C’est depuis sa ville natale, Alghero en Sardaigne, qu’Antonio Marras, directeur artistique de Kenzo depuis 2003, crée une collection bigarrée et foisonnante. Entretien, en dix questions, avec un créateur de mode qui est avant tout un fabuleux coloriste.

(1) Toutes les citations ont été relevées dans  » Fashion Now « , de Terry Jones et Avril Mair, chez Taschen, édition 2005.

S a mode est comme un tableau. Un tableau de Klimt aux forts accents d’Art nouveau, où ses femmes sont ornées, parées à l’excès. Comme l’artiste autrichien, qui excellait dans l’art de peindre des figures séductrices et sensuelles prénommées Judith ou encore Danaé, Antonio Marras a le graphisme sinueux, et recherche, dans sa mise en scène, les effets précieux en utilisant des verres colorés, des émaux, des métaux et des fonds dorés.

Dans le défilé automne-hiver 2005-2006 de Kenzo dont il est le directeur artistique depuis 2003, tout rappelle en effet les codes de ce courant artistique du début du xxe siècle qui misait sur les ornements et les décorations : un symbolisme raffiné, une végétation qui se mêle au mobilier. L’univers d’Antonio Marras est foisonnant, baroque et luxuriant. Installées sur des grands fauteuils en rotin, ses héroïnes, dont le front est souligné d’un fin bandeau, fil conducteur de la collection, présentent aussi des visages de gravures florentines.

Dans cette atmosphère de luxueuse bibliothèque, on pourrait également songer à une pièce de Tchekhov, oscillant entre  » Les Trois S£urs « ,  » Oncle Vania  » ou  » La Cerisaie « , tant les accents de l’Est sont présents dans sa collection. Ces jeunes filles pourraient être des princesses russes même si la mode de Marras ne cède pas aux poncifs de la vague de l’Est qui déferle cet hiver sur les podiums. Ses références sont plus subtiles et se retrouvent dans l’utilisation de broderies qui rappelle le folklore des Balkans, si proche à son folklore à lui, celui de la Sardaigne, terre de métissages.

Aussi, chez Kenzo, influences culturelles et références historiques se mélangent comme les couleurs de la palette d’un peintre. La richesse du décor reflète la richesse de la collection, les fauteuils en velours discrètement élimé souligne le noble velours des robes ou des vestes, les imposants lustres en cristal renvoient à la luxuriance des matières, le mobilier et les vitraux  » Art nouveau  » dialoguent avec les lignes serpentines des vêtements.

De longues jupes en tissu écossais, des tenues de cavalière en prince-de-galles, des imprimés fleuris qui font l’allure edwardienne, mais aussi des robes en madras africain, des manteaux rehaussés de broderies des Balkans, des capes aux incrustations dorées représentant des figures de la mythologie indienne…, tout se mélange dans un chaos savamment orchestré. En jouant sur ce foisonnement d’inspirations, Antonio Marras, qui continue en parallèle à créer pour sa propre marque, a réussi le tour de force de respecter l’âme de Kenzo. Tout y est : les couleurs flamboyantes appliquées à la maille, les imprimés surchargés, le velours chatoyant, tout ce qui a fait le succès de la marque dans les années 1980. Antonio Marras et Kenzo, c’est le mariage le plus réussi du moment entre un créateur et un grand nom du prêt-à-porter. Entre Paris, Milan et Alghero, le créateur sarde a pris le temps de décrypter pour nous, en dix questions, la richesse de sa collection.

E Weekend Le Vif/L’Express : La collection Kenzo automne-hiver 2005-2006 que vous avez dessinée puise visiblement dans le folklore des Balkans. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce folklore de l’Est ?

Antonio Marras : Tout le folklore en général, et celui des Balkans en particulier, me fascine par-dessus tout, peut-être parce qu’il est si proche de celui de ma terre, la Sardaigne. Terre riche de traditions et de trésors artisanaux.

A votre avis, pourquoi le vent de l’Est souffle-t-il sur la mode de cet hiver ?

C’est naturel, l’Est est si riche de stimulations, de suggestions, d’histoires, de récits. L’Est est une perpétuelle provocation visuelle, et je suis séduit par le côté mélancolique, romantique et nostalgique de ces populations. Sans compter que je suis attiré par le peuple Rom, dont les racines les plus anciennes se trouvent dans l’Est lointain.

En revanche, malgré les influences de l’Est, vous êtes un des rares créateurs à ne pas utiliser de la fourrure. Est-ce une façon d’être fidèle à votre éthique ?

Bien sûr !

Vous dites que vous éprouvez  » un besoin viscéral d’isolement insulaire pour aiguiser votre imaginaire  » (1). En quoi la culture sarde suscite en vous cette inspiration si foisonnante et métissée ?

La Sardaigne est une île et le moindre déplacement est un voyage. Il faut traverser la mer et tous les insulaires sont partagés entre le besoin de s’évader et le sentiment d’appartenance, enraciné dans l’âme. Cette terre a toujours été une terre de conquête. De nombreux peuples sont passés ici, des Phéniciens aux Arabes en passant par les Baby-loniens et les Espagnols, et tous ont laissé une trace, un signe… Je me nourris de ces empreintes.

On a le sentiment qu’il y a, chez vous, une vraie jouissance à mélanger les cultures. Cette approche est-elle toujours votre ligne de conduite ?

Je bouge en suivant mon instinct, et je suis attiré uniquement par ce qui me plaît, ce qui m’appartient et que je reconnais.

On a noté aussi dans la mise en scène du défilé Kenzo des accents d’Art nouveau. La scène finale ressemble même à un tableau de Klimt…

Parfaitement ! J’adore Klimt et ses femmes fatales, la baronne Elisabeth Bachofen est ma préférée. J’adore aussi Khnopff, Schiele et Rodin et ce de manière complètement irrationnelle.

Pourquoi avoir fait le choix de l’actrice Marisa Berenson dans le défilé ?

Marisa Berenson est une icône de style. Elle est superbe et élégante. Pour le dernier défilé Kenzo, j’ai souhaité sa participation en hommage au film  » Barry Lyndon  » de Kubrick.

Vous dites :  » Je me sens comme une éponge qui absorbe tout, presque sans filtre, sans même en être conscient, laissant les choses qui me frappent le plus laisser une empreinte.  »

Evidemment, je cherche à réfléchir ! Je suis issu du commerce. Le rapport final avec le client m’importe et mon but est de voir mes vêtements portés par les gens. Mais le sentiment prédominant est certainement l’instinct, que je suis aveuglément.

Vous dites d’ailleurs :  » Je ne pense pas. Mon esprit est vide, ou mieux trop plein et dédié entièrement à ce que je fais, comme si j’étais dans une transe.  » C’est un procédé créatif presque primitif. Est-ce que vous l’attribuez à votre profil auto- didacte ?

Probablement, mais je ne pense pas que si j’avais fréquenté une école particulière, comme j’en ai toujours rêvé, cela aurait été différent.

A votre avis, vers quelles contrées serons-nous conviés la saison prochaine ?

Je n’en ai pas la moindre idée, c’est l’unicité qui m’intéresse, et non le global.

Agnès Trémoulet

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