Après le très remarqué J’étais derrière toi, autofiction écorchée sur la faillite de son couple, Nicolas Fargues signe Beau rôle. Le jeune écrivain à la gueule d’ange et à la plume cinglante pose, dans cette satire de la célébrité, un regard sans complaisance sur les glorioles pathétiques des petites divas et des candidats ténors. Rencontre.

Derrière les plumes assassines se cachent parfois de vrais gentils. On pensait rencontrer un jeune écrivain parisien suffisant et imperméable. C’est un homme extrêmement affable et délicat qui nous invite à nous asseoir dans les fauteuils capitonnés du Café Costes en nous demandant d’une voix douce et sincère des nouvelles sur la situation politique belge. A priori quand tu nous tiens… C’est que depuis six romans, Nicolas Fargues ne s’encombre pas de politesse pour traquer avec une causticité tranchante la médiocrité ordinaire de ses contemporains. Des personnages bouffis d’un orgueil nourri de fêlures inavouées. Des êtres à la fois faibles et odieux. Antoine Mac Pola, l’antihéros de Beau rôle est de ce tonneau. Suite à un rôle remarqué dans White Stuff, nanar voué aux bacs de DVD en soldes, il se voit déjà en haut de l’affiche, se vautre dans l’autosatisfaction,  » satisfait d’être libre et relativement célèbre, satisfait d’exercer un métier enviable, satisfait de n’envier personne « . Fier jusqu’au mépris face à ses anciennes connaissances et aux interdits des carrés VIP, obséquieux jusqu’au reniement de soi dans le monde impitoyable du cinéma, Antoine finit au fond de lui-même par douter de sa légitimité d’acteur. La gloriole, c’est l’effet Canada Dry par excellence : ça a l’apparence d’une vie au champagne, ça a le goût banal du soda, court en bouche et sans ivresse à la clé. De rêveries naïves en désillusions amères, ce pauvre gars navigue cahin-caha dans sa petite existence abîmée par une rupture amoureuse et passablement compliquée par sa vie de famille. Fils d’une Blanche française et d’un Black des Concordines, île imaginaire à situer quelque part dans les Caraïbes, Antoine vit les contrariétés du métissage, se perd dans le labyrinthe identitaire de la même manière qu’il se perd dans le labyrinthe social. Au final, Fargues dresse le portrait d’un homme paumé, bourré de complexes, mal à l’aise partout et sûr de lui tout le temps. Un oxymoron incarné. Une équation insoluble. Un candidat idéal pour habiter ce livre tragicomique et sans concession sur les absurdités de notre increvable société du spectacle.

Weekend Le Vif/L’Express : Le personnage principal de Beau Rôle, un acteur de seconde zone qui a pu goûter un instant au succès, est obsédé par la célébrité. Comment vivez-vous votre propre succès critique ?

Nicolas Fargues : Vous faites bien de poser la question. Tout mon questionnement sur la célébrité est parti du succès de mon livre précédent, J’étais derrière toi. Bien que je n’aie pas vécu le succès de ce livre en France, puisque je vivais à Madagascar ( NDLR : Nicolas Fargues a dirigé l’Alliance Française de Diégo Suarez de 2002 à 2006), j’ai été suffisamment sollicité, on m’a suffisamment regardé avec envie et admiration pour que je me pose les mêmes questions que le personnage de Beau Rôle. Si j’ai choisi un acteur pour incarner ce personnage, et non un romancier, c’est parce qu’il me semble que pour celui-ci la célébrité ne sera jamais aussi éclatante ou aussi évidente que pour celle d’une rock star ou d’un comédien. Le changement de regard que les autres portent sur vous quand vous accédez un peu à la célébrité est essentiel dans ce livre. On ne commence réellement à changer que quand l’image que les autres vous renvoient de vous-même a changé.

