Ferran Adrià, le plus avant-gardiste des cuisiniers de la planète, signe une participation inédite à la 12e documenta de Kassel, le tout grand rendez-vous de l’art contemporain. Interview exclusive, à El Bulli, là où l’alchimiste des saveurs s’expose…

Pour sa 12e édition, la documenta de Kassel, ce méga rendez-vous quinquennal de l’art contemporain, a créé l’événement, en invitant Ferran Adrià, le gourou de la gastronomie d’avant-garde. Le chef 3-étoiles du restaurant El Bulli, niché sur la plage de Cala Montjoi, à Rosas, dans le nord de l’Espagne, compte ainsi parmi les 113 artistes internationaux exposés jusqu’au 23 septembre prochain.

Ses créations gustatives, auxquelles Weekend vous a initiés depuis leur conception, se sont hissées, au fil des ans, au rang d’£uvres d’art. Et dans la cuisine de Ferran Adrià, ce qui compte, ce ne sont pas les plats, mais bien  » l’expérience  » que constitue, pour chaque convive, un repas à El Bulli. La première émotion ? Parvenir à réserver (obtenir une table peut prendre de longs mois : le restaurant connaît un succès interplanétaire et… n’est ouvert que six mois par an). Il a donc été décidé de faire de El Bulli un pavillon  » externe  » à la documenta 12. Concrètement, une table pour deux est réservée chaque soir dans le restaurant-musée de Cala Montjoi – les heureux bénéficiaires, qui dégusteront un menu composé de quelque 40 mets inédits, sont choisis par le commissaire Roger Buergel – tandis que tous les autres convives deviennent  » automatiquement  » des visiteurs de la documenta.

Weekend Le Vif/L’Express : le menu que vous proposez cette saison porte l’inscription  » documenta Kassel 16/06 – 23/09 « … Pourquoi ?

Ferran Adrià : Parce que mon intervention à la documenta, c’est précisément notre menu quotidien… Les plats que nous réalisons chaque soir, ici, à El Bulli, et qui composent le menu servi à tous les convives, et pas seulement aux deux personnes qui nous viennent de la documenta.

Vous avez déployé plusieurs banderoles de la documenta 12 dans le restaurant et les jardins d’El Bulli. Que signifient-elles ?

Elles identifient ce qui figure sur le plan-guide de la documenta… A savoir que El Bulli, ici, à Cala Montjoi, représente le lieu d’exposition G.

D’où est venue cette idée ?

Lorsque Roger Buergel, le directeur artistique de la documenta 12, m’a proposé d’y participer, j’ai entrepris une réflexion avec l’être qui, à ce jour, a la vue la plus complète de ce que nous avons fait à El Bulli : Josep Maria Pinto, mon collaborateur dans l’élaboration du catalogue général El Bulli, et donc des livres que nous avons publié sur notre cuisine ( NDLR : cinq ouvrages en tout, reprenant la période 1983-2005). Marta Arzak, la fille de mon collègue et ami Juan Mari ( NDLR : restaurant Arzak, 3 étoiles, à San Sebastian) s’est jointe à nous. îuvrant au Guggenheim de Bilbao, Marta est la seule personne que je connaisse qui ait cette double connaissance de l’art et de la cuisine, particulièrement contemporaine, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Durant plusieurs mois, nous avons essayé d’identifier les liens entre cuisine d’avant-garde et art. Nous avons imaginé des dizaines de scénarios, des installations, des performances… jusqu’à en arriver à la conclusion que ce que nous faisons, ainsi que le contexte émotionnel dans lequel s’insère notre pratique, est de l’art. Lorsque j’ai revu Roger Buergel à El Bulli, le 14 août 2006, je lui ai dessiné sur une feuille A4 le concept même, à savoir que El Bulli deviendrait un des lieux d’exposition de la documenta et que chaque menu de chacun des 100 jours que dure la manifestation serait ma contribution artistique. En guise de réponse, il m’a embrassé. Nous avons tous les deux signé le contrat. Il est parti avec l’original. J’ai gardé une copie qui est affichée ici.

Mais vous auriez pu cuisiner à Kassel…

Un instant, nous avons songé à proposer une sorte de performance qui consisterait à cuisiner une fois, au moment de l’ouverture de la documenta. Et puis déclarer que cet  » éphémère  » est l’expression artistique. Mais cela était contraire à ce que j’ai toujours voulu et affirmé : que, par principe, je ne cuisine qu’ici, à Rosas. De plus, la gastronomie d’avant-garde telle que nous la pratiquons à El Bulli a besoin de son  » contexte « . Elle est impossible à réaliser ailleurs.

La cuisine d’avant-garde repose sur une forte dose de sciences et de techniques. Peut-on dire que cuisine et science font de l’art ?

Qu’il soit peintre, sculpteur ou musicien, un artiste s’exprime avec son langage. En ce qui me concerne, j’ai mis ma vie dans un langage qui est celui de la cuisine. Je parle, j’échange autour de la cuisine et des émotions qu’elle procure. La science est une aide pour arriver à une certaine sensibilité, pour comprendre comment on peut faire naître des sensations, des émotions.

Un des plats emblématiques du menu 2007 (qui en compte entre 38 et 40 chaque soir) est le  » papel de flores « , le papier de fleurs. Quel est son secret ?

Techniquement, le  » papel de flores  » – qui est servi au cours du premier tiers du repas – est constitué d’un nuage de barbe à papa dans lequel nous incluons des fleurs simples, avant de l’aplatir entre deux feuilles de papier sulfurisé. Le résultat ressemble à ces feuilles de papier japonais fait main qui permet d’obtenir des versions avec des feuilles d’érable, des fleurs… Manger le papier, c’est le sommet de la poésie. Ce geste est plein de sensualité, de magie. Au sens strict, purement visuel, il peut être associé à une £uvre d’art, que nous mangeons.

C’est sans doute là une différence entre la cuisine et les autres arts ?

L’art contemporain est mental, intellectuel. Il appelle des explications. Avec la cuisine, nous avons cette chance de nous exprimer aussi au travers de textures, de températures, de contrastes de saveurs… L’esprit n’est donc pas seul à être interpellé. Imaginez que nous puissions manger un tableau, avaler la musique et la ressentir dans notre corps. Les émotions en seraient d’autant plus intenses.

Tant dans le monde de la cuisine que celui de l’art, votre participation à la documenta a donné lieu à des polémiques. Comment les avez-vous vécues ?

Elles ne m’ont affecté en rien. Cela fait vingt ans que je suscite la polémique. Alors, quelle importance que celle-ci vienne du milieu de la gastronomie ou du monde de l’art !

Propos recueillis par Jean-Pierre Gabriel

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