En pratique, page 98.

Dès la sortie d’Addis-Abeba, la route de Lalibela est constellée de petits hameaux ceints de clôtures de pierres. Dès l’aube, les toucouls (les huttes) fument dans l’air frais du matin. Les ménagères s’affairent : corvée d’eau, de bois ou de cuisson. Les hommes, eux, se réservent les travaux  » lourds  » – labours et constructions – tandis que les enfants mènent paître des troupeaux mixtes de vaches, moutons et chèvres. Les terres montagneuses d’Ethiopie sont aujourd’hui encore cultivées comme aux temps les plus archaïques. Deux b£ufs tirent un soc tout droit sorti du fond des âges, sous les cris et le fouet du fermier. Une fois les sillons tracés dans la terre rocailleuse, il faudra attendre les pluies pour voir germer différentes céréales, dont le tef, qui servira à la confection de l’injéra, cette grande crêpe qui accompagne presque tous les mets.

Traditionnellement servie sur le mésob, une table portative en vannerie en forme de diabolo destinée à recevoir le plat collectif partagé par les convives, l’injéra sert à la fois de plat et de nourriture. Elle est garnie de kai ou doro wot, des ragoûts d’agneau, de chèvre ou de poulet ou de différentes préparations de poissons et légumes. Les convives découpent de la main droite un morceau de la crêpe avec lequel sont pincées les bouchées. Les Ethiopiens apprécient les mets épicés. Surtout au berbéré. Confectionné à partir de piments rouges, d’herbes et d’épices, le berbéré allume dans les bouches et sur les lèvres peu habituées un feu difficilement supportable ! Mais pour le reste, la cuisine éthiopienne, colorée et présentée de façon unique, est un enchantement aux saveurs incomparables.

A mi-chemin du parcours, les marchés de Bati et Senbeté sont réputés pour être parmi les plus vivants et chatoyants du pays. Leurs positions stratégiques, au bord de l’escarpement oriental des hautes terres du nord en font des carrefours ethniques depuis des siècles, points de rencontre pour des populations qui d’ordinaire ne se côtoient guère. Ici, les fiers Afars montent de leur plaine brûlante à la tête de troupeaux de dromadaires, chèvres et zébus. Les paysans Amharas et Oromos, quant à eux, descendent de la montagne. Hommes et femmes pliant l’échine sous le poids de sacs de grains parcourent ainsi des sentiers séculaires.

Imperceptiblement, tout se met en place dès l’aube. Mais c’est vers 10 heures, lorsque les plus lointains participants sont enfin arrivés, après souvent plus de six heures de marche, que le marché bat son plein. Dès leur arrivée, hommes et femmes prennent place selon ce qu’ils viennent y vendre. Ici, les épices, là les fruits, plus loin le tef. Les denrées sont toujours présentées avec soin, voire un souci maniaque de rigueur. Tel tas d’oignons vaut un birr, tel autre trois… Le tout dépendant du nombre et du calibre. Partout, on hume, on pèse, on marchande. Tomates, bananes, café passent devant autant de mains que de narines avant de trouver acquéreur. Chaque marché est un savoureux cocktail de couleurs et de senteurs : épices, mais aussi encens et café, poisson et viande boucanée… Dans cette cacophonie invraisemblable, aux sonorités inconnues, on se trouve transporté, imprégné d’un quotidien abyssin intense. Vers midi, après l’inévitable rasade de tella, la bière traditionnelle servie dans de vieilles boîtes de conserve, la place se vide peu à peu. Un temps, le marché aura distrait ces gens du travail des champs. Ils y reviendront dans une semaine, armés de la même patience face aux acheteurs potentiels…

A quelques kilomètres de cette effervescence s’étend le lac de Hayk. Etrange nom pour un lac éthiopien.  » Hayk  » signifie, en effet,  » lac  » en amharique, la langue officielle du pays. Cette étendue d’eau de 7 kilomètres sur 5 et isolée sur les hauts plateaux rompt la monotonie des paysages agricoles de la région. Dans le calme et la fraîcheur du petit matin, les pêcheurs sont à l’ouvrage. Man£uvrant leur  » tankwa « , sorte de barquette faite de papyrus, à l’aide d’une longue perche, ils jettent les filets dans lesquels carpes, tilapias et poissons-chats viendront se prendre. Les poissons sont directement dépecés en filets, vendus sur les marchés locaux, tandis que les restes sont récupérés par les enfants ou les pélicans. Car les hommes ne sont pas les seuls pêcheurs du site : de nombreux oiseaux hantent eux aussi les berges de Hayk. Martins-pêcheurs, cormorans, pélicans, grèbes… font le bonheur des ornithologues, tandis que du haut des figuiers qui dominent le paysage, marabouts, milans, aigrettes et ibis observent la scène d’un £il distrait.

Le miracle de la foi

Pour visiter Lalibela, lieu saint de l’Eglise orthodoxe éthiopienne, le trajet à vélo se révèle ardu. Après plusieurs cols franchis sur des pistes difficiles, le gros bourg perché à 2 480 m et dominé par des sommets de plus de 3 500 m se dévoile peu à peu. La nature fantastique et sa situation rapprochent véritablement la cité du paradis. Les lieux, empreints d’une atmosphère de recueillement et de prière, n’ont pas changé depuis huit siècles et la ferveur du peuple est presque… palpable. Assister au Timkat, l’épiphanie orthodoxe, fêtée du 18 au 20 janvier à travers tout le pays, vaut déjà le voyage.

