C’est sans doute son plus beau parcours. L’Orient-Express, version asiatique, nous entraîne dans un périple à travers 2 000 kilomètres de rizières, de jungle et de plantations d’hévéas.

Il pleut sur la  » cité des anges « , sur ses temples, ses gratte-ciel et ses embouteillages monstres. La mégalopole thaïlandaise, survoltée et bruyante, est, contre toute attente, le point de départ pour un voyage hors du temps à bord d’un train de légende, l’Orient-Express. A la seule évocation de son nom se mêlent les images un peu sépia d’une Asie fantasmée : Jim Thomson et les grands tigres, les fumeries d’opium et la blondeur glacée de Marlene Dietrich dans le film  » Shanghai Express  » (1932)…

Gare de Hualampong : c’est l’heure de pointe. Porteurs et vendeurs ambulants se pressent parmi les banlieusards stressés. Partout, ça roule, ça court, ça grouille. Un coup de sifflet retentit. Comme s’extrayant de la foule affairée, l’Eastern & Oriental Express, long serpent vert à la ligne racée, s’ébranle doucement. Pas de précipitation, le train le plus élégant du monde a, devant lui, un parcours de 2 000 kilomètres à accomplir, entre Bangkok et Singapour, via la Malaisie. Une aventure qui lui fera traverser l’Asie du Sud-Est, sa jungle, ses rizières et ses plantations d’hévéas, mais aussi le pont qui enjambe la rivière Kwai, le plus vieux comptoir britannique, l’île de Penang, le détroit de Johor… Un résumé en Technicolor de deux cents ans d’histoire.

Dans un vacarme fin de siècle, les wagons grinçant et tanguant, on s’empresse de rejoindre sa cabine : 5,8 m2 de luxe concentré. Cet écrin de boiseries précieuses et de cuivres rutilants, décoré de coussins moelleux et d’orchidées, ouvre sur une salle de bains-toilettes. Anun, le steward, à la disposition des voyageurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, saura d’une main experte transformer la banquette en lit douillet. A peine la gare de Bangkok quittée, les voyageurs néophytes partent à la découverte du palace mouvant. Balancé par le roulis, on se colle à la paroi des étroits couloirs pour laisser passer une hôtesse en sarang de soie rouge ou un steward vêtu d’un élégant gilet vert brodé. Orient-Express oblige, le personnel n’est pas seulement dévoué, il est stylé. Le dernier des 22 wagons s’avère le plus extraordinaire : une voiture-observatoire, véritable plate-forme roulante à la livrée verte. On ouvre la porte et une bouffée d’air chaud et moite nous assaille. Vision incongrue de ce train luxueux qui frôle des baraques bringuebalantes de la banlieue de Bangkok, triste sous une pluie suintante. Au fil des couloirs, on croise quelques-uns de ses futurs compagnons de voyage : un groupe de Japonais, Caméscope en bandoulière, un jeune couple sud-africain en voyage de noces, des businessmen anglais et australiens accompagnés de leurs épouses…

11 h 45. C’est l’heure du premier service dans le wagon-restaurant Siam. îuvre du Français Gérard Gallet, l’homme qui signa les ambiances du British Pullman et du Venice Simplon-Orient-Express, la décoration reste d’inspiration orientale, même si chaque voiture décline un style qui lui est propre, avec des notes chinoises, malaises ou thaïes. Dans un décor au raffinement extrême, entre cristal et argenterie française, on déguste une cuisine délicate et parfumée mêlant citronnelle, gingembre et curry.

En l’espace d’une heure, le paysage a totalement changé. A mesure que l’on roule vers le sud de la Thaïlande, les taudis laissent place à des rizières d’un vert éclatant, traversées par des moines en robe et parapluie safran. On effleure maintenant des petites maisons enfouies sous les bananiers et les frangipaniers, des paysans poussant leurs buffles et des gamins facétieux qui nous saluent. Tout le long du voyage, cette même expression, celle de deux mondes qui se frôlent et s’observent sans jamais se toucher.  » Tout le monde vous sourit et vous salue, explique Ulf Buchert, notre  » train manager « . En fait, cela amuse beaucoup les locaux que des Européens riches voyagent en train. Ici, les riches prennent l’avion !  »

Premier arrêt à Kanchanaburi, première balade. Sur le programme, une seule indication : pont de la rivière Kwai. La musique du film de David Lean, guillerette et obsédante, nous trotte dans la tête :  » Hello, le soleil brille, brille, brille…  » Attraction touristique, le pont est… des plus ordinaires. Mais, au musée de la guerre Jeaath, objets, photos, témoignages rappellent le calvaire enduré par 61 000 prisonniers de guerre alliés et 250 000 travailleurs asiatiques enrôlés de force en 1942 par l’armée japonaise d’occupation. Epuisés par la cadence infernale, les privations, les mauvais traitements, la malaria et le choléra, 16 000 Britanniques, Australiens, Néerlandais et Américains et environ 80 000 Asiatiques mourront lors de la construction de cette voie de chemin de fer de 415 kilomètres reliant la Thaïlande à la Birmanie. Assommés par la chaleur et le rappel de cette page tragique de la Seconde Guerre mondiale, les voyageurs sont ravis de retrouver le confort de leur cabine pour le sacro-saint  » five o’clock tea  » : earl grey et pâtisseries du chef. L’après-midi glisse lentement au rythme du train qui, en vitesse de pointe, ne dépasse pas les 60 kilomètres-heure. Une langueur bienfaisante que rien ne vient troubler, ni le téléphone portable ni la télévision.  » Cela a fait craquer plus d’un touriste américain, sourit Ulf Buchert. Je leur dis qu’ils ont un magnifique écran qui se passe de télécommande : la vitre de leur compartiment !  »

