qu’une poignée d’aristocrates. Avec la Révolution française, la mode commence à se démocratiser : le costume impératif disparaît, les tenues gagnent en sobriété. Le luxe aristocratique disparaît avec le roi. Mais la véritable diffusion des modes date de la révolution industrielle : les évolutions techniques et sociales convertissent progressivement l’Occident aux tendances. Avec les trente glorieuses, l’installation de la consommation de masse, la mode gagne le c£ur du système de production et de distribution capitaliste.

Ce que vous appelez l’extension du domaine des tendances…

Si j’ai écrit ce livre, c’est parce que je suis persuadé que les phénomènes de mode les plus importants ne gouvernent plus seulement nos placards. Les tendances apportent désormais au système marchand les nouveautés indispensables pour susciter l’intérêt de consommateurs de plus en plus blasés. D’où des aberrations… Tenez, ce midi j’ai mangé un crumble aux spaghettis. Une expérience éprouvante, menée au seul profit de la sociologie. Pourquoi avoir choisi ce plat ? Parce que l’ensemble de la carte de ce restaurant était composé de recettes inconnues il y a trois ans. Et pourtant, il s’agissait d’un établissement banal, pas un temple de l’inventivité culinaire. Oui mais voilà : désormais, les tendances sont partout.

Comment expliquez-vous le succès des rubriques  » lifestyle  » ? Partout, on trouve des pages consacrées aux tendances, à l’air du temps, aux modes de vies… Y compris dans les news de qualité,  » Vous  » dans Libé,  » &Vous  » dans le Monde, etc. ?

Si l’on voulait attribuer des raisons nobles au développement de ces rubriques – hors les raisons inavouables, type poids des annonceurs – on évoquerait deux phénomènes. Premier constat, décrit par Tocqueville : dans une démocratie, les individus sont passionnés par leurs semblables. Nos sociétés sont individualistes, égoïstes même et pourtant : si je vous dis que 80 % des Belges veulent habiter une maison individuelle, je vous livre une information qui vous intéressera. Un homme du xiie siècle serait passé à coté d’une information aussi considérable. Je veux dire : l’idée selon laquelle la description de notre société possède un intérêt intrinsèque est une idée nouvelle.

D’où notre besoin – second constat – de réflexivité. Notre monde est devenu particulièrement complexe, il est de plus en plus difficile de s’y ménager une place. Comment s’habiller pour ne pas paraître déclassé ? Quel sport choisir pour ne pas passer pour un  » plouc  » ? Eh bien, ces rubriques sont là pour vous rassurer, vous renseigner. Cela marque une grande rupture : dans la société traditionnelle, l’important, c’est de tenir sa place. Dès votre naissance, vous recevez un rôle social, une famille, un métier, vous n’avez rien à choisir, il vous suffit de rester à votre place. La société actuelle réclame désormais autre chose des individus. Vous ne devez plus tenir votre rang, mais être à la hauteur : ne pas demeurer passif mais au contraire être  » pro-actif  » comme on dit joliment. Une faute de goût et vous risquez la relégation sociale. D’où votre besoin de décrypter les tendances pour demeurer dans le coup.

L’idée est donc de  » se raconter « . Dans votre essai, vous faites d’ailleurs allusion à la célèbre logique de mise en récit décrite par le philosophe Paul Ric£ur ainsi qu’aux réflexions de Colin Campbell…

C’est encore une autre dimension liée à l’acte de consommation. Le grand sociologue qu’est Colin Campbell pense qu’un des désirs du consommateur moderne est sa capacité à vivre un rêve éveillé. Quand vous achetez un 4 X 4, par exemple, vous aspirez à vivre cela : vous êtes un vrai  » mec « , vous allez affronter la ville… C’est la capacité de l’individu à se dédoubler qui l’autorise à commettre ce genre de  » méfaits  » et qui, finalement, le conduisent à consommer. Et dans toutes ces opérations-là vous vous mettez en récit, vous vous racontez une histoire pour compter dans la société.

Ce qui est  » branché  » évolue de plus en plus rapidement aujourd’hui. Tout ou presque est potentiellement une tendance… potentiellement obsolète ? A quoi est-ce dû ?

A la  » néomanie « , en partie, la passion du nouveau. Le nouveau bénéficie désormais d’un préjugé favorable ; cela aussi est nouveau. Valoriser la nouveauté est devenu si habituel pour nous qu’on a cessé d’y prêter attention alors qu’il s’agit d’une révolution, un bouleversement démarré à la Renaissance et qui s’accélère aux Temps modernes. Ce mouvement est lié à l’idée de progrès. La néomanie combat l’ennui démocratique. Cette pulsion frénétique vers le nouveau est évidemment exploitée par un certain nombre de producteurs et de distributeurs qui vont injecter du nouveau en permanence. C’est la raison pour laquelle la plupart des objets qui nous entourent ont aujourd’hui une durée de vie programmée, du  » made to break  » comme on dit en anglais.