Cette  » Jérusalem d’Afrique  » fait partie aujourd’hui du patrimoine de l’humanité tant son ensemble est exceptionnel. L’empereur Lalibela la bâtit à la fin du xiie siècle, après une rencontre mystique avec Dieu et lui donna son nom. Elle fut construite à l’image de Jérusalem afin d’en faire le nouveau lieu de pèlerinage du monde chrétien (la Ville sainte ayant été conquise par les musulmans de Saladin en 1187). La légende raconte que l’empereur seul, aidé de deux anges accomplit les volontés divines en excavant onze églises en vingt-quatre ans ; la douzième étant l’£uvre de son épouse.

La visite des églises débute par un groupe de sept situé au nord-ouest de la ville. La plus imposante est celle de Bet Medhane Alem, la Maison du Sauveur du Monde, un impressionnant bloc de pierre de 33,7 m de longueur sur 23,7 de largeur et 11,5 de hauteur. A côté, Bet Maryam, le sanctuaire dévolu à Marie, première église excavée par Lalibela, est le plus révéré par le clergé et les pèlerins, qui s’entassent dans sa cour les jours de fête. La place prépondérante qu’occupe la mère de Jésus dans le panthéon des saints en Ethiopie explique la dévotion des pratiquants orthodoxes.

Pour découvrir les églises du sud-est, d’aucuns préféreront tout d’abord savourer, loin de la chaleur du midi, un tej, du vin de miel, réputé le meilleur du pays à Lalibela… Un miel généreusement vendu au marché, dans un espace réservé. Le spectacle vaut le détour : chacun plonge à pleines mains dans des jarres de miel brut, se léche ensuite les doigts couverts d’abeilles, avant de trier les billets poisseux de la transaction et de recommencer l’opération… Plus surprenant, on retrouvera aussi ce miel sur des crêpes  » Suzette  » que certains restaurants affichent à leur carte. Sophie, une Ethiopienne ayant vécu dix ans en France, a importé la recette.

Dans le second groupe comptant, lui, cinq églises, Bet Emmanuel est considérée par le niveau de sa finition et de sa grandeur comme le chef-d’£uvre de Lalibela. Seule église monolithique de l’ensemble, le soin qui a été apporté à son excavation fait penser qu’elle était le lieu de culte personnel de la famille impériale. On retiendra pour la petite histoire que la Maison de saint Liban aurait été excavée par l’épouse de l’empereur en une nuit avec l’aide des archanges…

Le clou du circuit des églises locales et apothéose architecturale du travail de l’empereur est la Maison de Georges (Bet Giorgis). Isolée sur une terrasse rocheuse, cette église est dédiée au saint patron d’Ethiopie. L’élégance de la structure, la symétrie parfaite, la pureté des lignes soulignent que Lalibela était parvenu à son plus haut degré de maîtrise des techniques de construction pour sortir une telle merveille de terre.

La ferveur de tout un peuple

En Ethiopie, la richesse de toute église, ce sans quoi elle n’aurait pas d’âme ou simplement n’existerait pas, est le tabote, une copie de bois ou de pierre des Tables de la Loi contenues dans l’Arche d’Alliance que l’on dit conservée à Axoum, au nord du pays. Ces tabotes, invisibles en général au profane, sortent et paradent, bien enroulés dans des brocards richement décorés, sur la tête des prêtres durant le Timkat.

Dans l’après-midi du premier jour, devant chaque église, prêtres et diacres en habits d’apparat entonnent un chant lancinant. Dans le sanctuaire, le tabote et la croix se préparent à être montrés au public. A un signal perçu par eux seuls, les hommes saints s’avancent, diacres en tête, tandis que le tabote ferme la marche. Un à un, les membres de toutes les églises se rejoignent. Les tabotes s’accolent, les croix font de même. Devant une foule de pèlerins et de curieux sans cesse croissante, le cortège atteint une grande plaine. Durant la nuit, les croyants se pressent autour de tentes dans lesquelles les prêtres récitent sans fin des prières.

Au petit matin, chacun se retrouve près d’un bassin en forme de croix pour la bénédiction de l’eau par le patriarche qui y plonge une croix en argent et des cierges consacrés, pour ensuite asperger la foule. A ce signal une grande fièvre populaire s’empare alors des pèlerins, moines, enfants, tous unis pour commémorer le baptême du Christ par saint Jean-Baptiste dans les eaux du Jourdain.

La procession peut alors reprendre. Presque tous les tabotes reprennent lentement, très lentement le chemin de leur église durant cinq heures de marche, de danses, de chants et d’incantations. La foule en liesse peut alors entamer chants et danses improvisés.

Le lendemain, on assiste au retour du tabote de saint Michel. Les arrêts sont différents tout comme les manifestations, danses et vénérations des reliques. Mais la beauté du spectacle est comparable et l’ambiance tout aussi survoltée. Moment fort à vivre lors d’une visite en Ethiopie, le Timkat laisse des souvenirs impérissables à ceux qui ont la chance d’y assister, d’y participer, de s’y fondre…

Reportage : Olivier Bourguet

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