Elle a eu mille vies, Diane von Furstenberg. Sa Wrap Dress a fait d’elle une icône. Quarante ans plus tard, elle est toujours aussi princesse, chasseresse et tycoon qu’avant, la volonté d’éternité en plus. De Bruxelles à Paris et Los Angeles, en plusieurs épisodes, rencontre exclusive avec une femme libre qui donne le ton à ce numéro mode.

LE LANGAGE DU CORPS

Il faut la voir s’asseoir dans un fauteuil, ramener ses jambes sublimes sous elle, écarter les bras, lever les pouces, lâcher  » still kicking « , faire ricocher la lumière sur ses pommettes hautes, remettre sa chevelure de fauve en ordre, c’est-à-dire en désordre. Le langage du corps, chez elle, est fascinant. Et sa voix, qui, parfois, a les intonations de Jeanne Moreau, ce phrasé particulier, ce français un peu old school mâtiné d’anglais, Diane von Furstenberg est décidément, délicieusement tellement américaine. Mais c’est aussi une Belge, une princesse, une Diane chasseresse, une adepte du selfie, une tycoon, une petite fille juive née juste après la guerre d’une mère rescapée d’Auschwitz, Ravensbrück et Neustadt-Glewe, un 31 décembre 1946, un miracle.

UNE FEMME D’AFFAIRES

 » Dans mon travail, j’ai eu trois périodes : la première, l’American dream, que j’ai vécu très jeune, j’avais 22 ans, cela m’a prise par surprise, c’était extraordinaire, cela s’est passé trop vite, trop fort, puis j’ai vendu tout, je pensais que c’était fini. La deuxième période débute en 1997 : je vois alors des jeunes femmes acheter des Wrap Dresses dans les boutiques vintage et je décide de recommencer, mais cette fois, ce n’est plus pour être indépendante mais bien pour me prouver à moi-même, et aux autres, que ce n’était pas un accident. Aujourd’hui, j’entame la troisième période que j’ai appelée Legacy. Je veux laisser derrière moi un vrai business, je m’entoure de professionnels, j’ai toujours l’énergie, ce n’est pas un problème. Si je suis une femme d’affaires redoutable ? I wish…  »

 » GREAT  »

 » J’étais une jeune et jolie princesse, avec quelques robes de rien du tout.  » C’était en avril 1970, Diane avait débarqué à New York à la suite de son prince Eduard Egon von und zu Fürstenberg, elle avait testé le mannequinat puis avait eu une idée, qui deviendra la Wrap Dress. Diana Vreeland, papesse de la mode et rédactrice en chef de Vogue l’avait reçue et écoutée, puis lui avait écrit ceci :  » I think your clothes are absolutely smashing. I think the fabrics, the prints, the cut are all great. This is what we need  » (NDLR :  » Je pense que vos vêtements font mouche. Je pense que les étoffes, les imprimés, la coupe sont géniaux. C’est ce qu’il nous faut « ). Le genre de lettre qui vaut toutes les bénédictions. Il faut écouter Diane raconter Diana, on ne lui connaissait pas ce talent d’imitatrice. Plus tard, quand elle évoquera Andy Warhol, le temps d’un instant, elle se glissera dans sa peau, et ce sera bluffant. Comme tout chez elle.

LA HIGH LINE, NEW YORK

De Gansevoort Street à West 34th Street, entre les 10th et 11th Avenues, Manhattan (West side), New York. Une vieille voie de métro aérien promise à la démolition. Une envie de transformer cela en parc urbain. Une lutte en comité de quartier. De l’argent, beaucoup (26 millions d’euros), injecté par la Diller-von Furstenberg Family foundation. Aujourd’hui, un poumon vert dans Big Apple, au pied des bureaux de DvF, architecturé par Piet Oudolf et inauguré en 2009.  » Je suis la marraine de la High Line, je la vois de ma fenêtre et j’en suis très fière. J’ai encore du mal à croire que l’on a réussi parce que l’on n’avait aucune chance, je la regarde avec émerveillement et avec un peu d’incrédulité  » (lire par ailleurs).

LA WRAP DRESS

Elle lui doit tout. Son succès, son indépendance financière, sa liberté, son American dream. Pourtant, jusqu’ici, elle l’avoue, elle l’agaçait un peu, cette petite robe portefeuille.  » Dès que l’on disait DvF, on répondait Wrap Dress, vraiment, elle m’irritait, j’avais fait autre chose tout de même ! J’ai déjà monté des expositions en Chine, au Brésil, à Moscou, pour introduire ma marque sur le marché, j’y racontais l’histoire de DvF, mais cette fois-ci, c’est différent. La Wrap Dress a 40 ans et jamais je n’avais pensé que cette petite robe de rien du tout deviendrait un phénomène social. Certes, c’est moi qui l’ai faite, mais elle s’est aussi faite toute seule. Et elle a réussi à m’impressionner : je suis épatée par sa durée de vie, c’est pour ça que, pour la première fois, je veux l’honorer en grande pompe, avec l’exposition A Journey of a Dress, à Los Angeles (dvf.com/journeyofadress, jusqu’au 1er avril prochain).  » Tu as un fils, une fille et une Wrap Dress. Et, en fait, c’est elle que tu préfères… « , m’a dit Tatiana, ma fille, c’était une joke, enfin, j’espère.  »

