Unanimement acclamé pour avoir remis l’Homme Lanvin en selle, le discret Lucas Ossendrijver défend une mode raffinée, profondément élégante. Anti-formaliste, surtout. Conversation avec le plus parisien des stylistes néerlandais et décryptage sur mesure de sa collection automne-hiver 10-11.

Il ne lui aura pas fallu cinq ans. D’abord pour redresser sensiblement la barre du vaisseau Lanvin Homme qui dérivait dangereusement vers les eaux trop calmes et ronflantes du classicisme bon teint. Pour ensuite que le milieu modeux n’écorche plus son nom, désormais synonyme d’excellence et de ce-qu’il-se-fait-de-mieux. Bref pour passer de l’ombre à la lumière. Né il y a quarante ans à Amersfoort aux Pays-Bas, ce grand garçon aux yeux clairs, tout en retenue et charme secret, s’est hissé sereinement, en douceur, au sommet de la mode Homme. L’histoire raconte qu’adolescent, il décide de son destin en démontant un veston acheté aux puces. Fasciné par la structure de la chose, le créateur s’en va user les bancs de l’institut de la Arnhem Academy of Art and Design aux côtés de ses compatriotes Viktor & Rolf. Après ses études, on le retrouve assistant de 1) Roy Krejberg chez Kenzo, 2) Kostas Murkudis, talentueux Allemand à la tête de sa propre griffe 3) Hedi Slimane chez Dior Homme. Nous sommes en 2005, Lucas a la bonne idée d’écrire à Alber Elbaz, génial directeur artistique aux commandes de la prestigieuse maison fondée par Jeanne Lanvin en 1889. Le courant passe : engagé sur-le-champ pour donner un kick salvateur à la ligne masculine, tel qu’Elbaz l’a fait avec la femme quelques années plus tôt, Lucas Ossendrijver remplit son contrat. En janvier 2006, le premier show de ce créateur finement audacieux et fou de technique s’avère une réussite. La salle applaudit à tout rompre sa manière intelligente et subtile de souligner l’élégance française en la libérant de ses conventions et de ses codes. Les matières luxueuses sont taillées dans un esprit sportswear, le confort tutoie le style et la rigueur, l’hybridation (des tissus, des motifs, des formes) devient un maître mot de saison en saison. Pionnier à cet égard d’une tendance qui s’étend aujourd’hui à tout le secteur, Lucas Ossendrijver imprime sa philosophie à la fois anti-formaliste et racée du luxe au masculin. L’influence de cette tête chercheuse sur l’allure actuelle est patente. Nous avons donc voulu en savoir plus sur les motivations et les ressorts qui président à ce véritable sacre. Début juillet dernier, quelques jours après les défilés d’été, dans le showroom de la marque installé dans la Cité de la Mode et du Design à Paris, on rencontre un homme exténué, le teint pâle mais l’£il pétillant quand il s’agit d’évoquer une trajectoire dont il est pudiquement fier.

Comment allez-vous aujourd’hui ?

Mieux, merci. C’est  » drôle « , chaque saison, après les défilés, je tombe malade systématiquement.

La pression retombeà

Sans doute. Vous savez, le jour du show est extrêmement stressant. Six mois de travail sont concentrés sur à peine dix minutes. C’est le moment de vérité, je me sens totalement à nu devant les journalistes et les clients. Car une collection est toujours très intime, je mets beaucoup de moi dedans. C’est un moment très dense.

C’est vrai que vous dégagez une certaine fébrilité quand vous venez saluer à la fin du défilé. Alber Elbaz, le directeur artistique de la maison a un peu l’air de vous tirer par le bras, comme pour vous rassurerà

Oui, et ce n’est pas la peine de tenter de s’échapperà ( rires). Je représente la marque, ça fait partie de mon job, même si je prends peu de plaisir à m’exposer personnellement. Cela ne m’est pas naturel, mais je sais que c’est dans l’intérêt de Lanvin. Je suis bien plus heureux lorsque je travaille dans mon studio avec mon équipe, quand je vais dans les usines discuter de questions techniques avec les fabricants.