Une autre raison du succès des tendances découlerait de la chute des grandes idéologies ? Les tendances viendraient combler le vide référentiel laissé par la disparition des idéaux collectifs ?

C’est un fait : les modes destinées aux jeunes sont désormais dépourvues de tout contenu idéologique. Depuis 1989, à l’exception peut-être du rap, ces vogues s’organisent autour de la matrice propre au  » yéyé  » ou au disco. Du fun, de la communauté passagère à la rigueur, mais aucune espérance collective à promouvoir. C’est à l’évidence le cas de la Tecktonik®. Comment s’en étonner ? Notre contemporain est le premier homme à avoir oublié que le social existe. Bien sûr, il est traversé par des déterminismes sociaux, mais il persiste à les ignorer.

Quel regard portez-vous sur les tribus dites  » marketing  » apparues en nombre ces dix dernières années. Je pense aux métrosexuels, aux bobos, no-no et autres übersexuels ?

L’idée selon laquelle notre société comprendrait une mosaïque de tribus me parait fausse : l’ère des appartenances uniques est révolue. Une tribu est nécessairement composée d’êtres unidimensionnels ; notre société rassemble au contraire des individus aux identités complexes, bricolées, recomposées. Du coup, les notions de  » métrosexuels  » ou de bobos sont uniquement des étiquettes amusantes, sans vrai contenu social. Ces notions ne nous apprennent rien sur la société ; elles sont purement tautologiques puisqu’elles prétendent expliquer le mode de consommation d’un individu par son mode de consommation. Au mieux elles aboutissent à des évidences, au pire à des erreurs.

Bien sûr, les hommes font plus attention à leur corps qu’hier ; et cependant, il serait absurde d’ignorer les six siècles de mode masculine qui nous précèdent. Les hommes chez Proust ou Maupassant n’ignoraient rien des tendances de leur temps ; ils prenaient soin de leur corps et de leur apparence. C’était également le cas de Charles Quint… En outre, en utilisant ces étiquettes de bobos ou de métrosexuels, on confère une valeur sociale à des phénomènes purement consuméristes. La reconnaissance du droit des homosexuels recouvre une révolution sociale ; le droit de se tartiner de crème recouvre, lui, une révolution cosmétique. De nombreux phénomènes sociaux deviennent des phénomènes consuméristes ; la réciproque est fausse… Mais, vous le savez, pour des raisons qui relèvent de la production quotidienne de la presse, les journalistes sont obligés de s’emparer de n’importe quel phénomène pour évoquer une tendance qui serait sous-jacente.

Vous développez un thème très intéressant : celui de la  » prophétie autoréalisatrice  » qui veut que certaines tendances réussissent là ou d’autres échouent simplement parce que le promoteur de cette tendance est  » autorisé  » ?

Chaque semaine, la presse se doit de trouver de nouvelles tendances. Du coup, certaines d’entre elles ne sont tout simplement pas encore advenues ; c’est en les évoquant, en les faisant passer pour de nouvelles tendances, que le journaliste va peut-être les faire advenir. Le quotidien Libération parlait, le 1er avril dernier, de la tendance qui consistait à prendre un bernard-l’hermite, ce petit crustacé, comme animal de compagnie. Un jour autre que le 1er avril, l’évocation de cette  » tendance  » aurait peut-être fait des émules. Dans ces conditions, le journaliste passe de la position d’observateur à celle de prophète. Mais le phénomène ne concerne pas uniquement les journalistes ; c’est également le cas des  » people « . Kate Moss, par exemple, n’a plus à se soucier de la manière dont elle est habillée : quoi qu’elle porte, cela deviendra  » fashion « . Les  » select store « , à l’instar de la boutique parisienne Colette, fonctionnent selon le même procédé : elles ne vendent pas des objets mais de la prophétie autoréalisatrice. Tout ce petit monde règne sur la bourse de la mode comme Warren Buffett et ses semblables règnent sur la bourse tout court. Pendant ce temps, les petits actionnaires, cherchent à deviner, dans le domaine de la bourse comme dans celui des modes, quelles seront les valeurs gagnantes de demain.

(1) Guillaume Erner enseigne la sociologie de la mode à Science-Po. Il est chercheur associé au GEMAS (Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique) – Paris IV Sorbonne. Il est aussi auteur de La société des victimes (La Découverte, 2006) et d’Expliquer l’antisémitisme aux Presses Universitaires de France.

(2) Sociologie des tendances , par Guillaume Erner, collection Que sais-je ? Ed. P.U.F., 128 pages.

Propos recueillis par Baudouin Galler

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