Dans le salon de lecture, Petch, une diseuse de bonne aventure thaïlandaise, décrypte les lignes de la main des plus superstitieux dans ce train où les chiffres 4, 5 et 7, respectivement symboles de la mort, de négation et d’étrangeté, dans la culture chinoise, ont été bannis. Les compartiments se sont vidés, alors que l’heure du dîner approche. On se doute que, dans l’intimité de leur cabine, les dames essaient leurs plus beaux atours et leurs chevaliers servants leur smoking, pour ne pas jurer dans ce décor cent pour cent colonial. Tous rêvent d’être les figurants non pas du  » Pont de la rivière Kwai « , mais de  » Shanghai Express  » : le film mythique de Josef von Sternberg, avec Marlene Dietrich dans le rôle-titre, aurait inspiré la décoration de ce palais ferroviaire. Ici, pour le pianiste de l’Eastern & Oriental Express, Peter Consigliere, réalité et fiction se mêlent :  » Je suis né ici, en 1942, dans un camp japonais, d’un père italien et d’une mère vietnamienne. Mon père a survécu à la construction du pont, mais a perdu la raison.  » Entre deux morceaux de jazz, dans le wagon-bar très cosy, il raconte volontiers les Russes, généreux rois de la fête, aux poches bourrées de dollars, les Argentins, qui improvisent des tangos endiablés, ou, plus inquiétant, les tigres qui, au petit matin, errent autour du train, parmi les hévéas…

Allongé face à la fenêtre, dans un cocon de boiseries, bercé par la mélopée ferroviaire, on scrute les petites gares, les échoppes et les bars à karaoké, éclairés au néon, avant de s’enfoncer dans la jungle. Sous la lune, les arbres ne sont plus que les silhouettes d’une forêt fantomatique.

6 heures du matin. Le salon d’observation est vide. L’air est débarrassé des miasmes de la ville et le vent fouette le visage quand soudain le train s’arrête. Ce n’est plus le vacarme des rails, mais les cris perçants des gibbons et le concert des crapauds-buffles qui nous enveloppent, alors que le soleil commence à se lever sur la jungle. Le train repart dans une secousse brutale et, pendant des heures, l’Asie défile sous nos yeux : mares de lotus et palmiers à sucre, écolières en uniforme marchant le long de la voie ferrée, familles serrées sur leur moto, et ces odeurs entêtantes, mélanges de charbon de bois, de poivre, de citronnelle et de poissons séchés.

En Malaisie, terre partagée entre sultanats et Etats, le train s’arrête trois heures à Butterworth. Petite ville côtière dans le nord-ouest de la Malaisie, son seul intérêt est de servir de port d’embarquement pour l’île de Penang, baptisée  » la perle de l’Orient  » par les colons britanniques. Une promenade en trishaw (tricycle) nous fait découvrir sa capitale, George Town, patchwork de communautés, de modes de vie et de cultures, avec ses marchés et son bel hôtel colonial, construit en 1885 par les frères Sarkies, bâtisseurs du Raffles de Singapour et du Strand de Rangoon, des palaces parmi les plus beaux d’Asie… Les cinéphiles auront juste le temps d’apercevoir la demeure bleu indigo qui servit de décor au film  » Indochine  » (1992), avec Catherine Deneuve. Traversée la nuit suivante, on ne verra, hélas, rien de la capitale malaise, Kuala Lumpur. Peu à peu, les rizières laissent place aux plantations d’hévéas, aux mosquées et aux immeubles en construction d’une Asie plus urbanisée. Après les eaux calmes du détroit de Johor, l’Eastern & Oriental Express atteint sa destination finale : Singapour.

En un clin d’£il, les voyageurs se sont évanouis dans la gare assoupie de Keppel Road. On jette un dernier regard sur les wagons vert et crème alors que les hôtesses et les stewards, en rang d’oignons, nous saluent. L’aventure ou, plutôt, le spectacle est terminé. Générique de fin sur un voyage mélancolique à travers une Asie odorante et vibrante… Dehors, un taxi nous attend pour un retour vers le xxie siècle. Dans la  » cité du lion  » (Singapura), devenue un tigre économique, Somerset Maugham (1874-1965) aurait aujourd’hui le plus grand mal à retrouver sa villégiature idéale, le mythique Raffles Palace, égaré en ce siècle au milieu des buildings. Dans cette ville policée aux pelouses manucurées, les tripots et les fumeries d’opium de Chinatown ont été remplacés par d’immenses complexes commerciaux. Le shopping s’érige ici en art de vivre. Mais même sous les arches de béton et d’acier, l’Asie a des parfums tenaces : le poivre des crabes grillés des petits restaurants du bord de la mer, le curry et la cardamome des échoppes indiennes, les dauphins roses qui jouent le long des plages de l’île de Sentosa, les orchidées flamboyantes des parcs botaniques gardent, à Singapour l’ultramoderne, un charme indéfinissable…

Anne Tasca

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