De nuit, nos cités prennent un tout autre visage. Bien illuminées, elles nous incitent à voir autrement leurs contours et à utiliser l’espace public sans être entravés par l’obscurité. D’autant plus aujourd’hui, grâce aux énormes progrès technologiques.

Elle appelle cela  » une marche exploratoire « . Lorsque Isabelle Corten doit s’attaquer à un nouveau quartier et y repenser l’éclairage, elle a pris l’habitude, avec son agence liégeoise Radiance 35, de réunir les usagers des lieux – habitants, commerçants, responsables d’associations, etc. – pour une balade nocturne, histoire de constater de visu comment les gens vivent leur environnement une fois le soleil couché.  » Notre but est de les faire parler de leur ressenti immédiat et de ce qu’ils connaissent de l’endroit, de ses points forts et faibles, des besoins aussi, résume celle qui se définit comme  » urbaniste de la nuit « . Une ville dans le noir est encore plus complexe qu’en journée. Les sons, les odeurs, les contrastes sont modifiés. Les surfaces sont altérées. Il faut pouvoir rendre le cheminement des personnes fluide.  »

Cette visite in situ se double bien évidemment d’analyses plus théoriques réalisées au bureau pour au final mener à une nouvelle manière d’illuminer le périmètre défini par le projet. Parfois, il peut d’ailleurs être question d’une ville entière puisque Radiance 35 travaille également sur des plans Lumière. Il s’agit de documents qui permettent  » de poser un diagnostic détaillé de tout le parc d’éclairage et de mettre en place une programmation concertée des futures opérations lumière « , comme le synthétise la brochure de la Région de Bruxelles-Capitale sur le sujet. Nombre de communes belges ont désormais de tels plans, ce qui démontre l’intérêt croissant des autorités publiques pour une vision de leurs cités sous les étoiles.

 » Avant, notre discipline se résumait le plus souvent aux routes « , observe le Parisien Roger Narboni qui a commencé à travailler en tant que  » concepteur lumière  » en 1988, à une époque où seule une poignée de personnes faisait ce job en Europe.  » Nous avons en quelque sorte inventé un métier à part entière. Aujourd’hui, les mentalités ont évolué et les institutions ne se focalisent plus sur les chaussées. On a redonné priorité au piéton et, par exemple, les pieds de bâtiments bénéficient eux-aussi de luminaires adéquats.  » Une analyse que partage Isabelle Corten :  » De nos jours, on fait beaucoup plus attention à la manière dont le lieu est vécu, à l’usage que l’humain en fait. On ne se limite plus aux jeux de perspectives et à valoriser des matériaux de façades.  »

SIMPLICITÉ DE RIGUEUR

Même dans le grand public, la manière dont sont éclairées nos villes intéresse de plus en plus de monde, comme le démontre entre autres le succès de projets de crowdfunding dédiés à soutenir des idées  » lumineuses « . On pense notamment à l’un d’entre eux (www.indiegogo.com/projects/solar-roadways) qui visait à mettre sur le marché des revêtements de routes en panneaux solaires, l’énergie fabriquée pouvant servir aux bâtiments voisins mais aussi à créer des signalisations en LED,- bandes de circulations, passages piétons, etc. L’objectif premier était de lever 1 million de dollars, les créateurs en auraient finalement récolté le double !

Mais si le sujet fait davantage de bruit que par le passé, à l’inverse, les interventions, elles, se veulent, du moins dans nos contrées, les plus discrètes possibles.  » Si les gens ne perçoivent pas qu’on est passé par là et que tout semble couler de source, je me dis qu’on a réussi notre coup, confie Isabelle Corten. Nous essayons de révéler l’architecture et la vie d’un lieu, nous visons à guider les passants, à faire en sorte qu’ils se sentent mieux, mais pas à faire de la scénographie en tant que telle.  » Son confrère français abonde dans le même sens :  » Je n’ai jamais défendu une théâtralisation de l’espace. Certes, dans certains pays comme la Chine ou les Emirats, l’époque est à la surenchère. Même en Europe, certaines villes misent sur le tourisme nocturne et multiplient les effets. Il y a aussi les « festivals des lumières », comme à Lyon (*), ou les Nuits Blanches (lire par ailleurs) qui permettent pour un court moment de montrer le tissu urbain autrement. Mais de manière générale, chez nous, la tendance est à la modestie. Notre but est de rassurer le promeneur, de l’aider à percevoir les choses, d’être tout simplement justes.  »

VARIATIONS SUR UN MÊME THÈME

Le vent tourne donc actuellement en faveur de concepts épurés et sans esbroufe. Mais il n’en reste pas moins que la technologie qui se cache derrière, elle, est de plus en plus pointue. Les énormes progrès de cette dernière décennie ont fait évoluer très fortement la discipline. D’abord, en remplaçant l’éclairage orangé, typique de la fin du XXe siècle, par des nuances plus blanches, et donc plus naturelles, rappelant l’incandescence.  » On en parle depuis longtemps dans notre secteur mais il a fallu du temps avant que des lampes rentables soient accessibles sur le marché « , note Isabelle Corten.

Mais c’est surtout au niveau des rythmes que le changement est manifeste. Un projet terminé en mai dernier et mis sur pied par le bureau Concepto de Roger Narboni – qui fait partie de l’équipe chargée de toutes les illuminations de la Ville de Paris – illustre très bien cette mouvance. Le défi était de repenser une rue couverte, passant sous la dalle du quartier du front de Seine, dans la capitale française. L’éclairage, qui doit fonctionner 24 heures sur 24 vu la configuration enterrée de l’endroit, datait des années 60 et faisait penser à celui d’un tunnel. Pour répondre à cette problématique, les concepteurs ont eu l’idée de travailler les alvéoles du plafond, comme s’il s’agissait d’ouverture vers le ciel. Et pour rendre cela plus réaliste, ils se sont calqués sur les rythmes biologiques des habitants pour faire varier l’intensité et la couleur du halo lumineux au cours de la journée.  » On passe d’un bleu intense, le matin, pour stimuler, à un bleu turquoise adouci à midi pour finir par un blanc chaud, beaucoup plus doux, en fin de journée, décrit Roger Narboni. Les modifications sont infimes et ne se perçoivent pas tout de suite. Mais l’ambiance change réellement en fonction de l’heure.  » Une telle intervention n’est évidemment possible que depuis le développement des LED. Plus largement, les notions de consommation d’énergie et de durabilité influencent aussi énormément la manière dont sont aujourd’hui illuminées nos rues : ainsi, désormais, nombre de systèmes sont dimés et l’intensité est diminuée automatiquement de 30 à 50 % entre minuit et 5 heures du matin.  » Les gens ne s’en rendent pas compte et pourtant cela a une influence sur la manière dont ils vivent l’espace « , souligne Isabelle Corten.

De quoi mieux y regarder quand on traversera une place en fin de soirée ou qu’on se baladera au clair de lune dans une charmante artère de notre ville : des penseurs de l’ombre sont passés par là, leur travail mérite d’être, à leur tour, mis en lumière.

(*) La Fête des Lumières de Lyon aura lieu du 5 au 8 décembre prochain. www.fetedeslumieres.lyon.fr

FANNY BOUVRY

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