C’est là que vous vous réalisez vraiment.

Exactement. Du reste, je ne me plains de rien. Je suis verni. Il y a peu de métiers où l’on jouit d’une telle liberté créative. J’ai vraiment la chance de pouvoir aller très loin dans l’expérimentation. On ne me pose aucune limite. Du moment que je propose une série de vêtements plus  » classiques « , plus accessibles. L’équilibre est ainsi parfait entre les pièces singulières, qui relèvent du domaine de la recherche, du laboratoire, voire de la création pure et celles très portables. Les deux pôles se servent l’un l’autre. Les pièces les plus extrêmes nourrissent la collection, lui donnent une signature forte.

Voilà maintenant cinq ans que vous dessinez l’homme pour Lanvin. Quel bilan tirez-vous de ce premier  » mandat  » ? Est-ce que l’enthousiasme est intact ?

Tout à fait. J’ai parcouru un très joli chemin jusqu’ici, c’est déjà une très belle expérience. La preuve : regardez ce showroom ( ndlr : une grande salle de la Cité de la Mode et du Design à Paris où s’affairent une centaine de personnes, clients, commerciaux, mannequins). Quand je me rappelle du premier, trois tables, dans mon petit studio, là on a multiplié la superficie par dix. Cette évolution est énorme, personne ne s’attendait à cela, surtout pas moi. C’est très satisfaisant quelque part. D’autant plus que la relation avec nos fabricants italiens, qui avaient l’habitude de travailler des pièces de manière très codée, très classique, commence à devenir vraiment passionnante. Au départ, je les ai bousculés dans leur logique standard, calé sur le processus industriel. Ils ont été effrayés, aujourd’hui ils sont ravis de bosser avec nous, j’ai du les séduire, les convaincre de changer leurs habitudes. C’est devenu une fierté pour eux.

Le courant passe avec vos fabricants, les clients sont au rendez-vous et la presse est quasiment unanime sur le virage que vous avez fait prendre à l’Homme Lanvin. C’est le bonheur, en gros ?

Ça me met une sacrée pression aussi ! Mais ça me force à aller toujours plus loin, à donner le meilleur de moi-même, à ne pas faiblir au niveau expérimental. Par contre, j’essaie de ne pas me laisser polluer par les critiques de la presse, qu’elles soient positives ou négatives. Je les lis, bien sûr, mais j’essaie de les oublier pour ne pas en devenir esclave et rester connecté à mes intuitions.

On a beau chercher la petite bête, on ne la trouve pas. Comment expliquez-vous personnellement ce succès ?

Nous ne faisons pas de mode uniforme, la variété de nos propositions permet de rencontrer l’individu qui sommeille en chaque homme. Dans notre garde-robe, on peut facilement mixer le classique avec du plus fashion. Je pense que nous sommes à la fois rassurant et pointu, traditionnel et expérimental. Après, c’est une question de dosage et d’équilibre, selon la personnalité de chacun.

Il n’existe pas d’homme Lanvin type, répétez-vous généralement. D’ailleurs, vous n’avez ni muses célèbres, ni égéries publicitaires. Pour tenter malgré tout de mettre une image sur cet homme, pourriez-vous le comparer à une ville ?

Élégant comme Paris, définitivement. Même quand on s’inspire du sportswear, l’élégance parisienne est dans nos gènes.

Mais un Paris bigarré alors, qui irait du viie arrondissement cossu, au xie bobo et multiculturel ?

Peut-être, oui. Notre homme se balade de quartiers en quartiers, la nuit, comme le jour. Sans changer de style.

Vous aimez Paris ?

J’adore. J’y vis depuis quinze ans et ce que j’aime par-dessus tout, c’est que je reste toujours un peu observateur. Je ne serai jamais français. Même si je me sens chez moi, je resterai toujours à l’extérieur. C’est une position que j’affectionne car j’apprends sans cesse, rien qu’en regardant les gens bouger dans la rue. Les attitudes des Parisiens, ils ne s’en rendent sans doute pas compte, ne me sont pas naturelles, c’est un sujet inépuisable et très intéressant.

