L’art de l’indiscipline
Le Centre Pompidou, à Paris, consacre une rétrospective à Ron Arad, l’un des créateurs les plus impertinents de ces vingt dernières années. Interview, à Londres, dans son studio, d’un surdoué qui navigue sans complexes entre art, design et architecture.
Comme tous les grands agités, Ron Arad s’ennuie vite. Il lui faut du jeu, du défi, voire de l’interdit. Réécrire les standards du mobilier, très peu pour lui. En vingt-cinq ans de carrière, ce Londonien d’adoption, né à Tel-Aviv en 1951, a imposé un style, reconnaissable entre tous, et largement dominé par la courbe. En témoigne sa bibliothèque » ver de terre « , la dénommée Bookworm, un must édité par Kartell depuis 1994, ou son fauteuil Big Easy (éd. Moroso), très gonflé. Comme lui… Ron Arad n’a peur de rien. Surtout pas des matériaux retors, son outil de travail autant que sa source d’inspiration. Acier, carbone, silicone, Corian®… Tous sont passés entre ses mains ou entre celles des équipes de ses deux ateliers de fabrication, en Italie et aux Pays-Bas. Ne lui en déplaise, le créateur reste moins connu pour son architecture (majoritairement » de papier « ) que pour ses objets-sculptures produits en série limitée et vendus à prix d’or. Des pièces en déséquilibre constant, à l’esthétique parfois dérangeante, et pas toujours fonctionnelles. A chacun d’en décider, répond celui qui se refuse à théoriser son design. L’homme abhorre les définitions, les règles et les conventions. La preuve, il a tenu à baptiser sa rétrospective No Discipline (*) ! Explications, à Londres, dans son studio aux allures de garage punk rock, à deux pas des puces de Camden Town.
Weekend Le Vif/L’Express : Vous avez intitulé votre rétrospective No Discipline. Que voulez-vous prouver par là ?
Ron Arad : J’aime ce titre, car il reflète le tempérament de mon travail, qui ne s’inscrit pas dans une discipline spécifique. Ce n’est ni de l’architecture ni du design ou de l’art, c’est tout cela à la fois. De façon générale, j’attache une certaine importance aux titres. Souvent, mes pièces naissent avec un nom. Pour d’autres, ce dernier émerge au cours du projet. Comme la couleur, il est un élément du travail. Quand je crée une pièce, j’essaie de faire en sorte qu’elle soit la plus parfaite possible, titre inclus.
Considérez-vous cette exposition comme une consécration de votre carrière de designer ?
Je n’ai jamais fait de plan de carrière. Mon parcours est truffé de surprises. L’une d’elles vint d’ailleurs du Centre Pompidou, qui, en 1987, avait organisé l’exposition Nouvelles Tendances pour fêter ses dix ans. Quelqu’un fit une erreur… et m’invita. Je représentais ce que l’on appelait alors à Paris le » ruinisme » à cause de mes créations en béton ou en verre cassé. Pour répondre au thème de l’expo, qui était » Habitat du futur « , j’avais proposé une machine capable de broyer des chaises. Je l’ai appelée » Sticks and stones will break my bones « . En référence à un dicton anglais qui dit : » Les bâtons et les pierres peuvent nous briser les os, mais les mots ne pourront jamais nous blesser « . En résumé, qu’il ne faut pas être touché par les critiques. Ce fut une étape importante dans mon développement. Pour la première fois, j’exprimais ma liberté.
A l’heure où l’on vous reproche de mettre votre talent davantage au service des collectionneurs que de l’industrie, ce dicton reste-t-il d’actualité ?
J’aime ma liberté. Je ne suis jamais aussi heureux que quand je peux travailler et créer sans avoir à persuader ou à consulter quiconque. Ce qui n’est possible que lorsque je crée des pièces de studio. Mais j’adore l’industrie et je continue à avoir besoin d’elle. Prenez ma dernière lampe, Pizza Cobra : il était impossible que je la produise moi-même. J’ai été ravi du partenariat avec Guzzini. Beaucoup de mes pièces de studio sont aussi devenues des produits industriels. Ce fut le cas pour mon étagère Bookworm. Bientôt, ce le sera pour la Rover Chair. Vitra souhaite éditer un nouveau siège Rover dans l’esprit de la nouvelle Mini ou de la nouvelle Fiat.