LA FÊTE

Sa robe portefeuille qui n’a pas pris une ride valait bien une expo au Wilshire May Company Building de L.A. et une cérémonie d’ouverture façon Studio 54. Elle avait prévenu :  » ce sera culotté.  » Ce soir du 10 janvier 2014, elle porte donc une robe longue, une Wrap of course, qui dévoile ses jambes quand, féline, elle fait un pas de côté, pose pour les photographes sur le tapis rouge et s’installe dans les sofas profonds qui rappellent le night-club où la jetset new yorkaise faisait la fête dans les années 70, sex, drugs and rock’n’roll. Il y a du champagne, Demi Moore en salopette à sequins, Paris Hilton en DvF warholienne, Gwyneth Paltrow et Coldplay, Anna Wintour sans lunettes solaires et monsieur et madame le Consul de Belgique. C’est que Diane von Furstenberg, avant d’être la reine de sa petite robe révolutionnaire, fut une enfant aux boucles noires qui rêvait de cheveux blonds et lisses et qui grandit à Bruxelles. Pour l’heure, c’est la fiesta hollywoodienne. Les mille invités se reflètent dans les miroirs teintés qui répercutent à l’infini une armée de mannequins à l’effigie de Diane, deux cents poupées de cire vêtues d’archives ou pas, rien que des Wrap Dresses, qui racontent quatre décennies de mutation sociologique, de mode, d’imprimés chers à la créatrice, de liberté et d’American dream. Du sol au plafond, six prints jouent les papiers peints XXL tandis que la top Coco Rocha et l’homme de télé Andy Cohen font du direct live pour tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’être invités. Diane n’ira pas sur la piste de danse, elle n’aime pas trop ça, mais on la verra saluer ses hôtes et être là, si présente, si vibrante, si puissante, si séductrice, tout entière à incarner son mantra  » Love is life « . Le lendemain, dans le jardin où l’on barbecute, invité par son fils Alexandre, quelque part sur les hauteurs très privées de Beverly Hills, elle dira en riant :  » La petite Belge s’est bien débrouillée.  »

LA BELGIQUE

Elle y a grandi, à Bruxelles, quartier du Sablon, puis elle a quitté ce pays au ciel gris, direction la Suisse et ses internats, elle avait 13 ans. Aucune nostalgie, elle déteste, mais quelques souvenirs.  » La Belgique, c’est mon école, Dachsbeck, c’est le Sablon, c’est le bois de la Cambre, les spéculoos, c’est Saint-Nicolas, c’est Tintin, c’est vraiment mon enfance. J’aime beaucoup les Belges et leur côté, comment dire, terrien.  »

SA MÈRE

Lily Nahmias, née à Salonika, Grèce, arrivée en Belgique à l’âge de 3 ans, rescapée des camps de concentration.  » Elle m’a appris qu’il ne fallait jamais avoir peur, elle ne me permettait d’ailleurs pas d’avoir peur. Elle m’a rendue indépendante. Je me souviens que, lorsque j’étais au jardin d’enfants, en 1952, le Lycée Dachsbeck a fêté ses 75 ans, j’ai été choisie pour souffler les bougies du gâteau d’anniversaire, la photo a fait la Une du journal Le Soir. Pendant des années, je me suis demandé pourquoi j’avais été élue, je réalise aujourd’hui que Mademoiselle Gillet, la directrice, avait eu ma mère comme élève, je n’avais jamais pensé à cela avant, mais peut-être ai-je été choisie parce qu’elle savait qu’elle avait été prisonnière pendant la guerre…  »

SON PÈRE

Leon Halfin, né à Kishinev, Russie (ex-Bessarabie), arrivé en Belgique à l’âge de 17 ans,  » pour étudier à l’université « .  » Avec lui, tout était quantité et abondance… Il avait un énorme appétit de vivre.  » Aucun doute, l’appétence, c’est génétique.

LE NOMADISME

Dans ses chambres, au-dessus de ses lits, il y a toujours des voiles, des drapés, des baldaquins, parfois même des yourtes. Une certaine idée du nomadisme qui lui colle aux semelles griffées DvF ou Louboutin.  » J’aime partir, pourtant je suis très contente dans ma maison à Cloudwalk, dans le Connecticut, mais j’adore découvrir et puis je vis avec une toute petite valise. Si on sait faire sa valise, on sait vivre. Pour moi, la vie est vraiment un voyage.  »

L’ENGAGEMENT

En 2012, le magazine Forbes décerne à Diane von Furstenberg le titre de  » Femme la plus puissante dans la mode « . C’est que, outre ses millions de Wrap Dresses vendues depuis quarante ans, elle est aussi la présidente du Council of Fashion Designers of America depuis 2006, soutient le travail des jeunes créateurs et reconnaît volontiers qu’elle aime jouer les entremetteuses :  » Si vous avez la chance de rencontrer le succès, c’est formidable de pouvoir utiliser cette expérience pour aider les autres. Tous les matins, mon premier mail est un courrier qui ne bénéficie pas à moi mais qui me permet de présenter les gens les uns aux autres, de transformer leur vie. De même au Council of Fashion Designers of America : on m’a demandé de le rejoindre, cela m’a fait plaisir, parce que je me sentais un peu outsider, et puis après on m’a mise dans un comité pour trouver un président et finalement, je le suis devenue.  » Avec elle, tout paraît si simple.