Vous êtes né aux Pays-Bas ? Dans quel milieu ? Vos origines influencent-elles votre travail ?

Je viens de la campagne. Je n’étais pas du tout en contact avec le milieu de la mode. Ma famille ne s’habillait pas du tout de façon excentrique. La mode était quelque chose de lointain, auquel on n’avait pas tellement accès. Quelque part, ça entretenait mon rêve, mes fantasmes. J’ai un temps hésité avec l’architecture – mon père était à la tête d’une entreprise de construction en bâtiment – mais j’ai vite su que c’était la mode qu’il me fallait. Quand je suis entré aux beaux-arts à Arnhem, j’ai découvert que concevoir des vêtements était un vrai métier. Le contact manuel avec la matière, puis sa mise en forme m’ont toujours beaucoup plu. J’adore travailler avec mes mains, toucher les échantillons de tissus, en parler au technicien. J’ai besoin de ce rapport très direct avec le vêtement. Je ne suis pas quelqu’un qui dessine puis qui file le papier au modéliste : le tissu est le point de départ des collections, toujours. Tout le processus découle de là. J’ai un rapport presque organique à la matière qui s’accompagne même d’un vrai plaisir sensitif. C’est très inspirant.

Quel est votre état, lorsque vous créez ?

Souvent, c’est la panique ( rires). Je me pose énormément de questions. Mais je trouve toujours la paix en suivant mon intuition. Je me fie uniquement à elle, au final. C’est très important, car vous avez beaucoup plus de chance de convaincre les fabricants du bienfait de vos idées quand elles viennent vraiment de vous et que vous y croyez.

Si vous croisiez Jeanne Lanvin, que lui diriez-vous ?

Ouh, làà ( rires). Je serais curieux de savoir ce qu’elle pense de Lanvin aujourd’hui. Car la mode masculine a énormément évolué. À son époque, tout était du sur-mesure, il n’y avait pas de prêt-à-porter, pas de défilés, pas de médiatisation de la création.

Quand situez-vous le grand tournant de la mode masculine, l’amorce du changement ?

Il y a à peine dix à quinze ans, selon moi. Dans les années 80, c’était encore très classique. Le changement se marque surtout dans la coupe, dans les matières. Même s’il existe encore une grande marge d’évolution. La plupart des fabricants propose en effet trop souvent les mêmes lainages, les mêmes types de coton, etcà Peu innovent vraiment. Et puis, à un niveau sociologique, cela reste très difficile de casser les habitudes des hommes. Bien qu’ils se sentent en général plus libres, qu’ils considèrent de moins en moins la mode comme un passe-temps vain, maniéré et superflu, il y a un énorme travail à faire en boutique. Pour éduquer le client, presque.

Lui apprendre à trouver du plaisir à s’habiller ?

Tout à fait. S’habiller doit selon moi être aussi fun que d’aller au cinéma ou au restaurant. Cela fait partie de la culture et du savoir-vivre. À Paris, beaucoup d’hommes ont ce sens-là, je pense. Qui semble se transmettre de père en fils.

Ce qui est moins le cas à Amsterdam ou à Bruxelles, où l’on est plus pragmatique et se sent plus vite déguisé, non ?

Je pense, oui. Si l’on fait un effort, on a vite l’air ridicule. Pourtant, c’est un peu dommage de se cantonner au casual. Parce que c’est une forme de respect de soigner son allure. Par rapport à soi-même et aux autres. Par contre, je ne suis pas un fashion geek. La mode me fait peur quand elle tourne sur elle-même. Il y a un côté effrayant, vide. J’aime uniquement la mode quand elle s’adresse à quelqu’un qui a envie de se faire plaisir, entre autres en s’habillant. Je ne crée pas pour le milieu.

Par Baudouin Galler

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