Les Anglo-Saxons l’appellent  » Russian Far East « . Aux confins de la Russie orientale, bordée par le détroit de Béring qui la sépare de l’Alaska, la péninsule du Kamtchatka déroule ses paysages sauvages, ses volcans actifs et la richesse de sa biodiversité. Croisière au pays des Tchouktches et des Koriaks.

C’est jour de fête à Tymlat, petit village koriak isolé sur la côte orientale du Kamtchatka. Une bonne partie des 700 habitants est rassemblée sur la longue bande de terre nue séparant l’océan de la rivière qui, elle-même, borde les maisons de bois et de tôle, rempart naturel contre les éléments quand ils se déchaînent. Beaucoup ont revêtu leurs habits traditionnels en peau de phoque et de renne, leurs parures de perles et bijoux réservés aux grandes occasions. Car c’en est une : un bateau de croisière s’apprête à débarquer ses 160 passagers pour quelques heures de rencontre improbable. L’Austral, fleuron de la Compagnie du Ponant connue pour ses croisières-expéditions haut de gamme dans les régions polaires, mouille au large du village.

 » Des navires comme celui-là, il n’en passe qu’une ou deux fois par an « , confirme Sergueï, le marin russe qui sert de chaperon aux croisiéristes. Chants et danses rituelles, sourires timides, étals improvisés croulant sous le caviar de saumon, les poissons séchés et d’autres aliments pâteux difficiles à identifier – mais plutôt savoureux. Ces cousins des Eskimos, installés ici bien avant la colonisation russe, ont été contraints à la sédentarisation sous l’ère soviétique. Ils vivotent de la pêche au saumon, aux morses et aux baleines. Et tentent de sauvegarder leurs traditions ancestrales et leurs cultes chamaniques, dans des conditions difficiles. Le visiteur étranger est un événement rare.

Seuls quelques villages autochtones survivent au Kamtchatka, cette péninsule sauvage et volcanique de l’Extrême-Orient russe, longue de 1 250 km et grande comme quinze fois la Belgique, dont l’immense majorité des 330 000 habitants est concentrée dans et autour de la capitale Petropavlovsk, bien plus au sud. Une terre de glace et de feu où règne la toundra, livrée aux ours, aux rennes, aux rapaces et aux mammifères marins. Et aux rigueurs d’une météo subarctique. C’est l’objet de notre périple, entamé plus au nord, dans la province de Tchoukotka, la plus orientale du continent asiatique, bordée par le détroit de Béring qui la sépare de l’Alaska et donc du continent américain.

L’Austral est un navire de luxe à taille humaine, affûté pour les mers difficiles et capable de s’approcher assez des côtes pour permettre aux passagers de débarquer tous les jours dans une noria de zodiacs à moteurs, secoués par la houle, fouettés par une eau glacée dans laquelle ils ne craignent pas de se mouiller les pieds en sautant sur le rivage. Elle se mérite, cette terre de fin du monde. Une dizaine de naturalistes encadrent chaque expédition à terre, sous la houlette de l’explorateur polaire Nicolas Dubreuil. Fusils en bandoulière et pistolet à la ceinture : c’est la région de la planète qui concentre la plus forte densité d’ours bruns, les cousins russes du grizzli américain, plus de 16 000 individus. Ils ne cherchent pas la bagarre… mais mieux vaut ne pas en surprendre un au détour d’un rocher.

AU PAYS DES CHASSEURS DE BALEINES

La plupart des passagers ont embarqué à Anadyr, capitale de la Tchoukotka et ville la plus extrême-orientale de Russie, où ils sont arrivés par charter. Les autres prolongeaient une croisière entamée trois semaines plus tôt au Groenland pour franchir le mythique passage du nord-ouest à travers l’Arctique. En guise de retour à la civilisation, la visite d’Anadyr et de sa cathédrale tout en bois de Sibérie a pu les laisser sur leur faim. Les couleurs vives qui égayent les façades des barres d’immeubles d’inspiration soviétique y constituent le signe de vie le plus tangible. Comme si les habitants des confins avaient voulu repeindre la grisaille de leur quotidien. Au large du port, les belugas qui batifolent dans la baie ont l’air de mieux s’amuser. Ces dauphins blancs au front proéminent pullulent dans ces eaux poissonneuses.

Première escale et premiers sourires le lendemain, dans le village tchouktche d’Enmelen et ses 367 habitants coupés du monde. Leurs maisonnettes aussi sont vivement colorées et, tandis que les femmes s’empressent autour des visiteurs, les hommes se montrent plus réservés. Jadis éleveurs de rennes, ils vivent essentiellement de chasse à la baleine, aux phoques et aux morses, dont ils exhibent fièrement les défenses en ivoire. Ils pêchent encore à l’ancienne, au harpon, dans de frêles barques à moteur pour l’heure alignées sur la grève. Et protégées par un petit sanctuaire d’os de cétacés, disposés en cercle et dressés vers le ciel. Ici, on voue un culte aux grands mammifères aquatiques.

La preuve par cette curiosité unique que nous découvrons le jour suivant, en débarquant trempés sur la petite île d’Yttigran. Nous sommes à la limite du cercle polaire et à l’extrême est de la Russie, dans le détroit de Béring. L’Allée des baleines s’étend sur près de 500 mètres. C’est un ensemble monumental de crânes, de mâchoires et de côtes ordonnés avec soin, certains datant de plusieurs siècles et couverts de lichens. Site chamanique selon les uns, lieu de dépeçage selon les autres, il impose en tout cas le respect.