L’enfer, c’est les autres, en somme…

L’enfer peut être les autres dans ces cas-là, effectivement. Le paradis, aussi. Mais il peut se muer en enfer. Je pense qu’il est très difficile de garder la tête froide quand vous êtes l’objet de convoitises. Je n’envie pas les gens qui ont un  » vrai  » succès populaire au point de ne pas pouvoir sortir dans la rue, de ne pas pouvoir aller tranquillement au restaurant. Dans Beau Rôle, j’ai voulu parler de l’étape précédant la  » consécration « . L’étape préparatoire où l’on peut encore avoir conscience de vouloir rester un quidam. La question de la célébrité est abordée par ce biais-là : par un début de célébrité.

Depuis votre premier roman, vous dépeignez avec une certaine férocité l’orgueil, le narcissisme, l’hypocrisie ambiante. Sans complaisance. Etes-vous fâché avec vos contemporains ?

Non. Je suis quelqu’un de beaucoup plus optimiste que ce que mes livres laissent entrevoir. En revanche, le livre me sert à exprimer mes colères. Dans l’excès, j’en ai tout à fait conscience. C’est cathartique et fait pour ouvrir le débat. Fâché contre mes contemporains… Non, vraiment. Je suis même fasciné par les autres. Je peux rester des heures dans une salle d’attente, je ne m’ennuierais pas. J’ai cette chance-là. Je n’ai pas besoin d’être dans le contact social permanent. J’éprouve d’ailleurs beaucoup de mal en société. Non pas pour m’affirmer, mais pour échanger véritablement. J’essaye autant que possible d’éviter les soirées, les réunions mondaines, les salons. Je m’y sens assez mal à l’aise. Ce sont d’ailleurs les lieux où s’exercent toutes les hypocrisies, tous les faux-semblants. Bon, évidemment, dans mes livres je me venge un peu de mon incapacité d’être à l’aise dans ce genre de trucs.

Autre trait récurrent chez vos personnages : ils sont en représentation perpétuelle. Cette posture est un vecteur de souffrance. Pourquoi persister à porter le masque s’il provoque des démangeaisons ?

Tout le problème du personnage de Beau Rôle se trouve entre le jeu et le je. Il cherche son authenticité, ce qu’il est, tout simplement. Il se demande :  » Par rapport à toutes les sollicitations, par rapport à l’image de moi-même que je renvoie et à laquelle je veux croire aussi peut-être, où est la part de mon authenticité ?  » C’est aussi une question que je me pose personnellement en tant qu’homme. La question du paraître, la question du jeu social, la question de la représentation vous la jouez qui que vous soyez et ceci dans n’importe quelle situation. Dans mes livres, j’essaie d’être le plus transparent possible. Et je ne m’épargne pas. C’était flagrant dans J’étais derrière toi. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire si on se ment à soi-même. Parce que, à ce moment-là vous prenez le lecteur pour un imbécile. Cela se sent toujours quand vous lisez quelqu’un qui est complaisant. Vous venez de me poser la question de la complaisance, c’est exactement ça : j’essaie d’écrire sans complaisance. Et c’est difficile parce qu’on est toujours tenté de se sauver la mise. Toujours. Mais, j’essaie malgré tout d’écrire en n’hésitant pas à perdre la face s’il le faut. C’est, je pense, ce qui permet à mes livres d’avoir une valeur d’authenticité. Je sais que mes livres sont pleins de défauts. Je n’ai pas le souffle d’un grand auteur mais j’ai au moins l’authenticité.

