L’ART DE LA RÉINCARNATION

L'esprit Schiaparelli, reconnaissable entre mille, des croquis et publicités d'époque au défilé haute couture pour l'automne 2016. © MAISON SCHIAPARELLI

Coco Chanel avait beau la surnommer  » l’Italienne qui déguise les femmes « , Elsa Schiaparelli fut une pionnière qui inventa, non sans humour, sa définition de la couture. Après presque soixante ans de silence, Bertrand Guyon réinterprète son abécédaire mythique.

Dans son bureau, au dernier étage d’un hôtel particulier de la place Vendôme, numéro 21, là même où, en 1935, Elsa Schiaparelli avait implanté sa maison de couture, Bertrand Guyon s’est installé comme dans un cocon. Stores baissés, atmosphère blanc crème, senteur Santal de Santa Maria Novella, des livres d’art et des romans, beaucoup et partout, des affiches publicitaires signées Marcel Vertès, des dessins de Christian Bérard, des souvenirs issus des fonds marins, on n’est pas Breton pour rien. Deux grands mood boards haute couture printemps-été 2017 posés contre le mur, à même le sol, garancent le lieu. Derrière lui, il a épinglé un morceau de velours bleu nuit rebrodé par Lesage pour Schiaparelli, qui le suit depuis si longtemps déjà. Comment se fait-il que tout dans sa vie converge à ce point vers Elsa ?  » C’est bizarre, confirme le créateur. Je travaillais en face – Valentino a ses salons de couture au 7 place Vendôme – ; Hubert de Givenchy a démarré sa carrière chez Schiaparelli ; Christian Lacroix a créé la première collection du renouveau en 2013 et moi, je vis depuis des années avec ce sublime échantillon original de Lesage…  » Une destinée, en somme, qui prend racine à l’école de la Chambre syndicale de la couture parisienne, se poursuit chez Givenchy, en 1989, et, dès 1997, aux côtés de Christian Lacroix, puis de Maria Grazia Chiuri et Pierpaolo Piccioli, chez Valentino, de 2007 à avril 2015, quand il fut nommé directeur du style de cette illustre maison rachetée, en 2006, par Diego Della Valle, patron du groupe Tod’s, et peu à peu ressuscitée. Conversation avec cet homme de l’ombre – cela lui convenait parfaitement -, qui parle désormais en  » je  » et qu’il mâtine parfois de  » elle « .

L’ombre d’Elsa Schiaparelli n’a jamais cessé de croiser votre chemin. Et dès le départ, avec Hubert de Givenchy, qui vous forme et avait lui-même commencé chez elle.

Elle représentait pour lui quatre années importantes de sa vie, qui précédèrent l’ouverture de sa maison de couture. Il ne m’en a jamais parlé mais il accordait de nombreux rendez-vous aux journalistes, les interviews se faisaient au studio. C’était en fait trois salons en enfilade dans un ancien hôtel particulier et mon bureau s’y trouvait, ouvert, sans porte, avec une cloison qui s’arrêtait à peu près à un mètre du plafond. J’entendais donc tout quand il parlait de sa vie, de sa carrière et d’Elsa Schiaparelli. Parfois je restais les bras croisés à écouter ses souvenirs sans savoir qu’un jour je travaillerais chez Schiaparelli. Elle l’aimait beaucoup et elle fut très déçue quand elle apprit son départ. Je crois qu’elle était un peu vexée, surtout qu’il faut resituer le contexte : en 1948, quand Hubert entre dans la maison, elle n’a plus le succès d’avant-guerre et il est, pour elle, une aide précieuse. Il s’occupe surtout de la boutique, c’est un beau jeune homme et il a du talent. Quand il décide d’ouvrir sa maison en 1951, elle est désemparée. D’autant que le créateur ne part pas seul mais avec des ouvriers, monsieur Venet qui était presque le premier d’atelier et du personnel de la boutique. J’ai l’impression de vivre un peu avec Elsa depuis quasiment deux ans et j’essaie de la comprendre… Pour une dame qui a consacré une bonne partie de sa vie à la fondation de sa maison, cela a dû être difficile. Ils ne sont d’ailleurs plus jamais adressé la parole. Monsieur de Givenchy en a souffert mais c’est la vie. Et si cela m’intéresse, c’est parce que cela me permet de mieux comprendre les collections d’alors, période plus complexe, moins spontanée que celle des années 30. J’aime me replonger dans ces archives-là.

A quoi ressemblent-elles ?

En réalité, il y a très peu de choses, nous possédons pas mal de coupures de presse répertoriées par année, quelques dessins, des bijoux et des boutons, mais très peu de pièces textiles. Elsa Schiaparelli avait une conscience de son travail et de l’apport de son oeuvre à l’histoire de la mode. Elle avait conservé les silhouettes les plus emblématiques de ses collections de haute couture et elle en avait fait don au musée de Philadelphie, aux Etats-Unis, et aux Arts décoratifs, à Paris. Du coup, à part dans les grandes institutions, peu de pièces importantes sont visibles. Je suis donc allé plusieurs fois au Musée Galliera et aux Arts déco pour en observer certaines de près, sans les toucher. Mais c’est difficile parce qu’on est dans une espèce de bulle où tout est de l’ordre du sacré.

Comment redonner vie à une maison, après un si long silence de presque soixante ans ?