ANDY WARHOL

De Diane von Furstenberg, on connaît les portraits sérigraphiés par Andy Warhol – deux Polaroids et deux toiles Red et Brown avec tête posée au creux du coude, datées de 1974 puis plus tard, en 1984, une autre série de Blue à White, cinq gros plans du visage de la reine de la Wrap Dress par le roi du pop art. Il fut dans son sillage, elle dit de lui :  » Andy ne parlait pas, il était très silencieux, ce n’était pas un acteur mais un voyeur, c’était lui qui photographiait, qui enregistrait. Il a compris les choses bien avant tout le monde, Warhol avec Internet et Instagram, je ne peux imaginer ce que cela aurait donné. Pour le premier Polaroid, on cherchait un mur blanc, je n’en avais aucun dans mon appartement, on est allé dans la cuisine, le mur était tout petit, c’est pour ça que j’ai placé mon bras dans cette position. J’ai mis un an avant d’oser aller voir le portrait, tellement je croyais que cela allait être horrible. Et la série suivante, je ne l’appréciais pas du tout, vous savez, on n’aime jamais ses photos, il faut attendre dix ans, après, on les adore.  »

LE STUDIO 54

West 54th Street, Manhattan, discothèque furieusement fréquentée entre 1977 et 1979 par tout ce que New York comptait de jeunes gens glamour. Non, Diane n’y dansait guère, juste un peu.  » A l’époque, ce que j’aimais bien, c’était draguer, avoir une vie d’homme dans un corps de femme. Il faut dire que les années 70 furent un grand moment, entre la pilule et le sida, j’ai eu la chance d’être jeune à cette époque-là.  »

 » THE WOMAN I ALWAYS WANTED TO BE  »

Elle ne savait pas ce qu’elle voulait faire quand elle serait grande, par contre elle a toujours su la femme qu’elle voulait être :  » une femme libre et indépendante qui déciderait où elle irait « .  » Je suis toujours la même petite fille aux cheveux bouclés, qui avait beaucoup d’énergie et d’ambitions et qui rêvait de devenir cette femme-là. Aujourd’hui, j’ai 67 ans, je suis une vieille dame, je vois bien, dans le miroir, que j’ai changé, mais je suis pourtant pareille. Très tôt, je suis devenue copine avec moi-même, et j’en suis heureuse. Car la relation la plus importante est celle que l’on a avec soi, alors seulement les petites humiliations que l’on a eues enfant, on peut les tourner en satisfactions trente ans plus tard. On n’apprend pas cela à l’école, mais si quelqu’un vous le dit, vous risquez de vous en souvenir, c’est pour cela que je le répète à mes enfants et à mes petits-enfants. C’est le plus grand cadeau que je me suis fait à moi-même, peut-être était-ce parce que j’étais enfant unique jusqu’à 6 ans… Je raconte tout cela dans le livre que j’écris et qui sera publié en novembre prochain, vous verrez. Entre ce bouquin et l’expo à Los Angeles, j’ai remué beaucoup de choses du passé. C’est comme si j’étais au milieu d’une thérapie.  »

LES MAISONS

Sur la carte du monde, on épinglera Paris, New York, Los Angeles, mais surtout Cloudwalk, Connecticut, une vieille ferme qui affiche plus de 150 ans au compteur. C’est là qu’elle veut reposer pour l’éternité.

CARNET INTIME

 » Je photographie tout, tout le temps, cela fait partie de moi. Avant, j’écrivais mon journal, à la plume, maintenant moins, j’essaie pourtant mais ce n’est plus même chose : quand on est jeune, on écrit parce qu’on sent que les gens ne vous comprennent pas…  » Depuis toujours, et malgré le carnet intime, Diane von Furstenberg balance cash sa vie privée – oui, elle a  » dormi  » avec Richard Gere et d’autres stars, non, elle ne rentrait pas toujours seule du Studio 54, oui, elle fait ce qui lui plaît et rêve en anglais ou en français, mais pas indifféremment,  » cela dépend avec qui je rêve « .  » Je n’ai pas de secrets, la transparence ne me dérange pas. Et j’ai toujours tout mélangé, ma famille, mes amis, mon travail, pour ne sacrifier personne.  »

LES DÉFAUTS DE SES QUALITÉS

 » Ma plus grande qualité ? L’impulsivité. C’est d’ailleurs aussi mon plus grand défaut. Je vais trop vite, mais bon, c’est comme ça.  »

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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