Pas le souffle d’un grand auteur… Il me souvient que vous avez déclaré que la lecture de vos romans vous désolait…

J’ai toujours du mal à relire mes romans. Sauf J’étais derrière toi qu’il m’est arrivé de relire sans rougir. Les autres, c’est un peu comme quand vous entendez votre propre voix enregistrée : le fait d’être mis en face de soi est toujours un petit peu répulsif. Et puis, tout simplement, je sais ce que je vaux en matière de littérature. Je n’ai pas le souffle d’un Balzac. Il ne s’agit pas d’autoflagellation : je sais où je suis et j’ai très conscience de mes défauts littéraires. J’ai très conscience aussi du caractère parfois bâclé et inachevé de mes romans. Tout cela ne me fait pas aimer forcément mes livres. Pour revenir à Beau Rôle, il y a un moment où le héros parle de lui-même en tant qu’acteur. Il dit en substance  » si j’étais un simple téléspectateur, je n’irais jamais voir mes films « . Moi, c’est un peu pareil avec les romans. Et je le dis en toute honnêteté.

Quel type de littérature vous attire, alors ? Quels sont les romanciers qui vous ont durablement séduit ?

Je suis attiré par la littérature américaine en général. Des romans bien ficelés, bien construits, épais avec des personnages fouillés, des intrigues. Sinon, Kundera fait partie des écrivains que j’ai lu très tôt, vers l’âge de 15, 16 ans et qui m’ont donné l’envie d’écrire. Parmi les auteurs français, j’aime énormément Jean Echenoz. J’ai bien sûr aimé des écrivains comme Marguerite Duras, j’aime Céline, j’aime Proust… Dans ce cas-là, la liste est longue. Parmi les auteurs contemporains, j’aime aussi Patrick Lapeyre, qui n’est pas assez connu. J’aime aussi Pierre Michon.

Un écrivain qui a su s’emparer de la douleur… Une sensation par ailleurs très présente dans vos livres : une douleur tapie dans le quotidien, une douleur qui mine. On ressort de vos romans avec la boule au ventre…

J’en suis désolé… ( sourire). Vous n’êtes pas le premier à me le dire. Ce qui m’étonne le plus, c’est que je mets énormément de moi-même dans mes personnages. Mais, à la fin, je ne me reconnais pas du tout en eux. Comme je vous le disais, je vis au quotidien les choses de façon beaucoup plus optimiste. Je suis quelqu’un qui rigole, qui rebondit plutôt que se laisser aller vers le fond. Je suis vraiment étonné de voir quelle part obscure de moi transparaît dans mes romans. Heureusement, c’est dans ceux-ci qu’elle ressort, pas au quotidien. Je n’aimerais pas du tout être comme mes personnages. Ils sont en fait tout ce que je suis et qui n’aurait pas été combattu par ma conscience.

Une des premières causes de cette douleur : le couple. Qui est plutôt mal en point dans votre univers romanesque. On le voit se déchirer, souffrir, boîter…

La fragilité dans le couple m’obsède. Une fin en soi et une épreuve. C’est l’enfer et le paradis. Dans tous mes livres depuis le début, cette question est toujours présente. J’ai vécu en couple très tôt. J’ai vécu des histoires longues. De 16 à 23 ans. Ensuite, de 23 à 32 ans. C’est quelque chose que je connais, du moins que j’ai beaucoup pratiqué. Le couple reste pour moi quelque chose de splendide. Mais j’ai moins d’illusions là-dessus. Je regrette un peu d’ailleurs de les avoir perdues ces illusions. Du haut de mes 35 ans, je ne considère plus le couple de la même façon que je l’envisageais auparavant, quand j’avais plein d’idéaux. Je crois que la souffrance que j’ai pu ressentir lors de la séparation d’avec ma femme, notamment, m’a fait toucher terre au bon et au mauvais sens du terme. Vous voyez les choses un peu différemment après. Le couple devient le domaine de tous les doutes : fidélité, indépendance… Mais, peu importe les problèmes, il faut les aborder de front si l’on table sur la durée. Parce que si vous compressez trop vos désirs, ils finissent par vous obséder. J’aime poser ces questions-là franchement. Mes livres m’ont d’ailleurs posé pas mal de problèmes dans ma vie privée. J’ai eu des retours un peu violents.

Beau rôle, par Nicolas Fargues, éditions P.O.L., 228 pages.

Propos recueillis par Baudouin Galler

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