Dans une version beaucoup plus luxueuse que l’originale, qui tenait plus du ready-made…
Ma Rover de 1981 était primitive ! C’était ma toute première pièce de mobilier. Je n’avais alors aucune idée de ce qu’était le monde du design. Je n’y ai pas réfléchi, je l’ai juste faite. Et puis, tout s’est emballé. Jean Paul Gaultier a frappé à la porte de mon studio. Il avait vu la chaise dans la vitrine, il en voulait six. C’est mon associée, Caroline, qui l’a reconnu quand elle a vu son nom sur le chèque ! Ensuite, il y a eu cette interview de Rolf Fehlbaum, le président de Vitra, dans le magazine Blueprint. L’article était intitulé » L’homme qui aimait les chaises « . Il y parlait de moi comme d' » un des plus intéressants designers venus de Londres « . Je ne savais même pas que j’étais designer ! J’ai eu beaucoup de chance.
Ce qui vous a permis de créer ensuite pour Vitra votre fauteuil club en acier, la Well-Tempered Chair, qui est devenu une référence ?
Rolf Fehlbaum a beaucoup compté dans mon parcours. En 1987, alors que je n’avais jamais produit industriellement, il m’a en effet invité à participer à la première collection de Vitra Edition aux côtés de Gaetano Pesce, Ettore Sottsass, Frank Gehry… Le principe était de créer des pièces innovantes en petite série. J’ai donné naissance à l’une de mes pièces préférées. Il y a un an, quand il a décidé de relancer Vitra Edition, j’ai donc tout de suite dit oui. Même si, en vingt ans, le climat a changé. Depuis, un monstre nommé » designart » est né.
Vous êtes pourtant l’un des acteurs majeurs de ce marché…
Mais je n’y participe pas volontairement ! Je continue seulement de faire ce que j’ai toujours fait, car j’ai commencé mon parcours en autoproduisant mes meubles. Je trouve tous ces salons spécialisés dans le design inutiles. Pour moi, il ne sert à rien de cloisonner les disciplines. En fait, le milieu de l’art se demande encore quel statut il doit donner à des créations fonctionnelles. Comme il a mis du temps à accepter la photo ou la vidéo.
En quoi votre culture israélienne a-t-elle joué un rôle dans votre création ?
Je suis né et j’ai grandi à Tel-Aviv, ça laisse des traces. Mais je suis incapable de dire lesquelles. Alessandro Mendini a écrit sur mes » métaphores anglo-saxonnes » et Raymond Guidot sur mon » alphabet israélien « . S’ils existent, c’est inconscient. J’ai grandi dans un milieu progressiste auprès d’une mère peintre, d’un père photographe et sculpteur, d’un frère musicien. J’ai passé tous mes étés dans des camps d’art. Et je peux avouer que, depuis l’enfance, je n’ai jamais été très à l’aise avec les conventions. En jouant avec les règles, vous inventez les vôtres.
Qu’est-ce qui vous procure aujourd’hui le plus de plaisir dans votre travail ?
J’aime inventer des choses qui n’existent pas. Même si cela relève parfois du cauchemar. Le coût de production étant parfois colossal, le prix d’achat l’étant encore plus, je dois vraiment être convaincu que ça vaut le coup ! Une chose est sûre : je ne suis pas un styliste. Il y a un grand écart entre ce que je crée et les images de mes créations qui figurent dans les magazines. Ce n’est pas mon monde. Le design qui m’excite le plus, c’est celui que je n’ai pas encore vu.
(*) No Discipline, au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 16 mars prochain.
Carnet d’adresses en page 41.
Propos recueillis par Marion Vignal
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