L’activité mode s’est arrêtée en 1954, tandis que les parfums ont continué jusqu’à la mort d’Elsa Schiaparelli, en 1973. La première et unique collection de Christian Lacroix, qui inaugure la réouverture de la maison de couture, date de juillet 2013. Entre-temps, il ne s’est rien passé, à part dans les années 80, une ou deux collections avec un couturier dont tout le monde a oublié le nom. C’est très compliqué, malgré qu’elle ait été dans les années 30 la plus grande maison de Paris, donc du monde, car la haute couture à l’époque, c’était Paris. Schiaparelli, c’était des centaines de clientes, parmi les plus élégantes de la planète, qui s’habillaient de la tête aux pieds chez elle, même si après la Seconde Guerre mondiale, elle n’a jamais réussi à retrouver le lustre d’antan. Ce n’est pas évident de relancer une maison qui a eu un passé si prestigieux et un tel impact dans l’histoire de la mode… mais que personne ne connaît réellement.

Que saviez-vous de Schiaparelli avant d’être nommé directeur de style ?

Peu de choses. Même si j’avais déjà fait de petites recherches sur elle, car elle était une source d’inspiration chez Christian Lacroix et chez Valentino. Je la connaissais sans la connaître, à travers les images que l’on a tous en tête : les photos d’elle, ses modèles iconiques, cela se limite à une cinquantaine de clichés, dont la robe Homard, la veste Constellation, les pièces qu’elle a travaillées avec Dalí et Cocteau. Quand on découvre une oeuvre qui couvre un peu plus de vingt ans de création, c’est d’une richesse inouïe et inattendue. On ignore par exemple qu’elle aimait le bleu marine, a fait des choses très pures et des vestes sublimes brodées par Lesage, fut à l’avant-garde, et pas uniquement grâce à ses collaborations avec les artistes. En revanche, les autres maisons puisent allègrement dans tout ce qui est connu : on repère des homards chez Dior, des yeux chez Gucci, on voit tout et n’importe quoi… Il est difficile en tant que designer de faire le juste équilibre entre ce que l’on peut décliner ou réinterpréter sans tomber dans la citation, sans sembler copier les concurrents qui eux-mêmes pillent le patrimoine de la griffe.

Comment faites-vous alors pour réinterpréter sans citer ni copier ?

J’essaie de traduire l’âme de la maison, d’imaginer ce que madame Schiaparelli aurait aimé créer. Observer ses collections me permet de comprendre son style, ce qu’elle aimait, les coupes, les couleurs particulières qu’elle utilisait, les associations qu’elle osait, les détails oubliés… J’essaie de ne pas la trahir, d’être fidèle et honnête avec moi-même. C’est difficile parce que pour moi, c’est nouveau. Jusqu’à présent, je travaillais au sein d’un studio sous la direction artistique de quelqu’un. Je pense que j’étais inconscient quand j’ai accepté la proposition ! Chaque collection est une remise en question totale. Je suis dans une phase de recherche, je ne crois pas encore avoir complètement trouvé la voie.

Cette saison, avec Le cirque solaire ou les corps célestes, vous écrivez la suite contemporaine de la collection Cirque…

Elle date de l’été 1938, Schiaparelli est alors au zénith et est l’une des premières à thématiser son vestiaire. C’était très nouveau même si Paul Poiret en avait déjà créé une autour de l’exotisme. Cette collection Cirque est l’une des plus créatives et des plus abouties. Il me semblait que c’était le moment, sans refaire la même chose ni rééditer, cela n’aurait eu aucun sens. J’avais envie de traduire cela avec des vêtements riches qui évoquent, dans une certaine mesure, cette atmosphère-là sans tomber dans la citation ou la caricature, avec beaucoup de broderies, de couleurs, des robes structurées, un travail sur les épaules, sur les lignes et une image plus sexy par rapport aux deux saisons précédentes, un peu plus agressive aussi, pour une femme plus audacieuse.

Vous sentez-vous tenu de travailler les matières innovantes comme Schiap’ ?

Elle a certes travaillé des matières très inédites, mais aujourd’hui, beaucoup de choses ont été faites. Et puis, il y a le confort, auquel je suis attaché. Comme les collections sont réduites – une quarantaine de passages -, j’y suis attentif. Si vous faites une veste dans une étoffe trop technique, trop raide ou un peu improbable, cela reste une pièce expérimentale. Or, dans ma culture de mode et de couture, dans ce que m’ont enseigné monsieur Givenchy et Christian Lacroix, même s’il existe une expression artistique très poussée, il importe que tout soit du domaine du possible, c’est-à-dire qu’une femme porte un vêtement et qu’elle s’y sente bien. Je suis assez pratique, je pense aux clientes. Il est important pour moi que ce ne soit pas un vêtement destiné à entrer dans un musée. La couture, c’est une vraie réalité, ce n’est pas du spectacle.

S’il ne vous fallait retenir qu’une seule image de l’univers Schiaparelli…

Je choirais une pub pour un rouge à lèvres signée on ne sait pas par qui, elle a un côté Dalí avec les yeux en forme de papillon. Ou alors une illustration de Vertès pour les parfums, elles sont plus belles les unes que les autres. Et puis cette photo que j’aime particulièrement, où Elsa Schiaparelli fait la couverture du Time, elle est l’une des premières femmes à avoir cet honneur, elle date d’août 1934, avant l’ouverture de sa boutique place Vendôme et ses collaborations célèbres que l’on connaîtra plus tard. C’est d’autant plus extraordinaire qu’elle était déjà une femme influente, l’article la présente comme  » l’un des arbitres de la haute couture ultramoderne « .

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

 » DEUX MOTS ONT TOUJOURS ÉTÉ PROHIBÉS DANS MA MAISON : LE MOT CRÉATION, QUI ME PARAÎT ATTEINDRE LE SUMMUM DE LA PRÉTENTION, ET LE MOT IMPOSSIBLE.  » Elsa Schiaparelli

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