La prestigieuse école d’art londonienne s’est établie comme pourvoyeuse de talents convoités par toutes les maisons de mode européennes. Comment une institution de l’époque victorienne a-t-elle su se mettre au service de la création la plus audacieuse ? Décryptage.

Au 107 Charing Cross Road, l’entrée de la section mode du Central Saint Martins College of Art and Design (Saint Martins) ne paie pas de mine. Rien ne distingue sa façade années 30, décatie, des autres bâtiments de cette artère de Soho, en plein c£ur de Londres. À l’intérieur, l’ambiance est celle d’une ruche créative. Les étudiants ont des looks incroyables, les escaliers sont monumentaux.  » Ce bâtiment a 100 ans. Il était temps d’en changer « , reconnaît Anne Smith, la doyenne de l’école.

Comment Saint Martins est-il devenu l’une des meilleures écoles de mode du monde ?  » Ce n’est pas une école de mode, mais d’art, qui, à partir des années 30, profita de l’esprit visionnaire de Muriel Pemberton « , corrige-t-elle. Cette artiste peintre fut la première à enseigner le stylisme en 3D à la Saint Martin’s School of Art, encourageant ses élèves à travailler le tombé des tissus sur le corps plutôt que la technique.  » Chez nous, la mode est comprise dans un concept global, parmi d’autres disciplines telles que le design, le graphisme, la scénographie « , précise-t-elle.

Pendant longtemps, l’école est surtout connue pour son excellence en art. Ses étudiants s’appellent alors Lucian Freud (étudiant en 1939), Peter Blake (1960) et Gilbert & George (1970). Ce n’est que dans les années 80 que la branche mode, née de l’union de la Central School of Arts and Crafts et de la Saint Martin’s School of Art, fait parler d’elle, portée par une tribu d’élèves influencés par le punk et les new romantics , ne songeant qu’à la prochaine tenue qu’ils porteront au Taboo, le club à l’épicentre des nuits londoniennes.

Le plus célèbre d’entre eux ? John Galliano.  » Les Incroyables « , sa collection de fin d’études inspirée de la Révolution française, marque tous les esprits en 1984. En 1992, parmi les graduates, un certain Alexander McQueen. Isabella Blow, muse et mécène dont il deviendra très proche, achète l’intégralité de sa collection.  » Nos anciens élèves travaillent pour de grands noms, mais ce ne sont pas tous des superstars, rappelle Anne Smith. Certains sont stylistes chez Lanvin et Donna Karan, d’autres pour Marks & Spencer et Topshop. Notre rôle est de connecter l’étudiant au type d’industrie qui conviendra à son style.  » Tout est mis en £uvre pour développer sa créativité.  » Les profs nous poussent à refuser les compromis « , explique Mathilde LeGagneur, française de 24 ans en troisième année de BA (voir l’encadré page 10).  » La technique ne doit pas freiner le processus créatif, qui prime sur tout le reste. En cas de besoin, des couturières règlent les détails compliqués.  »

Doit-on pour autant conclure, comme le font certains de ses détracteurs, que l’école néglige l’apprentissage technique ? Jane Rapley, directrice de l’établissement, balaie l’argument :  » Au cours de leur carrière, nos élèves rencontreront toujours de nouvelles matières et de nouveaux problèmes. Notre rôle est de leur apprendre à les résoudre (1).  » Plutôt que de s’escrimer sur le montage d’une manche, les profs préfèrent mettre l’accent sur le dessin, meilleur moyen pour Jane Rapley, d' » exercer le regard à analyser ce qu’il voit « .

L’approche empirique proposée par Saint Martins est portée par un corps enseignant hors du commun.  » Les professeurs ont pour mission de détecter et d’encourager les lueurs de talent propres à chaque élève. C’est un processus à la fois stimulant et difficile, fait d’analyse et de remise en question permanentes « , explique Anne Smith. La plupart sont des chercheurs réputés, anciens élèves de l’école dans la moitié des cas. Christopher Kane, un des créateurs les plus en vue de la scène londonienne, ne tarit pas d’éloges :  » Les professeurs sont des libres penseurs reliés à l’industrie de la mode. Ils vous encouragent à créer sans limites. Pour moi, ça a été très libérateur.  » Pensait-il à Louise Wilson en disant cela ? Pas sûr. L’intimidante directrice du master of art, 48 ans, toujours vêtue de noir, est réputée pour ses jugements lapidaires. Une bonne partie de la génération montante des créateurs londoniens, de Giles Deacon à Mary Katrantzou, lui doit pourtant beaucoup.  » Si vous survivez à Louise Wilson, vous survivrez à l’industrie « , résume la légende.

L’approche pluridisciplinaire, la prime à la créativité, l’importance du dessin et le degré d’exigence des professeurs peuvent-ils à eux seuls expliquer le succès de Central Saint Martins ?  » Il ne faut pas oublier l’environnement cosmopolite de Londres « , note Anne Smith. Un brassage culturel perceptible au sein même de l’école, où 45 % des élèves viennent du Royaume-Uni, 15 %, du reste de l’Europe, et 40 %, d’autres continents.

Cet été, le Central Saint Martins College of Art and Design déménagera à Saint Pancras, au nord de la ville, où se sont déjà récemment implantés le quotidien The Guardian et Kings Place, un lieu qui rassemble salles de concert et galeries d’art.  » Le quartier est en passe de devenir un nouveau carrefour culturel « , résume Anne Smith. L’école risque toutefois de devoir faire face à un événement autrement plus traumatisant qu’un déménagement : à la suite des réformes de l’éducation britannique, elle ne devrait plus recevoir de subventions publiques en 2012. Les frais de scolarité, actuellement de 3 000 livres (3 500 euros environ) par an pour les étudiants européens, pourraient alors doubler, voire tripler d’ici à un an.  » L’école a beau être toujours en négociation, nous savons que cela va changer la donne « , s’inquiète Anne Smith. Et c’est sans doute là l’un des enjeux que l’établissement va devoir appréhender : compter sur son pouvoir d’attraction tout en évitant la sélection par l’argent. Pour que son rôle de révélateur, de guide et de creuset demeure intact.

(1) In La Mode par ceux qui la font, Thames & Hudson.

PAR GÉRALDINE DORMOY

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