D’un point de vue informatique, la formule  » Vous avez un nouveau message  » est hyperconnue. Sauf lorsqu’on y ajoute  » envoyé il y a vingt ans « .

Année 2029, quelque part sur la planète Terre. Comme chaque matin, vous vérifiez votre bulletin de santé sur le nano ordinateur de votre bracelet-montre-téléphone-GPS-agenda-caméra-et-tout-le-toutim. Comme chaque matin, vous vous apprêtez à disséquer les dizaines d’e-mails arrivés sur votre poignet lorsque – ô surprise ! – vous remarquez un message envoyé bizarrement il y a vingt-deux ans déjà. Une missive singulière expédiée en 2007 et délibérément retenue dans le cyberespace durant deux bonnes décennies. Un e-mail prisonnier de la Grande Toile mondiale pour d’obscures raisons humaines qui naviguent entre des sentiments de crainte, d’amour, de rage ou de culpabilité.

Science-fiction ? Sur le profil de votre bracelet-montre superintelligent, peut-être. Mais pas sur ce message étrange en provenance du passé. Car il est techniquement possible d’envoyer, aujourd’hui, un courrier électronique qui ne pourra être lu par le destinataire que dans dix, vingt, quarante, voire même soixante ans. Cette drôle d’initiative revient au Français David Guez, figure emblématique du  » net art  » (une forme d’expression artistico-informatique en réseau), qui a inauguré le site http//2067.hypermoi.net dédié à  » la relation de notre conscience au temps et aux autres  » ( sic). A cette adresse, l’internaute sensibilisé peut donc écrire et envoyer gratuitement une bafouille digitale à la personne de son choix, direction le futur. Inutile ? Pas vraiment. Car le  » net-artiste  » en question entend précisément dépasser le caractère a priori  » gadget  » de son £uvre cybernétique pour inviter chacun à réfléchir sur son rapport au temps qui passe.

Expédier un e-mail à retardement, ça peut toujours servir, surtout lorsque la vieillesse commence à se faire sentir. On peut, au choix, confier un secret à un ami, faire des excuses à un ennemi, formuler une déclaration d’amour trop longtemps retenue, régler certains comptes avec ses proches, laisser un message à ses enfants ou, tout simplement, transmettre un instantané de sa vie à un moment donné. Bref, finalement, pas si futile que cela. A une époque où les  » cyberaddicts  » pullulent derrière les claviers – qui ne vérifie pas sa boîte à messages dès que retentit le fameux signal magique ? -, le  » projet 2067  » de David Guez met donc entre parenthèses notre dépendance à la culture de l’instantané. Avec lui, les e-mails sont laissés en suspension dans le réseau comme autant de reflets impalpables de nos sentiments et nos secrets (momentanément) enfouis.

Evidemment, le doute surgit. Et si le message n’était pas délivré ? Et si le destinataire changeait tout simplement d’adresse informatique ? L’artiste y a réfléchi et garantit la bonne livraison de l’e-mail crypté et stocké sur la Toile. D’ailleurs, lorsque vous postez un message sur http//2067.hypermoi.net, votre correspondant est directement averti qu’il recevra un message de votre part, dans le futur, à la même adresse. Une façon de  » fidéliser  » en quelque sorte le destinataire, mais aussi une manière délicieusement perverse de le titiller puisque l’on touche directement à la curiosité, l’attente et le secret.

Reste une autre question, tout aussi fondamentale : et si Internet n’existait tout simplement plus dans vingt, trente ou cinquante ans ? Sur cette hypothèse, l’initiateur du projet ne donne évidemment pas de réponse. Mais peu importe ! Car l’intérêt de son £uvre virtuelle réside avant tout dans l’interrogation qu’il lance sur notre rapport au temps et aux gens. Située à mi-chemin entre la performance artistique et le vrai service gratuit à l’internaute, le projet 2067 pose en effet le postulat suivant : l’existence d’un moi directement relié au réseau Internet, un autre moi qui évolue au fil des rendez-vous cybernétiques, un  » hypermoi  » (dixit David Guez) projeté dans une matrice abstraite, génitrice de nos peurs et de nos désirs cachés. Matrice, vous avez dit Matrix ?

Frédéric Brébant

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