Rorquals, baleines grises, orques, cachalots… Nous en croiserons beaucoup tout au long du périple. Bien vivants ceux-là, à les toucher parfois dans notre minuscule zodiac. L’approche d’une colonie de morses est encore plus impressionnante. Ces pachydermes qui pèsent jusqu’à 2 tonnes et arborent des défenses pouvant atteindre le mètre passent le plus clair de leur temps empilés les uns sur les autres, sur la glace en hiver ou la plage en été, à moitié immergés. D’autres sorties nous permettront d’observer de près des lions de mer de Steller (les plus gros) ou de naviguer au milieu de centaines d’otaries à fourrure, plus excitées encore que nous. Sous le détroit s’ouvre la mer de Béring, où le spectacle est permanent.

SUR LA TERRE DES VOLCANS ET DE LA TOUNDRA

Il l’est aussi sur terre. En Tchoukotka comme au Kamtchatka, où nous arrivons après quatre nuits de navigation, la nature est souveraine et d’une beauté sauvage. Au nord, la toundra est pelée, le tapis végétal spongieux ne dépasse pas quelques centimètres. Plus on descend vers le sud, en s’éloignant du cercle polaire, plus la flore prend de la hauteur. Buissons, arbustes, bouleaux et aulnes s’élèvent pour égayer des paysages grandioses et vallonnés, où la glace de l’hiver découpe les crêtes en brisant les rochers.

A la fin de l’été boréal, la végétation explose en teintes multicolores dominées par les rouges, les jaunes et toute la palette des verts. Chaque débarquement, souvent au fond de fjords aux eaux (relativement) paisibles, nous entraîne en randonnée pour explorer ces terres escarpées où peu d’êtres humains ont posé le pied. On escalade les rochers, on traverse les rivières, on suit des ours à la trace – impressionnantes empreintes aux griffes de plusieurs centimètres – en priant pour les apercevoir.

Un groupe de passagers attardé sur la grève a eu la chance de croiser de près une femelle en goguette avec ses deux jeunes. Le reste du temps, on compte sur nos jumelles pour observer les rois de la toundra ramassant les myrtilles et les baies qui constellent le sol où nous nous enfonçons. Mais ce sont les saumons qui constituent leur ordinaire. Ils pullulent dans le moindre ruisseau, que les femelles remontent pour aller frayer avant de mourir. Parfois dans quelques centimètres d’eau, à la merci de leurs prédateurs.

La végétation si particulière du Kamtchatka doit beaucoup à l’intense activité volcanique de cette péninsule qui en concentre l’une des plus fortes densités au monde, avec 160 volcans dont 29 encore (très) actifs, inscrits au patrimoine de l’Unesco. On les approche à pied, en bateau sur les rivières ou en hélicoptère. Un must très prisé par les rares touristes qui s’aventurent jusqu’ici. Des freeriders se font même déposer sur les pentes enneigées pour des hors-pistes d’anthologie. Mais ce sont surtout la faune et la flore qui bénéficient des humeurs de la terre et des sources d’eau chaude qui jaillissent en geysers. Des dizaines d’espèces végétales et animales endémiques se sont développées sur cette terre inhospitalière. Dont le superbe aigle pêcheur de Steller, fantasme des ornithologues du monde entier.

DANS LES TRACES DE VITUS JONASSEN BÉRING

Si tant d’espèces locales portent le nom de Steller, c’est que ce dernier les a découvertes. Ce jeune naturaliste accompagnait l’explorateur danois Vitus Jonassen Béring, que certains qualifient de Christophe Colomb du Pacifique Nord. Moins connu que son illustre prédécesseur génois, ce navigateur au long cours a sillonné l’autre océan de Russie jusqu’en Alaska, ouvrant en 1728 le passage vers l’Arctique qui porte son nom. Après avoir longtemps arpenté la côte orientale du Kamtchatka et de la Tchoukotka, il découvrit les îles Aléoutiennes. Jusqu’à ce que, rongé par le scorbut, il finisse par s’échouer sur les plus méridionales d’entre elles, pour y mourir en 1741 avec une bonne partie de son équipage. Elles portent aujourd’hui le nom d’îles Commandeur et appartiennent à la Russie, puisque Béring naviguait pour le tsar.

Une météo assez clémente nous a permis de les rallier. La tombe du navigateur est restée sur l’îlot où son navire, le Saint-Pierre, s’est échoué il y a trois siècles. Un moment fort de la croisière. Le commandant, Patrick Marchesseau, ne cache pas son émotion. Seuls les rennes, les ours, les renards polaires et des millions d’oiseaux rendent à l’explorateur un hommage quotidien, puisque ce sanctuaire est devenu une réserve naturelle. Dans le petit archipel des Commandeur, une seule île compte un village, de quelques centaines d’âmes. Au plus fort de la guerre froide, Nikolskoye abritait une base militaire, à quelques encablures des Aléoutes américaines. Depuis, les militaires ont été remplacés par des civils qui vivent de la pêche et noient leur désoeuvrement dans la vodka. A la santé de leurs deux idoles de granit : Vitus Béring et Vladimir Lénine. Inutile de leur demander lequel leur inspire le plus de respect.

PAR PHILIPPE CAMILLARA

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